Drame/Une très bonne surprise, un film aux multiples sujets équilibré et original
Réalisé par Carlos Lopez Estrada
Avec Daveed Diggs, Rafael Casal, Janina Gavankar, Jasmine Cephas Jones, Wayne Knight, Utkarsh Ambudkar, Tisha Campbell-Martin, Kevin Carroll...
Long-métrage Américain
Durée : 01h35mn
Année de production : 2018
Distributeur : Metropolitan FilmExport
Date de sortie sur les écrans américains : 27 juillet 2018
Date de sortie sur nos écrans : 3 octobre 2018
Résumé : Encore trois jours pour que la liberté conditionnelle de Collin prenne fin. En attendant de retrouver une vie normale, il travaille comme déménageur avec Miles, son meilleur ami, dans un Oakland en pleine mutation.
Mais lorsque Collin est témoin d’une terrible bavure policière, c’est un véritable électrochoc pour le jeune homme. Il n’aura alors plus d’autres choix que de se remettre en question pour prendre un nouveau départ.
Bande annonce (VOSTFR)
Ce que j'en ai pensé : film présenté cette année en compétition au 44ème Festival du Film Américain de Deauville, BLINDSPOTTING était un concurrent très sérieux. Il a d'ailleurs a reçu le Prix de la Critique. Pour un premier long-métrage, son réalisateur, Carlos López Estrada, fait un travail remarquable pour nous raconter cette histoire aux sujets multiples en lui instaurant un style dynamique et en gardant le cap sur le thème principal : l'amitié entre deux gars ayant grandi dans un quartier populaire d'Oakland. Il utilise le comique de situation de façon adroite et touche au but à chaque fois. Il impressionne aussi par sa façon percutante d'amener les moments dramatiques. Il nous fait ainsi passer du sourire à l'émotion en quelques images. Il maîtrise avec brio sa mise en scène et les ambiances qui habillent les différents moments du film.
La ville d'Oakland est un personnage qui compte dans cette histoire. Les références à cet endroit et l'amour des personnages pour Oakland sont souvent rappelés. C'est un peu le fil rouge qui place le développement des sujets dans le contexte précis dans lequel on veut nous brosser le portrait de ces garçons attachants. Ils sont interprétés par Daveed Diggs qui joue Collin et Rafael Casal qui joue Miles. Les deux acteurs rendent crédibles à la fois la personnalité de leur protagoniste - décalé, cool et marrant pour Collin; fidèle en amitié, nerveux, immature et sympa pour Miles - ainsi que le ciment amical qui les lie envers et contre tous.
Daveed Diggs et Rafael Casal ont non seulement le mérite de donner du relief à leurs rôles et en plus, ils offrent un rythme inattendu à cette aventure grâce à leur talent de scénaristes (ils ont co-écrit le scénario) qui incorpore des dialogues en rime de rap qui font parfaitement sens avec l'intrigue.
Avec BLINDSPOTTING, le spectateur se retrouve face à un long-métrage, faisant partie de la famille du cinéma américain indépendant, qui aborde, gentrification, vie de détenu repenti, difficulté à lâcher prise avec l'adolescence pour devenir adulte (...) dans un ensemble équilibré et original. C'est une très bonne surprise et définitivement un film à voir.
La ville d'Oakland est un personnage qui compte dans cette histoire. Les références à cet endroit et l'amour des personnages pour Oakland sont souvent rappelés. C'est un peu le fil rouge qui place le développement des sujets dans le contexte précis dans lequel on veut nous brosser le portrait de ces garçons attachants. Ils sont interprétés par Daveed Diggs qui joue Collin et Rafael Casal qui joue Miles. Les deux acteurs rendent crédibles à la fois la personnalité de leur protagoniste - décalé, cool et marrant pour Collin; fidèle en amitié, nerveux, immature et sympa pour Miles - ainsi que le ciment amical qui les lie envers et contre tous.
Copyright photos @ Metropolitan FilmExport
Daveed Diggs et Rafael Casal ont non seulement le mérite de donner du relief à leurs rôles et en plus, ils offrent un rythme inattendu à cette aventure grâce à leur talent de scénaristes (ils ont co-écrit le scénario) qui incorpore des dialogues en rime de rap qui font parfaitement sens avec l'intrigue.
Avec BLINDSPOTTING, le spectateur se retrouve face à un long-métrage, faisant partie de la famille du cinéma américain indépendant, qui aborde, gentrification, vie de détenu repenti, difficulté à lâcher prise avec l'adolescence pour devenir adulte (...) dans un ensemble équilibré et original. C'est une très bonne surprise et définitivement un film à voir.
NOTES DE PRODUCTION
(À ne lire qu'après avoir vu le film pour éviter les spoilers !)
LE PARCOUR DE DAVEED DIGGS ET RAFAEL
CASAL
Récit d'un homme qui tente de ne pas
s'attirer d'ennuis pendant trois jours dans une ville en pleine
mutation, BLINDSPOTTING aborde des thématiques sensibles. Dès sa
séquence d'ouverture, à la fois irrésistible et tendue, le film
capte l'énergie d'Oakland, tout en étant marqué par une peur et
une colère susceptibles d'exploser à tout moment. Et c'est de ce
maelström, où se côtoient des individus que tout oppose, que
surgit l'inattendu. Si le film évoque les questions d'appartenance
communautaire, de classe sociale et de masculinité, il nous rappelle
surtout qu'on a tendance à juger les autres de manière expéditive
lorsqu'on ne connaît pas tout leur parcours.
BLINDSPOTTING a fait l'effet d'une
bombe quand il a été projeté en ouverture au festival de Sundance
cette année. Mais le projet est bien plus ancien puisqu'il est
étroitement associé à une amitié solide, comparable à celle qui
lie les deux déménageurs du film. Rafael Casal, artiste, éducateur
et dramaturge d'origine hispanique, et Daveed Diggs, acteur et
rappeur noir, se sont révélés en partageant l'affiche de
"Hamilton" de Lin Manuel Miranda, phénomène qui a
enflammé Broadway. Mais ils se sont d'abord rencontrés au lycée de
Berkeley High. Ils ont ensuite développé leurs talents artistiques
au sein du Youth Speaks Program, organisation à but non lucratif
visant à favoriser l'éducation des jeunes, l'engagement citoyen et
l'expression orale à travers le slam.
Cette expérience a non seulement
scellé l'amitié entre les deux hommes, mais a aussi orienté leur
trajectoire future puisque, désormais, l'expression orale, la
création artistique et l'engagement en faveur de la communauté sont
devenus leur quotidien.
Par la suite, Diggs a suivi des études
de théâtre à Brown University, puis a monté le groupe
expérimental de hip-hop Clipping et s'est produit dans "Hamilton"
(il jouera dans le spectacle pendant un an et demi à Broadway et
décrochera un Tony), avant de s'illustrer dans la série BLACK-ISH,
d'enseigner et d'animer des ateliers ! Casal a été deux fois
champion national de poésie slam, puis a été engagé sur la série
DEF POETRY JAM où son audace et sa fraîcheur l'ont distingué comme
un adolescent hors du commun. Grâce à ses prestations en slam, il
est devenu une star sur YouTube et a entamé des tournées à travers
le pays, en se produisant souvent sur des campus universitaires ("Je
n'ai pas été admis dans ces universités, mais j'ai pu y monter des
spectacles", s'amuse-t-il à rappeler).
Casal a enregistré plusieurs albums de
rap, a été directeur artistique du programme artistique First Wave
de la University of WisconsinMadison, a monté des dizaines de
spectacles – tout en affirmant sa propre vision d'un métissage
entre théâtre et poésie.
Tandis que leurs carrières respectives
décollaient, Diggs et Casal ont continué à collaborer ensemble dès
que l'occasion se présentait. "On était tous les deux
passionnés par les textes en vers", précise Casal. "Mais
quand on s'est retrouvés, on s'est rendu compte qu'on était très
complices parce qu'on adore le théâtre, la poésie, la musique, et
on a alors cherché à monter un spectacle qui réunisse toutes ces
disciplines".
Ils aiment également tous les deux
Oakland, simplement surnommée avec tendresse par ses habitants "la
Ville". Mais le Oakland où ils avaient grandi, qui savait
révéler les talents, changeait si vite qu'ils en avaient le
tournis. Des gens branchés avaient investi les grandes artères, les
épiceries étaient passé au bio – et les prix avaient grimpé –
et le commerce prospérait… mais quelque chose avait disparu
entre-temps.
17 ans après leur rencontre,
BLINDSPOTTING évoque les deux visages d'Oakland – le vieil Oakland
et le nouvel Oakland, l'Oakland ouvrier et blanc et l'Oakland noir,
l'Oakland bohème et inspiré et l'Oakland violent et rebelle – en
révélant les lignes de fractures sous-jacentes entre deux grands
amis. Collin et Miles ne s'inspirent pas directement de Diggs et
Casal, mais en sont proches. "Ce sont des types qu'on a côtoyés
et que la plupart des gens ont déjà rencontrés", confie
Casal. "On les connaissait parce qu'ils font partie intégrante
d'Oakland, si bien qu'on savait comment les interpréter".
BLINDSPOTTING était aussi l'occasion
pour les deux artistes d'explorer une nouvelle forme d'expression,
issue de leurs expériences passées mêlant théâtre, poésie et
rap : le cinéma en vers. En s'appropriant le projet, ils ont créé
un monde extrêmement réaliste, mais où les réflexions les plus
intimes et les émotions les plus vives donnent soudain lieu à des
poèmes. Fidèle à la tradition du slam, le film est sans concession
lorsqu'il met en scène la violence. Mais c'était aussi une
dimension du projet. Colin et Miles plaisantent et se vannent
jusqu'au moment où ils achoppent sur une part de non-dit qui ne peut
pas être ignorée.
Comme l'indique Casal, le film montre
qu'il est essentiel de remettre en question nos idées préconçues
sur les autres, qu'il s'agisse d'amis ou d'ennemis.
"Ce film ne parle pas du gouffre
qui sépare les noirs et les blancs, mais d'une ligne de fracture
finalement dérisoire entre deux communautés qui ont grandi dans le
même contexte, qui ont enduré les mêmes violences, les mêmes
préjugés, les mêmes idéologies", rapporte Casal. "Sauf
que l'une est noire et l'autre est blanche et qu'elles sont obligées
d'adopter des postures différentes dans leur rapport au monde. Ce
n'est donc pas un gouffre qui les sépare, mais trois fois rien.
Pourtant, ce qui n'est qu'une distance négligeable pour Miles est
immense aux yeux de Colin. En apparence, ils ont vécu une enfance
similaire à Oakland, mais en réalité, leur apprentissage de la vie
est radicalement différent".
LES ORIGINES DE BLINDSPOTTING
Alors qu’en 2018, BLINDSPOTTING
semble d’une actualité brûlante, le film est né d’une série
de rencontres fortuites qui ont eu lieu dès 2009.
Le projet a démarré grâce à
l’instinct de la productrice et co-fondatrice de Snoot
Entertainment, Jess Calder, qui s’appelait alors Jess Wu. À ses
débuts comme productrice, aux côtés de Keith Calder, elle avait
été frappée par le charisme de Casal dans DEF POETRY JAM : “Rafa
exprimait une authenticité et une sincérité que je n’avais
jamais éprouvées aussi intensément”, se rappelle-t-elle. Le
talent de Casal a incité Jess Calder à le suivre sur les réseaux
sociaux, puis à entrer en contact avec lui. “Je lui ai dit : ‘cela
va te paraître totalement fou, mais j’ai l’impression que tu as
en toi de quoi faire un très grand film, et je voudrais vraiment
t'accompagner dans cette démarche artistique”.
Casal n’avait jamais sérieusement
envisagé de se lancer dans l'écriture de scénarios, mais l'idée
le séduisait. Il a envoyé “Monstre”, un poème qu’il avait
récemment écrit, à Jess Calder. “Ça parle de son apathie
grandissante face à la mort de tant de ses amis dans des
circonstances violentes et à un âge relativement jeune”, explique
la productrice. “J’ai toujours pensé que BLINDSPOTTING tirait
ses racines précisément de ce poème-là”.
Peu après, Jess et Keith Calder ont eu
l’occasion de rendre visite à leur nouvel ami, Rafael Casal. Ils
organisaient une projection du documentaire THUNDER SOUL pour le
Caucus Noir du Congrès, à Washington, et recherchaient un artiste
de spoken word pour rebondir sur le documentaire. Comme Casal n’était
pas disponible, il a fait appel à Diggs, un ami tout aussi
talentueux. “Daveed a fait 20 minutes en freestyle lors de la
projection et nous a tous estomaqués”, se souvient Keith Calder.
“Du coup, nous avons dit à Daveed et à Rafael, ‘on veut faire
un film qui évoque vos talents artistiques et la force de votre
amitié’”.
UN SCÉNARIO EN VERS
Casal et Diggs ont commencé dès lors
à élaborer, sur un ton comique, l’histoire de deux fidèles amis
d’enfance : Collin, l'ex-prisonnier en liberté conditionnelle qui
voudrait démarrer une nouvelle vie d’homme libre et doit
absolument éviter les embrouilles pendant encore trois jours… et
son ami Miles, sorte d'électron libre dont l’imprévisibilité met
en danger ses chances d’y parvenir.
Les deux scénaristes avaient en tête
des personnages très particuliers. Ils voulaient un duo culotté,
joyeux et exubérant, qui s'exprime comme d'authentiques habitants
d’Oakland. Ils souhaitaient créer une dynamique comique naturelle
entre un énergumène irascible et un ancien détenu déterminé à
faire amende honorable. Mais ils tenaient aussi à dresser les
portraits détaillés de deux hommes imparfaits mais bien réels,
confrontés aux attentes d’une société – qui les considère à
travers leur appartenance ethnique, leur sexe et leur identité –
et à ce qu’ils attendent d’euxmêmes et de l’autre.
Étant donné que Collin est noir et
que Miles est blanc et de milieu modeste, les scénaristes ont pu
creuser une veine peu explorée : celle des tensions raciales
quotidiennes. Souvent peu remarquées dans la vie de tous les jours,
celles-ci deviennent le fondement d’une intrigue qui aborde aussi
la fracture plus visible entre forces de police et Afro-Américains,
entre riches et travailleurs pauvres, entre la réalité sociale et
le fantasme d'un monde meilleur.
Comme pour souligner la différence
d’enjeu pour les deux amis, le film commence au moment où Collin
est témoin d’une fusillade policière alors qu'il fait tout son
possible pour éviter les forces de l'ordre – l’événement le
hante, d’autant plus que sa présence sur la scène de crime met en
péril sa liberté conditionnelle. Collin quitte les lieux, mais
n’arrive pas à s’en défaire. L’impact disproportionné de la
violence policière sur la communauté noire attise en lui un
sentiment de culpabilité, une perte de repères, et une colère qui
le pousseront à affronter à la fois à Miles et sa propre rage
contenue. “Ces actes de violences policière avaient déjà lieu
bien avant les années 1960 à Oakland”, note Casal. “Nous avons
toujours vu cela comme un élément charnière de notre histoire”.
Casal poursuit: “Avant même de voir
un homme se faire tuer, Collin est tellement habitué à cette notion
de violence policière que cette bavure lui paraît normale. Le fait
lui-même ne le surprend pas – ce qui le surprend, c’est la
manière dont il l’a pris à cœur. Mais il connaît toute
l’histoire de cette violence. Et même si Miles est familier de
cette hostilité policière, lui, le jeune blanc qui a grandi dans un
quartier noir et métissé, en fin de compte ça ne le touche pas du
tout de la même manière”.
Autre choix crucial : les auteurs ont
décidé très en amont de situer l’intrigue au cœur d'Oakland.
“Quand on parle de questions raciales au cinéma, il vaut mieux
admettre qu’on n'est pas forcément légitime sur la question”,
explique Diggs. “Mais ce que nous connaissons très bien, moi et
Rafa, c’est la ville d’Oakland, si bien que c'était notre point
de départ pour l'ensemble des thématiques abordées dans le film”.
Située sur le versant est ensoleillé
de la baie de San Francisco, Oakland est une ville en proie à des
changements vertigineux. Dans les années 1940 et 1950, elle était
connue comme la “Harlem de l’ouest”, et regorgeait de
manifestations culturelles et d’entreprises afro-américaines
prospères. Mais elle a aussi été durement affectée par les effets
de la ségrégation sociale et de l’appauvrissement de ses
habitants. Au cœur des événements du mouvement des droits civiques
des années 1960, Oakland est devenue l’épicentre du mouvement
Black Power et du Black Panther Party, dont est issu son esprit
communautaire progressiste et sa trajectoire historique unique aux
États-Unis. C’est aujourd’hui une des villes les plus métissées
du pays, une mosaïque d'habitants blancs, noirs, hispaniques ou
d’origine asiatique. Cependant, il y a aussi un “nouvel Oakland”,
autrement dit, ces quartiers de plus en plus gentrifiés, avec leurs
repaires de hipsters, food trucks et autres galeries d’art chics,
qui font polémique et menacent la pérennité des quartiers plus
anciens, de leurs traditions et de leur vie sociale.
Ainsi, Oakland est-elle en train de
perdre son âme, ou de trouver de nouvelles manières de créer du
lien social ? C’est une des questions cruciales soulevées par
Diggs et Casal.
“Dès le début, nous étions
focalisés sur la manière dont ces deux personnages racontent les
changements vécus à Oakland”, explique Diggs. “Et nous avons
fait de Miles et Casal des déménageurs : c’était une bonne façon
de les intégrer dans l'environnement d’Oakland en pleine mutation.
Je n’ai jamais vu l’Oakland que je connais sur grand écran, et
là nous avions une chance de le réaliser”.
Casal remarque que l’enjeu des
changements à Oakland n’est pas de la même nature pour Miles et
Collin. “Collin a grandi dans une communauté noire, et donc
l’arrivée d’une importante population blanche est comme une
colonisation à ses yeux bien plus que pour Miles”, explique t-il.
“Miles a l’impression d’être dépossédé de son identité,
mais pour Collin, c’est son monde qui se désagrège sous ses yeux.
Miles est un blanc pauvre peu aidé par le système actuel. Mais
Collin doit craindre un monstre beaucoup plus dangereux; il a
toujours dû se discipliner bien plus que son ami”.
Diggs et Casal évoquent une ville en
pleine effervescence, exaltante grâce à ses particularités, son
caractère local unique et à l’identité forte qu’elle présente
au spectateur. Mais le film est également un microcosme des enjeux
de nombreuses villes américaines actuelles, dynamisées par leur
jeunesse, qui a de l’innovation et du style à revendre, mais
vacillant aussi sous le coup des inégalités, de la crise du
logement, des gangs, de la criminalité, du délit de faciès, du
chômage, des violences policières, des injustices structurelles…
sans parler des parents noirs qui doivent expliquer à leurs enfants
comment se comporter face à la police. L'originalité de
BLINDSPOTTING réside dans le fait que Diggs et Casal représentent
les deux faces de cette ville en mutation où certains profitent des
changements et d’autres luttent pour ne pas sombrer.
La forme inédite du scénario
découlait tout naturellement du choix d’Oakland comme cadre. Il
fallait y insuffler les rythmes urbains, les jeux de mots et les
sonorités, autant d'éléments fondamentaux propres à la culture
d’Oakland. Mais quelle était la manière la plus percutante de le
faire ? La réponse, pour Casal et Diggs, a été de se tourner vers
l’histoire du cinéma, et notamment vers la tradition joyeuse des
comédies musicales. Tout comme une œuvre classique du genre, le
scénario s'éloigne du monde réel aux moments les plus intenses –
mais au lieu que les dialogues cèdent le pas à des chansons, on
entend une envolée de rimes envoûtantes. Et contrairement au
langage romantique de la comédie musicale, la langue du film reflète
celle des rappeurs et des poètes slam les plus intransigeants : un
langage grivois et passionné manié avec dextérité et assurance.
Selon Diggs, “Tout comme on pousse à
fond les couleurs et les bruitages dans un film, nous faisons la même
chose avec la langue : nous exacerbons chaque élément, pour qu’on
sente vraiment comment fonctionnent les habitants d’Oakland.
L’astuce était de donner l’impression que cela découlait
naturellement de l’intrigue”.
Le duo s’est appliqué à faire
évoluer leurs passages en rap tout au long du film, afin que le
public suive le mouvement. “La première fois que nous entendons
une performance de Collin, tout est très littéral”, note Diggs.
“Mais à mesure que le film avance, cela devient plus subtil et on
n’est plus vraiment sûr du moment où s'interrompt la réalité et
du moment où commence son monde imaginaire, et c’était voulu”.
Parallèlement, quand Miles fait du
trafic d'objets abandonnés dans des maisons à vendre, il exhibe
fièrement son propre talent pour la rime grandiloquente. Casal a
beaucoup apprécié de pouvoir explorer les racines du parler
d’Oakland. “Miles s'exprime dans un langage pétri d’argot qui
est au cœur de la culture urbaine d'Oakland depuis les années 1970,
et qui vient des macs du coin”, explique Casal. “C’est ce
comportement bravache qui s’est transposé dans la musique et qui
s’est répandu dans le langage courant de la région”.
Casal et Diggs ont continué à
peaufiner le scénario ensemble dès qu’ils en avaient l’occasion.
Mais en 2017, le film leur a semblé d'une telle urgence qu’ils ont
résolu de passer à l’action. “Nous avions des raisons
différentes de considérer que ce scénario était urgent à divers
moments”, explique Casal. “Mais à mon avis, le pays n’a jamais
été aussi divisé qu’aujourd’hui. Du coup, lorsqu’on vous
donne l'occasion de passer sous les feux de la rampe à un moment
particulièrement sensible du débat public – et qu’au même
moment vous et votre ami sentez que vous avez de quoi captiver des
spectateurs 90 minutes devant un grand écran – , vous avez le
mélange parfait pour un film dont la raison d'être est de raconter
des histoires".
Mais il restait un obstacle malgré
l’urgence. Diggs n’avait que 25 jours de libre en 2017, soit
moins d’un mois pour se lancer. Pour Casal, c’était le moment ou
jamais. “Daveed disait qu’on pourrait tout remettre à plus
tard”, se souvient-il. “Mais dès qu’on remet à ‘plus tard’,
il y a toujours le risque que l’enthousiasme disparaisse. S’il y
a un moment propice, il faut sauter dessus”.
Comme Diggs n’avait pas le temps
d’écrire la plupart des scènes en vers, c’est Casal qui s’y
est attelé. Il a pris cela comme un défi. Il a tenté d’écrire
les couplets de Diggs avec la voix de Diggs, en s’appuyant sur sa
connaissance intime de son ami. “J’ai pu être le prête-plume de
mon meilleur ami qui est aussi un rappeur extraordinaire”, dit-il,
songeur.
Casal a puisé dans ses origines de
poète slam, et a créé une œuvre très différente de celle de
Miranda, qui avait mêlé les rythmes du rap à des airs de Broadway.
“J’ai écrit tous les raps du film comme des poèmes en vers”,
explique t-il. “Ce ne sont pas vraiment des raps en freestyle,
parce que le freestyle est un terme spécifique à une certaine forme
d’improvisation. C’est plutôt sorti comme une poésie très
intense qui occupe totalement l'esprit du personnage”.
Casal savait que Diggs s'approprierait
ces vers sur le plateau. “Je me disais que ça allait devoir être
aussi bien que les raps de Daveed, sinon il allait les changer”,
annonce Casal. “Mais en fin de compte, nous avons seulement modifié
huit vers”.
Tout le monde sentait que la pression
était très forte, et ce n’était pas seulement en raison du
planning serré. Même si Diggs s’était investi de toute son âme
dans le projet, Casal voyait bien, au moment de finaliser le
scénario, que son ami avait alors rencontré un succès inédit.
Soudain, Diggs avait remporté un Grammy Award et un Tony et se
devait d’être à la hauteur de sa nouvelle réputation dans son
premier grand rôle au cinéma. Lorsque Casal lui livra la dernière
version du scénario – et c’était un texte à vif, captivant,
bouillonnant d’énergie – Diggs se rappelle avoir dit, “Oh
merde. On va vraiment le faire cette fois”.
L’AUDACE D’UN RÉALISATEUR DÉBUTANT
Alors que Casal travaillait
d’arrache-pied pour achever le scénario, les deux acolytes
cherchaient frénétiquement un réalisateur réunissant à la fois
leur goût pour un certain sens du style et une certaine légèreté
conjuguées à la passion intense qu’exigeait le thème du film.
Diggs et Casal avaient en tête un autre artiste qui chamboulait tout
sur son passage : Carlos López Estrada, jeune réalisateur
prometteur avec qui ils avaient collaboré sur des clips musicaux,
puis sur des courts métrages au sein du projet #BARS au Public
Theater de New York.
Estrada n’avait encore jamais réalisé
de long-métrage. Mais Diggs et Casal étaient convaincus que son
intuition et sa connaissance intime de la vie urbaine correspondaient
parfaitement à leurs critères. Casal raconte qu’il a “bondi”
sur Estrada dans un café alors que ce dernier ne se doutait de rien.
“Tous mes amis connaissent ma tendance à les embarquer dans des
projets difficiles avec une grande récompense au bout”, dit Casal
en riant. “Je profite seulement de ma réputation”. Casal a été
franc avec Estrada, expliquant que lui et Diggs voulaient réaliser
un film esthétiquement époustouflant et qu’il avait été
spécifiquement choisi dans ce but. “Rafa a même continué à me
pitcher son film sur le chemin du métro”, se souvient Estrada.
Il n’en fallait pas plus pour
qu’Estrada se lance de tout son cœur dans le projet. Alors que
Casal poursuivait l'écriture du script au rez-de-chaussée, les
Calder et Estrada se sont investis à fond dans la prépa, ont
peaufiné leur élaboration du style visuel et terminé le casting
pour pouvoir tourner le plus rapidement possible.
Ils ont fréquemment évoqué la
meilleure manière d'orchestrer tous les éléments hétéroclites du
scénario et de trouver le bon équilibre entre humour et audace,
entre colère et tendresse, tout en préservant un peu de la
dimension rugueuse d’Oakland si caractéristique de la ville.
De plus, Estrada cherchait à faire un
film qu’il voyait comme une nouvelle incarnation de la comédie
musicale américaine, qui donne lieu à des couplets en rap au moment
des paroxysmes d’émotion là où d’autres films privilégient
des chansons. Selon Estrada, “le défi était de savoir quand se
servir des rimes et quand les éviter, pour bien intégrer le tout au
sein de l’intrigue”.
Le plus palpitant pour Diggs et Casal
était de voir Estrada transgresser les cadres du cinéma en
injectant dans son film des techniques issues du clip, du théâtre
et de son propre imaginaire, créant ainsi un film immersif et
constamment en mouvement. “Carlos sort vraiment des sentiers battus
par son approche, et c’était crucial pour notre projet”,
explique Diggs. “Nous savions qu’il se débrouillerait quoi qu’il
arrive pour que chaque plan raconte l’histoire qu’on avait en
tête, et qu’il ne se demanderait pas ce qu’il était censé
faire”.
Le scénario achevé, Estrada débordait
d’idées. Il a eu recours au split-screen et aux travellings, et a
décidé qu’il tournerait la scène paroxystique du film – neuf
minutes d’affrontement entre Collin et Miles – à deux caméras
en un seul plan-séquence, pour saisir l’intensité de l’échange
à vif. Il a aussi choisi de tourner la séquence du rêve de Collin
comme un clip, traversé par les mêmes éclairs de couleur, de
chorégraphies, de caméras sur dollies, en utilisant des techniques
théâtrales pour tout coordonner parfaitement. D'après Estrada,
“C’était vraiment amusant de se débrouiller pour expérimenter
toutes ces pistes, d’y insérer des idées qu’on avait eues pour
des projets théâtraux et musicaux, et de les transposer à une
narration traditionnelle, axée sur la psychologie des personnages”.
Le réalisateur a travaillé en étroite
collaboration avec une équipe qui réunissait le directeur de la
photographie Robbie Baumgartner, le chef décorateur Tom Hannock, la
chef costumière Emily Batson et le sound designer Jeffrey A. Pitts.
Pour Estrada, c'était un plaisir tout
particulier de pouvoir faire connaître Casal et Diggs au public: ils
étaient sans doute encore des inconnus, mais ils avaient peu de
chances de le rester. “Ces deux acteurs ont un éventail de talents
absolument incroyable”, remarque t-il.
Avant le début du casting, l’équipe
a décidé de peaufiner le scénario en en organisant une lecture
complète avec le concours d’amis acteurs. Par chance, certains
d’entre eux se sont retrouvés dans le film à leur tour. De son
côté, la directrice de casting Kimberly R. Harden cherchait à
constituer la myriade de personnages secondaires gravitant autour de
Diggs et Casal. Les auteurs souhaitaient tout particulièrement
entourer Collin et Miles de personnages féminins forts, sortes
d'électrons libres dont la présence servait à la fois de
contrepoint et de mise en valeur du jeu de Diggs et Casal.
Parmi elles, citons Janina Gavankar
(THE LEAGUE, TRUE BLOOD) dans le rôle de Val, la collègue et
ex-petite amie de Collin qui l’incite à montrer qu’il a changé
depuis sa sortie de prison; Jasmine Cephas Jones (qui a inspiré le
personnage de Margarita “Peggy” Schuyler dans HAMILTON) joue
Ashley, la petite amie de Miles, qui pousse celui-ci à devenir un
meilleur exemple pour leur fils; et Tisha Campbell-Martin (MARTIN, MA
FAMILLE D'ABORD) campe la mère de Collin, Mama Liz, une porteparole
de longue date de sa communauté.
Le casting réunit également Ethan
Embry (qui a récemment joué Coyote Bergstein dans GRACE ET FRANKIE)
sous les traits du policier qui, sous les yeux de Collin, abat un
homme sans armes ; Utkarsh Ambudkar (THE MINDY PROJECT) dans le rôle
d’un habitant du quartier qui partage une histoire palpitante sur
le passé de Collin, et le jeune Ziggy Baitanger, dans le rôle du
fils de Miles et Ashley, qui s’imprègne de tout cet univers.
C’est Harden qui a proposé
Campbell-Martin pour le rôle de Mama Liz. “Elle est phénoménale,
elle a fait un tabac dans sa scène”, se réjouit Keith Calder.
Gavankar a remporté le rôle suite à
une audition remarquable. “Janina était une belle découverte”,
témoigne Jess Calder. “Pendant son entretien, elle a été
captivante, elle nous a frappés par la manière dont elle
s’identifiait à Val, elle avait vraiment réfléchi au potentiel
énorme de son rôle”.
Le rôle le plus difficile à attribuer
a été celui de l’officier de police qui bouleverse la vie de
Collin au moment même où il est en train de la reconstruire. “Le
policier a essentiellement un rôle de méchant, mais il devait aussi
faire preuve d’empathie”, précise Jess Calder, “et comme il ne
parle pas vraiment, il fallait absolument qu’il incarne bien son
rôle physiquement. Nous avons eu de la chance, car Ethan Embry a
adoré le scénario”.
Baitanger a été choisi pour sa
capacité à aborder une des scènes les plus déchirantes du film
avec sang-froid. “On cherchait un enfant de six ans qui soit
adorable mais aussi capable de jouer une scène très dure”,
explique Jess Calder, tout en notant qu’elle se sentait une grande
responsabilité de protéger Ziggy de certains aspects violents du
film.
Grâce à la présence de tous ces
acteurs épatants, l’enthousiasme commençait à monter. Mais ce
n’est que lorsque l'ensemble des comédiens ont débarqué à
Oakland que les personnages ont pris vie : grisés par l’âme de
cette ville unique, ils ne faisaient qu’un avec les personnages
qu’ils incarnaient.
NÉS À OAKLAND : LE MOUVEMENT DES
BLACK PANTHERS
BLINDSPOTTING montre deux Oakland : une
ville imprégnée d’une histoire longue et complexe, faite
d’oppressions et de résistances, et une autre, composée des
nouveaux arrivants. Les habitants de longue date craignent en effet
que l’histoire d’Oakland ne soit étouffée ou ensevelie par les
changements actuels, ce qui couperait la communauté de ses racines
les plus profondes.
Au cœur de l’histoire d’Oakland,
il y a le Black Panther Party, qui y est apparu en 1966 et a
rapidement mis le feu aux poudres en pleine lutte pour les droits
civiques. Bien que connus pour leurs vestes noires en cuir, leurs
bérets sombres et leur idéologie du “Black Power”, l’influence
du groupe était en réalité bien plus importante. Ils ont aussi
contribué à forger et à alimenter un fort sentiment d’appartenance
communautaire à Oakland, éprouvé par toutes les générations.
“Les enfants d’Oakland qui
atteignent la majorité à l'heure actuelle ont été nourris du
contexte historique de leur ville, y compris en ce qui concerne les
Black Panthers : ils ont appris ce que ces derniers ont fait pour la
communauté et ce qui est advenu d’eux. Ils en ont tiré une
grande méfiance à l'égard de l'État, mais aussi un goût pour la
revendication, pour la politique progressiste et l’action locale”,
explique Casal.
Le phénomène est peut-être né il y
a un demi-siècle, mais les circonstances de la fondation du Black
Panther Party restent d’une actualité troublante. Deux jeunes
étudiants au Merritt College d’Oakland, Huey Newton et Bobby
Seale, ont fondé le parti dans un but bien précis – celui de
protéger la communauté noire des violences policières et des
inégalités de traitement qui anéantissaient de nombreuses familles
locales sous leurs yeux. Ils ont choisi le nom de “Black Panther”
car, selon Newton, il s’agit d’un animal qui, s’il n’attaque
jamais en premier, se défend avec férocité.
Le BPP a adopté une idéologie
explosive d’autodéfense armée, qui les a mis rapidement en
porte-à-faux avec la loi. Mais ce n’était qu’un aspect de leur
action. Ils ont aussi fait campagne en faveur du plein-emploi pour
les Noirs, de logements décents et d'un accès à l’éducation et
à la santé. Le BPP est rapidement devenu célèbre pour ses
petits-déjeuners gratuits, offrant des repas à la jeunesse démunie
d’Oakland. Ils animaient des ateliers d’éducation à la santé
et de dépistage de la drépanocytose, proposaient des moyens de
transport aux personnes âgées, organisaient des séances
d’inscription sur les listes électorales, soutenaient des
candidats aux élections et surveillaient des barrages de police bien
avant l’arrivée de caméras vidéo ou de Smartphones.
Le BPP s'est développé à travers les
États-Unis et était omniprésent au début des années 1970. Mais
il était devenu la cible du FBI (qui avait reçu l’ordre de
perturber l’action du groupe par la surveillance, l’intimidation
et l’espionnage); déchiré par les affrontements avec la police,
les mises en examen litigieuses de ses membres et les luttes
intestines, le parti a fini par péricliter.
Plus de 50 ans après sa fondation, le
débat fait rage autour du rôle du Black Panther Party dans
l’histoire américaine. Mais son influence sur la culture d’Oakland
reste indéniable. De nombreux anciens membres sont aujourd’hui des
artistes, des enseignants et des porte-parole influents et appréciés.
La mère de Tupac Shakur était membre du Black Panther Party, tout
comme les parents et grands-parents de bien d’autres artistes de la
ville. L’histoire du Black Panther Party est aujourd’hui inscrite
sur les murs d’Oakland, sous forme d’une fresque murale au
croisement de la 14e rue et de la rue Peralta, réalisée par Refa
Senay et Batsh Lo.
Pour Casal, la résistance des
habitants face à la gentrification s’explique par ces utopies qui
ont marqué leur éducation. Ils veulent préserver la mémoire du
passé au moment où Oakland fonce tête baissée vers l’avenir.
“Quand on est nourri aux idées radicales, on est bien plus
sensible aux effets de cette arrivée de nouveaux venus riches – et
ce surtout quand on sait que la police a un passé de corruption et
de violence contre les Noirs, et que cela continue avec l’arrivée
de gens plus aisés. C’est dans ce contexte de tensions que notre
histoire se déroule”.
SAISIR LE PRÉSENT D’OAKLAND
Il était absolument crucial que le
tournage de BLINDSPOTTING se fasse dans les rues d’Oakland même, à
la fois dans les quartiers délabrés en voie de disparition comme
dans les nouveaux lotissements huppés. Oakland est une ville de
paradoxes, une ville parfois pleine de joie, parfois accablée par la
tragédie; les fêtes délirantes comme les fusillades font partie de
son paysage culturel foisonnant, et tout cela est inscrit au cœur de
l’identité de Collin et de Miles.
Il était important pour toute l’équipe
de rendre cette perception viscérale de la ville, telle qu’elle
est actuellement, écartelée entre un lourd héritage historique et
un renouveau parfois brutal : autant d’impressions qui frappent le
spectateur à chaque image.
“Le film est une véritable lettre
d’amour à l’Oakland où nous avons grandi”, explique Diggs.
“Il s’y trouve un esprit que nous – et la plupart des autres
artistes qui viennent de là – voulons préserver pour la
postérité. Parce que nous sentons que la ville est en train de
changer”.
Casal poursuit : “Le centre d’Oakland
est en train de subir une rénovation massive avec l’arrivée de
tous ces nouveaux habitants. Ils apportent des visions nouvelles et
de nouvelles activités commerciales. Mais ce renouvellement a
bouleversé, physiquement et économiquement, des populations qui ont
passé leur vie entière dans cette ville, car on ne les traite plus
de la même manière”.
Autrefois, toute la famille de Diggs
vivait à Oakland, mais tous ses membres en sont partis, même son
père, chassé par la hausse des prix du logement et parti à
Richmond (qui est aujourd’hui en proie aux mêmes problèmes). À
chaque fois que Diggs revenait, il sentait que la ville qu’il avait
connue disparaissait de plus en plus.
Ce n’était pas une impression mais
bien une réalité tangible : à mesure que Diggs et Casal écrivaient
le scénario, ils étaient confrontés à la destruction pure et
simple de lieux où ils avaient souhaité tourner. “Beaucoup de
sites et d’édifices dans notre première version du scénario ont
dû être supprimés parce qu’ils n’existaient tout simplement
plus, même dans les souvenirs des habitants”, explique Casal.
Pour Diggs, une telle perte de lieux
constituant le paysage intérieur des habitants est “effrayante”,
dans le sens où elle peut déposséder quelqu'un de son identité.
“Savoir d’où l’on vient est absolument fondamental pour un
être humain, et si ce lieu disparaît, cela peut laisser une
personne sans contexte dans lequel s’inscrire. Les artistes
d’Oakland travaillent d’arrache-pied pour préserver notre
contexte, pour s’assurer que ce lieu d’origine perdure”,
poursuit-il.
Dans la même veine, il a souhaité
s'emparer des excentricités d’Oakland et de ses mythes fondateurs:
“Les gens s’émerveillent de ce côté excentrique de la ville.
Mais les choses étranges et extraordinaires sont monnaie courante
pour nous. Par exemple, l’histoire du Black Panther Party a été
inscrite dans chaque brique d’Oakland, mais personne n’en parle.
C’est un état de fait”.
Estrada n’a jamais vécu à Oakland,
mais il avait senti la ville s'animer dans son imagination lorsque
Diggs et Casal en parlaient, et il s’était plongé au cœur des
quartiers avant le tournage. “Nous avons visité le plus de
quartiers et rencontré le plus de gens possible”, explique t-il.
“Pendant une de nos premières visites, nous avons passé du temps
avec les amis et la famille de Rafael la première semaine et avec
ceux de Daveed la deuxième semaine. Pendant trois mois, de mai à
juillet, nous y allions chaque semaine aussi”.
Les repérages sont devenus parfois
émouvants, lorsque Casal et Diggs ont rencontré les fantômes d’un
passé qui était encore tout proche dans leur esprit. “Nous sommes
arrivés parfois à des endroits que Rafa et Daveed voulaient nous
montrer, pour nous rendre compte qu’ils avaient été fermés ou
transformés en autre chose, comme une pizzeria qui était devenue un
immeuble d'habitation, des choses comme ça”, se souvient Estrada.
“Nous faisions des tours du quartier en comptant tout ce qui avait
disparu. C’était comme si on comptait le nombre d’amis décédés
qu’on avait. Penser à ces disparitions ou lire des articles
là-dessus, c’est une chose. Mais constater la disparition sur
place, c’en est une autre: c’est constater qu'on ne peut plus se
réfugier dans le souvenir de tel ou tel restaurant, parce qu’il
n’existe plus”, ajoute Casal.
Malgré tout, il y avait un lieu qui
n’allait certainement pas disparaître : la Chapelle aux Carillons,
un monument historique construit en 1909, entouré de son Cimetière
St Mary. L’ensemble constitue un élément clé de l’illustre
passé d’Oakland. C’est un site calme et solennel que Diggs avait
toujours imaginé comme l’endroit où Collin irait courir le matin
pour se vider la tête – l’endroit où, entouré des morts, il
essaierait de reconstruire sa propre vie après la prison.
Même si le film brocarde la
gentrification avec un humour piquant, il trouve aussi des bons côtés
au changement. Alors que les prix grimpent et les plats végétaliens
figurent désormais sur la carte du restaurant Kwik Way, Collin se
surprend à apprécier la possibilité d’une alimentation plus
équilibrée dans un quartier qui avait été un “désert
alimentaire”.
Par ailleurs, il y avait certains
aspects de la vie d’Oakland – et du quotidien américain en
général – qu’il était difficile de ne pas aborder, aux yeux
des deux scénaristes. Les effets de la masculinité toxique et de
l’agressivité masculine sont très présents dans la ville comme
dans le film. C’est particulièrement poignant dans la manière
dont Casal habite le personnage de Miles, qui peut être un ami
amusant et loyal, mais aussi un fauve à vif qui ne recule devant
rien. “Jusqu’à récemment, Miles était une minorité dans son
propre quartier”, fait remarquer Casal. “Il a toujours vu son
salut comme étant dans la violence. Il s’est battu toute sa vie
pour s’assurer un territoire”. Casal constate que
l’imprévisibilité des deux amis n’est pas sans fondement, mais
qu’elle a aussi empêché tous les deux de progresser. Il poursuit:
“La violence joue un rôle différent pour Collin, en tant qu’homme
noir. Elle vous poursuit d’une manière différente. La violence
n’est pas facile à gérer pour ces deux-là. Elle est omniprésente
dans la culture qui les entoure : la culture américaine, la culture
de la police, la culture d’Oakland. Et cette violence, cette
agressivité est alimentée par un machisme généralisé”.
Casal résume : “Espérons que nous
arriverons à montrer à quel point la vie à Oakland peut être
désopilante mais aussi brutale”.
OAKLAND ET LA MUSIQUE
À Oakland, la musique se confond avec
la vie, et la vie avec la musique. Qu’on arpente les avenues
Telegraph ou San Pablo de jour comme de nuit, on entend toujours le
son des rappeurs Mac Dre, E-40, Dru Down, Spice 1, Too $hort ou
encore Richie Rich dans les voitures et les appartements. La syntaxe
et le rythme de décennies de poésie de rue et de versificateurs
talentueux venus de tout Oakland sont au cœur de BLINDSPOTTING –
tout comme de nombreux musiciens locaux.
Même si New York lui vole la vedette
dans l’histoire du rap, Oakland en a longtemps été un centre
névralgique, avec son histoire riche d’engagement social et
d’artistes de quartier. De fait, une culture rap distincte de celle
de la côte Est s’est développée dans la ville, nourrie par un
métissage puissant des vieilles scènes jazz, soul et funk du passé.
C’est en 1981 qu’Oakland a marqué
le rap pour la première fois, avec la sortie du single hautement
politique de Motorcycle Mike, “Super Rat”, rapidement suivi par
le single “Girl” de Too$hort. Avec l’explosion du rap aux
États-Unis, Oakland était en première ligne. Le plus célèbre de
tous était évidemment Tupac Shakur, né à New York mais venu
s’installer en Californie, qui s’était fait un nom avec le
groupe d’Oakland, Digital Underground et avait fini par
s’identifier à la ville. Plus tard, Shakur est devenu connu dans
le monde entier, l’incarnation par excellence du rap gangsta
socialement engagé. Mais la même scène musicale avait également
lancé MC Hammer, dont l’énergie et la créativité chorégraphique
reflétaient une autre facette d’Oakland.
Au début des années 1990, une flopée
de labels avaient surgi, dont Sick Wid It, Get Low, Young Black
Brotha, In-A-Minute Records et Master P. En 1992, Oakland avait
réquisitionné un nouveau mot pour son milieu du rap : hyphy, un
argot local pour “hyperactif”, inventé par le rappeur Keak De
Sneak. Le hyphy était vu comme une alternative au rap mainstream de
plus en plus commercial : brut mais plein d’esprit, tapageur mais
aux multiples facettes, y compris une narration souvent engagée.
Pendant les deux décennies qui ont suivi, Oakland a produit toute
une cuvée de stars du rap dont Mac Dre, E-40, G-Eazy, The
Hieroglyphics et The Living Legends, pour n'en citer que quelques
uns.
Sa réputation historique aidant,
Oakland accueille aujourd’hui une variété impressionnante de
styles, depuis le rap “backpack” alternatif jusqu'au rap
socialement conscient, le point commun étant que la plupart de ces
styles rendent hommage à la longue histoire locale d’audace et de
militantisme.
Au vu de cette histoire, la musique de
BLINDSPOTTING – la bande originale entièrement rap et la partition
de Michael Yezerski – se devait de tomber juste. Il était
primordial pour les auteurs du film d’être authentique.
“Il y a tant de musiques originales
et uniques dans le film”, explique Keith Calder. “Nous avons
pensé que l’essentiel de la BO devait venir d’Oakland, mais il y
avait tellement de sous-genres, en plus de la partition du film, que
l'harmonisation a pris du temps”.
Yezerski a même essayé de s’assurer
que chaque musicien participant à la bandeoriginale ait un lien
personnel avec Oakland. Il en était de même de la bande-son.
“Trouver la bonne musique pour le
film est devenu une obsession”, reconnaît Diggs. “Rien ne
ressemble vraiment au hip-hop de la Baie de San Francisco, si bien
que c’était très important pour nous de faire des choix bien
précis. Nous y avons intégré Tower of Power et Mac Dre. Nous avons
toute la palette de ces styles qui sont les véritables artistes de
la Baie”.
À Oakland, la musique a toujours été
le principal moyen pour des citoyens de tous les horizons de raconter
leur histoire et leur quotidien. “Avant, quand on y vivait, je
connaissais de vrais escrocs qui étaient aussi des poètes
fantastiques, des orateurs, des penseurs, et tout ça n’est pas
contradictoire à Oakland”, se remémore Diggs.
La musique nous permet souvent de
surmonter nos préjugés et de faire évoluer nos points de vue.
Diggs, Casal, Estrada et les Calder seraient enchantés que
BLINDSPOTTING influence subtilement les spectateurs de cette manière.
“Nous voulions repousser de nouvelles frontières, et c’est
exactement ce que fait un bon couplet de rap”, explique Casal.
Le titre même du film se réfère à
une scène avec un effet d’optique très répandu : une image qui
tout d’abord semble être celle d’une vase, puis qui pourrait au
second coup d’œil révéler deux visages… si l’on regarde
comme il faut. Le personnage de Janina Gavankar appelle cet effet
“blindspotting”, en référence au point aveugle de l’œil
humain, car c’est un moment où l’on distingue seulement un
élément tout en manquant un autre aspect très important de
l’image.
Ce “blindspotting” est ainsi une
métaphore puissante non seulement des relations
inter-communautaires, mais également de toute forme de communication
humaine. Malgré les sujets actuels qu’il aborde, et bien qu'il
s'attache à notre perception erronée d'autrui, BLINDSPOTTING est
avant tout une aventure qui plonge au cœur des origines de deux
antihéros inséparables.
#Blindspotting

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