vendredi 1 novembre 2019

J'AI PERDU MON CORPS


Animation/Une superbe animation qui raconte une très belle histoire

Réalisé par Jérémy Clapin 
Avec les voix en version française d' Hakim Faris, Victoire Du Bois, Patrick d'Assumçao... 

Long-métrage Français
Durée : 01h21mn
Année de production : 2019
Distributeur : Rezo Films 

Avertissement : des scènes, des propos ou des images peuvent heurter la sensibilité des spectateurs

Date de sortie sur nos écrans : 6 novembre 2019


Résumé : à Paris, Naoufel tombe amoureux de Gabrielle. Un peu plus loin dans la ville, une main coupée s’échappe d’un labo, bien décidée à retrouver son corps. S’engage alors une cavale vertigineuse à travers la ville, semée d’embûches et des souvenirs de sa vie jusqu’au terrible accident. Naoufel, la main, Gabrielle, tous trois retrouveront, d’une façon poétique et inattendue, le fil de leur histoire...

Bande annonce (VF)


Ce que j'en ai penséJ'AI PERDU MON CORPS est un film d'animation inspiré du roman Happy hand de Guillaume Laurant, qui a d'ailleurs participé à l'écriture du scénario. Il s'adresse plutôt aux adultes. Il surprend autant qu'il fascine par sa grande finesse narrative et son habileté visuelle. L'animation est superbe, précise, ciselée. 

Le réalisateur Jérémy Clapin raconte une histoire unique, celle d'un personnage, Naoufel, mais par le biais d'angles différents dont celui de sa main séparée de son corps. Les souvenirs, le passé récent du personnage principal et le présent de cette main sont déroulés en alternance par le réalisateur pour former une aventure touchante avec un pourtour d'histoire sociétale et un fond profondément humain. On ne s'y attend pas, parce que le postulat paraît étrange, mais on est vraiment touché par ce récit. 


On s'attache au héros qui, malgré son jeune âge, subit plus d'un traumatisme dans sa vie et qui pourtant ne perd jamais sa belle personnalité entre douceur, inventivité et rêverie. Elle est d'ailleurs parfaitement retransmise par l'interprétation vocale d'Hakim Faris. On apprécie aussi au passage que la voix de Victoire Du Bois offre une véritable identité sonore et agréable au personnage de Gabrielle. 




Le réalisateur nous fait comprendre que les agressions du monde extérieur impactent Naoufel, mais ne le changent pas. Il est impressionnant également de constater avec quelle clarté il pose le point de vue de la main et comment la magnifique animation nous transmet ce qu'elle ressent. On comprend tout. 

Copyright photos © 2019 - Xilam Animation - Auvergne-Rhône-Alpes Cinéma
Source photos @ Rezo Films

Les dialogues sont inspirés et participent à nous faire rentrer dans l'univers du jeune homme. Le travail sur les sons est remarquable et précis. Ils facilitent la compréhension et font partie de la narration. La musique de Dan Lévy donne de l'ampleur aux scènes qu'elle accompagne, elle a un joli impact sur les ambiances que l'on découvre à l'écran.

J'AI PERDU MON CORPS exprime avec une grande sensibilité toute une palette d'émotions. Il raconte avec une force et une simplicité liée à une belle intelligence de la narration des expériences de vie touchantes. On oublie qu'on regarde une œuvre animée et on a plaisir à laisser ce très beau film nous faire ressentir un bouquet d'émotions.


NOTES DE PRODUCTION
(À ne lire qu'après avoir vu le film pour éviter les spoilers !)

UN PARI FOU

C’est en 2011 que Marc du Pontavice découvre et acquiert les droits de Happy Hand, le livre de Guillaume Laurant, scénariste de nombreux films notamment LE FABULEUX DESTIN D’AMÉLIE POULAIN de Jean-Pierre Jeunet. Marc du Pontavice vient d’obtenir un beau succès en produisant GAINSBOURG, VIE HÉROÏQUE de Joann Sfar et décide de se lancer dans l’aventure du film d’animation pour adulte.

Mais le projet va rapidement se révéler une (longue) course d’obstacles. Tout d’abord le sujet lui-même fait peur (l’histoire d’une main tranchée). Ensuite, le film qui navigue entre le thriller et la comédie en passant par une histoire d’amour crée un mélange des genres qui lui confère une audace qui peut dérouter certains. Pour couronner le tout, à l’inverse des films d’animation pour adultes qui ont souvent comme contexte la guerre (VALSE AVEC BACHIR, PERSEPOLIS) ce film s’ancre dans le quotidien et l’intime, ce que rarement un film d’animation occidental n’avait fait jusque-là. Seul le Japon se risque à produire et investir ce genre de cinéma (Kon Satoshi avec TOKYO GODFATHER par exemple).

Marc du Pontavice décide néanmoins de se lancer dans la production du film et recherche un réalisateur plutôt issu du court-métrage, plus libre dans son ton. Il découvre alors le cinéaste Jérémy Clapin qui en 2008 a sorti son second court-métrage SKHIZEN. Le film, nommé aux César, a fait le tour du monde des festivals y obtenant plus de 90 prix, phénomène assez rare pour un court-métrage. Les thématiques liées au corps et la sensibilité du cinéma de Jérémy Clapin résonnent à l’évidence avec celles du livre.

Commence alors une aventure qui va durer 8 ans et qui s’accomplira aussi avec la rencontre de Dan Levy, fondateur du groupe The Dø , qui compose la musique du film.

NOTE DU PRODUCTEUR MARC DU PONTAVICE

Ce projet J’AI PERDU MON CORPS est né de ma lecture du roman de Guillaume Laurant, Happy Hand. D’abord interloqué par la capacité du texte à incarner ce membre esseulé, puis fasciné par cette conscience en quelque sorte séparée, je me suis senti enfin très ému par son désir de complétude. J’ai tout de suite pensé qu’il y avait là un véritable défi que seul l’animation pouvait emporter. Comme si le terme même « animer » (donner une âme) pouvait ainsi s’accomplir dans cette entreprise. Caractériser un personnage qui n’a ni yeux, ni bouche, ni visage, à qui il ne reste finalement que cinq doigts, et produire chez le spectateur une empathie à son égard, me paraissait toucher au comble de mon métier.

LA FORCE DE LA MÉMOIRE

Pour autant, l’enjeu dépassait aussi le défi artistique. Car je pressentais dans cette histoire une puissance métaphorique qui pouvait emmener le spectateur bien au-delà du spectacle, à l’intérieur de lui-même. Dans cette expérience de la séparation, je voyais bien qu’il s’agissait moins d’altérité que de notre rapport à la mémoire, à notre mémoire intime, et plus singulièrement à celle qui nous vient de l’enfance. En inversant le point de vue, le texte dotait cette mémoire d’un pouvoir autonome, tout à la fois destructeur et libérateur. J’AI PERDU MON CORPS pouvait ainsi construire un subtil écho inversé de la tentative proustienne.

C’est à ces questions vertigineuses que Jérémy Clapin a apporté à sa manière des réponses non moins singulières. Son univers décalé, poétique, tel que je l’ai découvert dans ses courts-métrages, et particulièrement SKHIZEN, offre évidemment une clé pour comprendre son engouement pour ce livre.

EFFACER LES FRONTIÈRES

Nous avons longuement et passionnément débattu du processus artistique et technique qui rendrait justice à ce récit. Et j’ai aimé l’idée proposée que l’imaginaire soit traité comme une irruption dans le réel. Pour que la main emporte sa charge poétique, il fallait que le monde (dans lequel elle fait irruption) soit habité par le réel. Ce qui est un paradoxe pour un film d’animation. Jérémy a donc eu cette idée de «simuler» le réel par l’usage d’une grammaire filmique très proche de la prise de vue réelle, mais aussi et surtout en choisissant d’animer les personnages en images de synthèse (comme les décors), lesquelles seraient ensuite « habillées» par le dessin traditionnel. Ce processus inhabituel en long-métrage qui efface les frontières entre animation et prises de vues crée un trouble visuel à la fois magnétique et poétique. Et qui étonnamment nous fait très vite oublier que nous sommes dans un film d’animation.

C’est aussi là qu’on reconnaît les grands artistes en animation, quand la direction artistique et technique l’emporte sur la seule performance de l’animation ou l’exploit pictural. Et permet de produire un film très accompli sans être asservi aux contraintes du «spectacle».

Il faut aussi souligner ici deux caractéristiques qui emmènent ce film ailleurs. La première a trait à la représentation de l’intime et du trivial. Cette représentation est presque inédite dans l’histoire de l’animation occidentale. Celle-ci s’est jusqu’ici emparée surtout du merveilleux, du fantastique ou plus récemment du politique. Seuls les japonais ont osé très tôt animer le réel, le quotidien, l’intime. Takahata a presque théorisé cette singularité. C’est l’une des grandes audaces de Jérémy dont le récit et la mise en scène s’attardent ainsi sur d’infimes détails qui ancrent ses personnages beaucoup plus profondément dans notre imaginaire.

UN RÉCIT SENSORIEL

L’autre caractéristique également absente de l’animation occidentale, c’est la déconstruction du récit. En multipliant les temporalités, Jérémy tisse son récit d’une manière qui est à la fois sensorielle et impressionniste. Il faut dire que le processus même de fabrication de l’animation privilégie le récit linéaire. Dans la mesure où, pour des raisons économiques, on ne fabrique quasiment que des plans utiles, le montage en animation se fait en amont et le récit filmique se trouve alors inéluctablement proche de la trame scénaristique. En prises de vues réelles, on dispose à l’inverse d’un champ immense des possibles qui permet parfois d’arracher le récit à sa linéarité. Dans le cas de notre film, nous avons bénéficié de circonstances exceptionnelles : d’une part le scénario lui-même avait affirmé sa singularité en empruntant résolument la voie d’une multi-temporalité (ce qui en a surpris plus d’un), mais aussi et surtout la longueur très inhabituelle du temps de la préproduction (presque trois ans) a permis à Jérémy et son monteur de tenter de multiples possibilités, de faire un vrai travail de recherches qui, au final, a permis de tisser le récit d’une manière très inhabituelle et qui engage très fortement le spectateur dans l’expérience.

Enfin, je voudrais souligner l’importance du rôle du studio Xilam dans cette aventure qui a mis à disposition de Jérémy tout son savoir-faire, mais plus encore sa détermination et sa passion à soutenir un projet dont personne ne voulait. Au point finalement de prendre un risque considérable puisqu’il a finalement dû financer plus de 50% du budget en fonds propres.

ENTRETIEN AVEC JÉRÉMY CLAPIN, RÉALISATEUR ET CO-SCÉNARISTE

C’est à la fin des années 90 que Jérémy Clapin étudie l’animation et l’illustration à l’École des Arts Décoratifs de Paris. Diplômé en 1999, il commence à travailler en 2000 en tant qu’illustrateur et réalise en 2004 son premier court-métrage UNE HISTOIRE VERTÉBRALE, bien accueilli dans les festivals. En 2008, il raconte dans SKHIZEN l’histoire d’un homme frappé par une météorite, qui se retrouve décalé à 91cm de son corps physique, devenu invisible; le film obtient plus de 90 prix en festivals (Cannes, Clermont…) et reçoit une nomination pour les César. Jérémy Clapin poursuit ses activités dans la publicité puis signe en 2012 PALMIPEDARIUM, dans lequel il aborde une manière de filmer l’animation plus proche de la prise de vues réelle. En 2019, il est élu par Variety parmi les 10 animateurs à suivre. J’AI PERDU MON CORPS est son premier long-métrage.

« Questionner l’animation »

Dans vos courts-métrages, vous avez utilisé à chaque fois des graphismes et des traitements techniques différents. Pour quelles raisons ?

C’est l’histoire et le concept qui dictent mes choix artistiques puis techniques. Ils interrogent tous les deux ma manière de travailler l’animation, de raconter à travers ce medium. Une bonne connaissance des outils et de leur philosophie est indispensable pour proposer d’autres approches.

Le point commun entre ces courts-métrages et J’AI PERDU MON CORPS, ce sont des personnages qui sont tous en décalage avec l’univers qui les entoure.

J’ai effectivement tendance à aller vers des personnages qui ne sont pas à leur place dans le monde et je traduis souvent ce décalage de manière visuelle. Mais j’essaie de révéler une dimension plus universelle à travers cette singularité. En réalité, j’ai l’impression que ce décalage est la condition de départ de beaucoup d’histoires. Si le héros restait à sa place, il n’aurait pas de volonté de s’en extraire, donc de bouger. Il ne s’interrogerait pas sur le rôle qu’il a à jouer pour s’accomplir et il n’y aurait pas d’histoire !

Quel a été le point de départ du projet J’AI PERDU MON CORPS ?

Marc du Pontavice avait vu et apprécié mes courts-métrages. Il avait envie de produire un long-métrage d’animation destiné aux adolescents et aux adultes, et moi d’en réaliser un. Le dialogue s’est très bien passé et Marc m’a proposé d’adapter Happy Hand, le livre de Guillaume Laurant.

« Le point de vue d’une main »

L’histoire du roman est différente de celle du film. Comment en avez-vous abordé l’adaptation avec Guillaume Laurant ? Quels sont les principaux changements que vous avez apportés tous les deux, puis ceux que vous avez apporté de votre côté, en tant que réalisateur ?

Écrire à quatre mains était une première pour moi, et un exercice d’autant plus délicat que d’habitude j’intègre assez tôt la création du storyboard dans le processus de développement de l’histoire. Je passe sans cesse du dessin au script et du script au dessin, et de ce fait, inclure un autre scénariste dans cette méthode de travail est assez difficile. Dans un premier temps, nous avons travaillé ensemble, Guillaume et moi, et je pense que j’ai fait fausse route en respectant un peu trop le récit du roman au détriment du projet d’animation. Marc et Guillaume m’ont encouragé à m’approprier davantage l’histoire. J’ai donc retravaillé seul autour du dispositif et de l’idée maîtresse du film. L’enjeu, pour moi, c’était la gestion du point de vue de la main, qui était l’élément inédit le plus fort et le plus intéressant à mettre en scène. Tout le récit et les personnages devaient s’articuler autour de cela. Je suis reparti du pitch - une main part à la recherche de son corps - et j’ai tout repensé et réinventé. Au final, le récit du film est devenu très différent de celui du roman et je remercie Guillaume de m’avoir laissé autant de liberté.

Avez-vous finalisé le scénario tout en commençant à réaliser le story-board de certaines scènes, afin de les jauger et de les améliorer ?

Nous avions décidé assez tôt de réaliser un animatique - un brouillon animé de plusieurs séquences – parce que je savais que j’allais en avoir besoin pour mieux appréhender le personnage de la main, pour développer le langage graphique et la grammaire du mouvement. De plus, il était impossible que tout le monde ait la même vision du projet en consultant seulement un script. L’animation peut être très inventive et apporter énormément de choses impossibles à décrire par des mots dans un scénario. Nous avons donc fabriqué cette animatique de 10 minutes et ce travail a remis en cause certaines parties du scénario. Nous avons trouvé des réponses narratives beaucoup plus riches grâce aux images, et en manipulant ce storyboard et ce montage. Ces trouvailles ont été réinjectées dans le script et nous ont permis d’aboutir à une version du script sur laquelle Marc, Guillaume et moi sommes tombés d’accord. Ce «ping-pong» entre l’animatique et le scénario a été extrêmement précieux pour moi.

« Donner vie à un univers »

Comment avez-vous choisi l’approche graphique du film ?

Je voulais éviter à tout prix « d’esthétiser » le film. La beauté des graphismes, le pouvoir de séduction des images cachent souvent une faiblesse du propos. C’est un peu comme les chanteurs et chanteuses à voix, moins ils ont de choses à raconter et plus ils en font, plus ils font des « vibes » et des effets de style. Pour moi la beauté d’un univers, ce n’est pas sa beauté plastique mais c’est la force et la véracité qu’il dégage. Je voulais quelque chose de brut, quelque chose qui ne soit pas lisse et convenu comme bon nombre de productions actuelles. Je voulais des accidents, de la matière, quelque chose de rugueux et pictural.

Ce film, ce n’est pas que du dessin, c’est aussi de la photo, de la lumière, de la profondeur de champ, des perspectives et des caméras étonnantes. Tout ce qui me permettait d’exalter l’aspect cinématographique du film était bon à prendre. J’ai donc opté pour des techniques mixtes, en utilisant les avantages de la 2D et de la 3D. Au final, c’est un univers à mi-chemin entre le dessin et le cinéma.

Comment avez-vous pensé ce mélange de dessin à la main et de 3D effectué avec le logiciel Blender ?

Les personnages et les décors ont été modélisés en 3D, puis animés. Le tout a été retracé, corrigé et amélioré par des artistes, des décorateurs et des animateurs 2D. Heureux hasard du calendrier, quelques mois seulement avant la mise en production du film, et alors que je cherchais encore la meilleure solution technique pour le fabriquer, j’ai découvert un outil révolutionnaire. J’avais déjà utilisé Blender – qui est un logiciel gratuit, en accès libre sur le web - pour réaliser mes courts-métrages, mais j’ai découvert ensuite Grease Pencil (crayon gras) un outil d’animation 2D, intégré à Blender qui permet de dessiner directement sur des éléments en 3D, qu’il s’agisse de modélisations de personnages ou de décors. Grâce à ce nouvel outil, nous avons gagné beaucoup de temps et de précision au moment du dessin de l’animation 2D. Sans cet outil, je pense que nous n’aurions pas pu parvenir à un tel résultat, ou en tous cas pas de cette manière directe et assez rapide.

« La direction d’acteurs »

Comment avez-vous utilisé les prises de vues réelles ?

Je voulais une animation réaliste, loin des codes cartoon ou sur-joués de la grande majorité des films d’animation. Nous avons enregistré les voix des acteurs tout en les filmant, pour obtenir des références visuelles de leurs gestes. Ils prenaient les poses de leurs personnages en jouant les situations, mais comme il s’agissait d’un tournage limité à 5 jours, je me suis vite rendu compte que les comédiens ne pourraient pas me faire assez de propositions gestuelles efficaces pour alimenter l’intégralité du film. Ce n’était pas un problème en soi, car le travail d’un animateur consiste aussi à être inventif et à créer ce qu’il faut animer au bon moment. Nous n’avons jamais été dépendants de ces références vidéo du jeu des acteurs. Quand elles étaient intéressantes, je les donnais à l’animateur chargé de ces plans-là, mais dans le cas contraire nous ne les utilisions pas : je faisais un point avec l’animateur pour lui décrire mes intentions de jeu, souvent en me filmant moi-même, et le modèle 3D du personnage était animé en fonction de cela. Il n’était pas question de faire «bêtement» de la rotoscopie* si cela n’apportait rien à la dramaturgie.

Les séquences pendant lesquelles on suit la main sont racontées sans dialogue, et cela focalise l’attention du spectateur sur les obstacles qu’elle franchit et les dangers qui la menacent. De même, elle se souvient du passé uniquement par le biais des sensations tactiles, ce qui vous permet de créer des moments très forts et très émouvants. Pouvez-vous parler de cet univers sans mot de la main, et de la manière dont vous avez utilisé l’animation pour le créer ?

Dans le livre, la main est la narratrice de sa propre histoire. Elle prend la parole. Quand j’ai réfléchi à l’adaptation, je me suis demandé si c’était à garder ou pas, mais dans les premières versions du script, nous avons quand même inclus une voix off. Petit à petit, il est devenu clair que c’était une faiblesse car la main ne pouvait pas être à la fois la narratrice du récit, et se trouver au cœur de l’action à l’image, dans les péripéties qu’elle vivait. Comme cela nuisait au film, nous avons éliminé tous les dialogues de la main, puis renforcé ce monde sans mot. Nous aboutissons à deux récits : celui de cette main – que nous avons surnommée Rosalie – qui s’échappe du réfrigérateur pour tenter de retrouver son corps et qui se souvient de sa vie passée lorsqu’ils étaient encore liés, et celui de Naoufel qui veut se rapprocher de Gabrielle. Mêler ces deux trames narratives en une seule histoire m’a permis d’utiliser l’approche sensorielle pour bondir dans les flashbacks. J’ai tenté d’imaginer comment une main pouvait se rappeler de sa vie. Je me suis demandé quels étaient ses fragments de souvenirs. J’ai voulu que les cadrages soient toujours à la hauteur d’une main, que les visages soient souvent morcelés pour suggérer qu’elle ne voit pas le monde de la même manière. Tout est relié à des anecdotes et des sensations tactiles. Je crois que c’est tout cela qui apporte de l’originalité et de la force à ces séquences.

« Une approche sensorielle »

Dans la seconde partie du travail d’adaptation que vous avez mené seul, avez-vous recentré la trajectoire de Naoufel sur son énorme besoin d’amour ?

Oui car dans le livre la rencontre avec Gabrielle arrive très tard et ne se fait pas du tout dans les mêmes circonstances. Sachant que la quête de la main se trouvait au centre du film, il fallait que celle de Naoufel soit aussi forte, et je l’ai donc écrite «en creux». Naoufel est un personnage déraciné, qui a eu une enfance lumineuse, remplie d’espoirs et de rêves, mais que le destin a malmené après la mort accidentelle de ses parents. Quand nous le voyons dans le présent, il mène une vie sans perspectives, mal hébergé par un oncle qui lui prend une partie de sa maigre paie de livreur de pizza. Naoufel se laisse gagner par un immobilisme total et rien ne l’aide à relever la tête. Je voulais que sa rencontre avec Gabrielle soit un déclencheur, une petite étincelle dans l’obscurité qui lui donne envie de reprendre le contrôle de son destin. Comme je souhaitais aussi établir des connexions entre la sensibilité de la main et celle de Naoufel, j’ai eu l’idée d’exprimer cela par le biais du son. C’est la raison pour laquelle je montre que Naoufel, enfant, enregistrait toutes les ambiances de son environnement avec son magnétophone, et qu’il a gardé précieusement ses cassettes audio. Au cinéma, le son est très tactile, il évoque directement nos sensations, nos interactions avec le monde. De même, la rencontre entre Naoufel et Gabrielle est d’abord sonore, elle a lieu par le biais d’un interphone, à la suite d’un petit accident qui ruine la livraison d’une pizza. Mais il se crée déjà un petit lien pendant ce dialogue, un début de complicité, à 35 étages d’écart.

Et cette scène n’existe pas dans le livre…

Non. Quand Naoufel est petit, le son et ses enregistrements constituent son rapport au monde. Il écoute. À 20 ans, il est un devenu un garçon coupé de tout. Après avoir rencontré Gabrielle, il se reconnecte à tout cela en entreprenant cette quête amoureuse. Il réécoute ses cassettes. Il retrouve le plaisir de ces sensations sonores, comme dans la scène où il ferme les yeux et où l’écran devient noir. Ces enregistrements n’existent pas non plus dans le livre, ni le fil rouge de la mouche, ni l’igloo, ni la grue, ni les livraisons de pizza, etc. J’ai eu besoin de créer tout cela pour renforcer le lien des personnages entre eux et leur place dans l’histoire.

En transposant cette adaptation en animatique, êtes-vous revenu encore sur le script en le modifiant, en coupant des choses ?

Oui et c’était inévitable. D’ailleurs Marc et moi avions bien prévenu toute l’équipe que l’animatique continuerait à bouger jusqu’au dernier moment. Il m’a permis de déterminer les scènes qui fonctionnaient le mieux, et bien sûr ce sont celles-là dont nous avons lancé la fabrication de l’animation en premier, afin que je puisse me laisser un peu de recul pour retravailler les autres.

« Les équipes de tournage »

L’animation a été préparée et produite dans trois studios différents situés à Paris, à Lyon et sur l’île de la Réunion. Comment vous êtes-vous organisé pour suivre et valider le travail de ces trois équipes ? Où étiez-vous basé ?

Des collègues réalisateurs m’ont raconté avoir perdu une partie du contrôle de leurs films en se voyant imposer par la coproduction des équipes ou des studios qu’ils ne connaissaient pas. Comme je voulais éviter que nous puissions nous retrouver dans une telle situation, j’ai imaginé une manière de morceler le travail de fabrication pour m’assurer que je garderai la maîtrise de ma réalisation. Ce qui m’a grandement simplifié la tâche, c’est qu’il n’y a pas eu de coproduction, et que tout a été segmenté en bonne intelligence en amont. Donc chronologiquement, la préproduction artistique, le storyboard et l’animatique ont été faits à Paris, chez Xilam. Après il y a eu l’étape du layout 3D, effectuée par le studio Xilam de Villeurbanne, près de Lyon, pendant laquelle on découpe le film plan par plan, on choisit les angles et les mouvements de la caméra, et où l’on met les personnages en place dans les décors. Et ensuite, ces layouts préparatoires de plans ont été envoyés au studio Gao Shan situé sur l’île de la Réunion, et c’est là qu’ils ont été animés en 3D. J’ai pu m’y rendre 2 fois pour superviser le travail des équipes avec David Nasser, le directeur 3D sur place.
Ensuite c’est à nouveau le studio Xilam de Lyon qui s’est occupé de réaliser tous les dessins des animations 2D. Et finalement c’est à Xilam Paris que s’est effectué le compositing qui a permis d’obtenir l’image définitive du film.

« La dimension romantique du récit »

La musique originale de Dan Levy est particulièrement belle. Comment avez-vous collaboré avec lui ?

J’avais envie de musique électronique pour ce film et c’est mon assistant réalisateur Matthieu Garcia qui m’a parlé du travail que Dan Levy avait fait pour le cinéma. Je connaissais Dan par le biais des albums du groupe The Dø, qu’il a créé avec Olivia Merilhati. Au fil de nos discussions, Dan m’a confié qu’il n’avait pas eu que des bonnes expériences dans le domaine de la musique de films, et qu’il s’était senti parfois dépossédé de ses créations. Il avait quasiment renoncé à composer pour le cinéma, mais comme il aimait beaucoup le projet, il m’a dit ‘OK, je vais travailler pendant une semaine sur des propositions en regardant ton film en boucle’. Il a préféré explorer ce que pourrait être l’univers musical entier du film plutôt que de tenter de coller à des scènes précises. Au début, j’avais sélectionné deux séquences qui ont été envoyées aussi à un autre compositeur, mais Dan m’a vite appelé pour me dire qu’il ne procéderait pas comme cela, et qu’il préférait composer plus de musique pour ce test, pour me présenter une proposition beaucoup plus ample. J’ai trouvé cette approche picturale très intéressante, et une semaine plus tard, il m’a livré 10 morceaux qui m’ont convaincu.

Et c’est bien le ressenti émotionnel global qui transparaît dans la musique, plutôt que l’accompagnement précis des péripéties d’une scène, comme on a tendance à le faire traditionnellement dans l’animation…

Effectivement. Dan est un véritable artiste et je l’ai accueilli et accepté comme un auteur. J’ai ouvert la porte du film pour que nous puissions la franchir tous les deux. Il a exalté la dimension romantique du récit, et donné de l’ampleur à toutes les émotions du film. Je dois dire que le projet a fédéré beaucoup d’énergies positives dans les autres départements aussi, et que tout le monde est allé au-delà de ce que je demandais : les décorateurs, les animateurs, toute l’équipe. Ils ont pris plaisir à s’investir dans le projet, et ce plaisir a démultiplié la qualité du film. Au-delà des rencontres artistiques et humaines incroyables que j’ai faites au contact des équipes, leur forte implication a été un formidable soutien pour moi tout au long du projet. Il est clair qu’elle transparaît dans J’AI PERDU MON CORPS. Je les remercie chaleureusement pour tout cela.

GUILLAUME LAURANT, AUTEUR, ÉCRIVAIN, SCÉNARISTE, DIALOGUISTE

Après une scolarité laborieuse Guillaume Laurant exerce divers métiers dès l’âge de 18 ans : manœuvre, manutentionnaire, saisonnier, chauffeur livreur, coursier, serveur et autres.

À 24 ans il se lance dans l’écriture d’un roman et intègre une troupe de théâtre amateur. Il écrit plusieurs pièces, dans lesquelles il est également acteur. Un scénario de moyen-métrage, envoyé par la poste à Jean-Pierre Jeunet lui vaut de contribuer aux dialogues du film LA CITÉ DES ENFANTS PERDUS et une consultation sur le scénario d’ALIEN IV. À partir de là, il ne cesse d’écrire, alternant œuvres romanesques, théâtre et cinéma.

Il signe, ou co-signe avec le/la réalisateur, scénario et dialogues entre autres de : LE FABULEUX DESTIN D’AMÉLIE POULAIN, UN LONG DIMANCHE DE FIANÇAILLES, MICMACS À TIRE-LARIGOT, et L’EXTRAVAGANT VOYAGE DU JEUNE ET PRODIGIEUX T.S. SPIVET de Jean-Pierre Jeunet, EFFROYABLES JARDINS de Jean Becker, JE M’APPELLE ÉLISABETH et L’HOMME QUI RIT de Jean Pierre Améris, L’ODEUR DE LA MANDARINE de Gilles Legrand, UN SAMEDI SUR LA TERRE de Diane Bertrand, RAOUL TABURIN de Pierre Godeau (adapté du récit graphique de Sempé).

Par ailleurs, il publie deux romans : Les Années Porte Fenêtre (le Seuil 2002) et Happy Hand (le Seuil 2007).

ENTRETIEN AVEC DAN LEVY, COMPOSITEUR

Avec Olivia Merilahti, Dan Levy fonde le groupe The Dø en 2006. Après trois albums, (A mouthful / Both ways open jaws / Shake shook shaken) trois tournées internationales et une victoire de la musique, Dan Levy continue sa carrière de réalisateur et producteur avec des artistes comme Jeanne Added, Thomas Azier ou Lou Doillon. Il compose notamment pour la compagnie de danse contemporaine Carolyn Carlson et régulièrement aussi pour le cinéma. Il a reçu le Prix de la meilleure musique de film pour THE PASSENGER lors du festival Premiers Plans d’Angers.

Comment avez-vous abordé la composition de la musique de J’AI PERDU MON CORPS, et quelle a été votre méthode de travail ?

Tout a commencé par l’envoi d’un synopsis assez court et de deux scènes animées. Plutôt que d’illustrer ces deux scènes, j’ai composé de la musique inspirée du film à partir des éléments en ma possession, et j’ai été complètement happé par cet univers. Je me suis enfermé pendant deux jours et j’ai écrit à ce moment-là les thèmes principaux que l’on retrouve dans le film. J’ai envoyé ces vingt minutes de musique à Jérémy, en lui expliquant ma démarche, et pourquoi j’avais préféré composer de cette manière et ne pas m’en tenir à deux scènes. C’était la première fois que je travaillais pour un film d’animation, et j’ai été séduit par la magie qui se dégageait de ce travail intense et minutieux.

« Imaginer des personnages »

Dans ce film, on est frappé par la manière dont Jérémy Clapin reste constamment dans l’univers mental des personnages, dans leur vécu. Tout est très intériorisé, très sensible, et on imagine qu’une telle narration parle encore plus à un musicien…

Exactement. Ce qui m’a plu dans ce processus, c’est que je ne disposais pas du film abouti, mais seulement d’une animatique qui me permettait d’anticiper 40% de ce que serait son rendu final. Du coup, j’ai dû compenser en créant la musique. Compenser en émotions, en imaginant ces personnages avec leurs visages définitifs. Ces zones d’ombres ont nourri aussi mon inspiration. C’était différent de ce que j’avais connu lors de mes précédentes expériences : d’habitude, on me donnait un film achevé à 80% et après c’était à moi de me débrouiller comme je le pouvais. Dès le début, j’ai eu envie d’amplifier les émotions, de les accentuer beaucoup. Souvent, quand on me parle du film, les gens disent ‘On oublie qu’il s’agit d’un film d’animation’. Je crois que cela vient du fait qu’il y a de vraies émotions qui surgissent.

Oui, parce que les personnages existent vraiment… 

…et parce que les personnages animés jouent bien, parce que les voix des acteurs sont justes et très présentes. La musique joue sur ces émotions qui amènent de la réalité et de la vérité.

Une des traditions de la musique composée pour les films d’animation consiste à illustrer l’action en collant à l’image…

Oui, c’est que l’on surnomme le « Mickeymousing »…

…pourtant, dans J’AI PERDU MON CORPS, plutôt que de commenter et de renforcer ce qui se passe visuellement, votre musique nous entraîne dans le ressenti intérieur des personnages, qu’il s’agisse de la main ou de Naoufel…

C’est Jérémy qui a toujours insisté sur cela. Dès notre premier rendez-vous de travail, il m’a dit ‘Surtout ne tombe pas dans le travers de la musique d’animation, et ne fais pas du Mickeymousing’. Heureusement qu’il a bien insisté sur cela, car je pense qu’illustrer l’action aurait pu devenir ridicule, surtout quand on voit la main qui marche.

« La musique et les bruits »

Dans la scène d’ouverture, qui se situe juste après l’accident dans la menuiserie, la pulsation de la musique évoque le bruit du sang pompé par le cœur dans les artères, et le son nous fait ressentir le traumatisme subi par le héros… puis il y a les coups donnés par la main pour se libérer du réfrigérateur, après le générique, et d’autres ambiances sonores à base de pulsations dans l’institut médico-légal, quand la main s’évade… Pourriez-vous nous parler de ces rapports entre les bruits et la musique, que vous utilisez aussi parfois dans les chansons de votre groupe The Dø ?

C’est intéressant que vous me posiez cette question, parce que cela vient de la manière dont je fais de la musique depuis ma jeunesse. Je n’en ai parlé que rarement jusqu’à présent, mais il se trouve que mes parents possédaient un restaurant et que je suis né dans cette ambiance. Mes premières expériences de composition musicale, je les ai faites dans la cave du restaurant familial, pendant le service. À ce moment-là, je me servais des bruits pour composer, parce que je n’avais pas d’instruments à ma disposition. Ce n’est que plus tard que mon père a acheté une batterie qui a pourri dans la cave (rires). Et si j’ai été touché autant par ce film, c’est parce que j’avais moi aussi un magnétophone à cassettes comme celui de Naoufel. Et comme lui j’enregistrais absolument tout…

C’est une coïncidence incroyable !

Oui. J’ai toujours fait cela, enregistrer les sons de la vie. Des sons de casseroles, d’assiettes, d’objets trouvés dans la cave de mon père… Et j’ai continué à le faire en composant les chansons de The Dø. D’ailleurs, pendant la première tournée de The Dø, nous avions une sorte de batterie gigantesque entourée de casseroles. Ce n’était pas très joli à voir, mais ça sonnait très bien ! Pour revenir au film, je voudrais juste préciser que je n’ai pas touché aux effets sonores, et que j’ai collaboré avec le bruiteur. Ce qui me plaisait dans ce que vous appelez la pulsation, c’était de créer les sons de la mécanique du destin. Pour moi, c’est à la fois la mécanique qui nous entraîne tous vers notre destin, et celle qui emporte la main de Naoufel. Je voulais un thème principal cyclique. Il y avait aussi une volonté de Jérémy de brouiller les pistes entre les vrais sons et la musique, afin qu’elle se mue parfois en effets sonores, et vice-versa, que certains bruits se transforment en musique.

« Enregistrer les sons »

Comment travaillez-vous ces sons ?

On les étire, on les place dans des réverbérations, et on les transforme pour qu’ils soient compatibles avec le reste de la composition. Ils ne restent jamais bruts. Cela permet de créer de la matière nouvelle pour explorer des idées. Il y a dix ou douze ans, quand on a créé The Dø, je m’amusais énormément avec ça. J’y ai un peu moins recours à présent, mais j’ai toujours mes banques de sons à disposition.

Et donc vous continuiez à faire à l’âge adulte, dans votre métier de musicien, ce que vous faisiez enfant, c’est-à-dire enregistrer les sons qui vous plaisaient, en les gardant pour les utiliser plus tard ?

Oui, je l’ai toujours fait. Je crois que je pense comme un cinéaste ou comme un écrivain qui amasse des petites choses, des petits fragments de vécu…J’ai toujours aimé enregistrer des sons, et j’ai une boîte de cassettes qui est la même que celle de Naoufel. J’enregistrais les repas de famille, tout…Et j’ai des heures et des heures de souvenirs sonores. J’aimerais bien savoir d’où cela me vient. J’ai découvert que je n’étais pas le seul à l’avoir fait, puisque c’est dans le film ! Quand on voit Naoufel abaisser la vitre de la voiture et sortir son bras pour enregistrer le bruit de l’air sur le micro, eh bien j’ai fait exactement pareil pendant mon enfance. D’ailleurs pendant mes vacances, j’allais surtout dans des endroits où le son pouvait être intéressant ! (rires)

« La mémoire et la musique »

Vous utilisez des sons cristallins, comme ceux produits par un verre sur le rebord duquel on passe un doigt humide, pour évoquer les premiers souvenirs d’enfance sensoriels de la main… Cela crée une ambiance onirique très douce…

J’ai adoré cette scène imaginée par Jérémy, et j’avais envie d’évoquer ces souvenirs que l’on garde. Là, il s’agit des souvenirs de la main, et il fallait qu’il n’y ait plus aucun son réel, mais juste la mémoire et donc la musique.

Je voulais que cela reste très simple, et pour évoquer cela, nous n’avions pas besoin d’une ambiance d’orchestre symphonique ni d’une mélodie complexe. Ce thème en trois notes m’est venu naturellement, et c’est d’ailleurs celui sur lequel le film s’achève, comme si tous ces événements étaient déjà devenus des souvenirs pour Naoufel. J’avais envie de quelque chose qui nous transporte très facilement.

Dans la séquence pendant laquelle on passe de beaux souvenirs d’enfance de Naoufel avec ses enregistrements au magnétophone, à l’accident et enfin à son arrivée en France auprès de son oncle et de son cousin, qui va d’emblée être désespérante, vous passez des sonorités sereines de flûtes à celles plus métalliques et plus froides du synthétiseur…

Oui, je voulais quelque chose de simple dans la thématique, et dans la suite de la mécanique du destin. Le thème en quatre ou cinq notes, joué à la flûte, représente Naoufel et on le retrouve souvent dans le film. Après l’accident, on plonge dans une sonorité qui reste douce mais qui est plus synthétique, plus urbaine, plus dramatique. À partir de là, cela se transforme en nappes musicales… Il fallait que l’on sente la lassitude et la mélancolie de Naoufel.

« L’aventure de cette main »

Pendant la formidable séquence de suspense de la main dans le métro, vous utilisez des saillies de synthétiseurs qui m’ont parfois fait penser aux sonorités métalliques des scènes de poursuite de TERMINATOR 2.

Ce n’est pas trop ma culture cinématographique, mais je connais cette musique. Il se trouve que la scène dont vous parlez est la dernière sur laquelle j’ai travaillé. Nous l’avions gardée pour plus tard. Jérémy m’avait montré la scène dans laquelle la main se retrouve dans la benne du camion de ramassage des poubelles, et il m’avait dit ‘Voilà, l’aventure de la main commence vraiment à partir de là’. J’étais parti sur un thème assez doux, qui évoquait une certaine liberté. Puis on passe à cette scène que j’adore, avec la main qui évite un type saoul, qui se réfugie dans une boîte de conserve et qui dévale les escaliers du métro. J’ai utilisé une gamme de notes qui « descend » pour accompagner ce mouvement, mais à ce moment-là, on n’est pas encore dans une ambiance musicale des années 90 : cela commence seulement quand la main se retrouve face aux rats… Et effectivement, il y a peut-être là un rapprochement inconscient avec la musique de TERMINATOR 2.

« Les thèmes du film et de la musique »

On retrouve le thème de l’enfance et les sons de flûte quand le quotidien triste de Naoufel est illuminé par sa discussion avec Gabrielle via l’interphone de l’immeuble…Cette mélodie devient le thème de l’espoir à partir de là…

C’est le thème qui doit faire naître une émotion forte chez le spectateur et redonner espoir, effectivement. C’est l’une des premières scènes dont je me suis occupé, et je dois dire qu’au tout début, c’est en découvrant cette séquence de l’interphone que j’ai eu envie de travailler sur ce projet. Et ensuite, c’est en composant la musique de cette scène que j’ai eu un déclic et que j’ai su comment créer la musique qui allait convenir au film.

Dans la scène de la main attaquée par les fourmis, puis sa chute au travers de la glace dans le parc, votre musique se met en retrait, et laisse la priorité aux effets sonores qui évoquent ce qui se passe sous l’eau… Comment avez-vous décidé à quels moments la musique devait se mettre en retrait par rapport aux bruitages ?

Pour la scène des fourmis, Jérémy souhaitait du bruitage plus que de la musique, et pour le moment où la main transperce la glace, il y avait initialement de la musique, mais Jérémy l’a retirée pour souligner le fait que l’on passait dans une autre dimension. Et c’est très réussi.

La construction de l’igloo est accompagnée par une chanson au style électro, avec le refrain « you are the one » que l’on pourrait traduire par « tu es celle qui m’est destinée »…

C’est une chanson que j’ai faite avec un artiste qui s’appelle Scarr, dont j’ai produit l’album qui sort à la rentrée. Jérémy cherchait une chanson pour ce moment du film, je lui ai amené celle-là en lui demandant si elle pouvait correspondre, et il l’a tout de suite aimée et prise sans hésitation. C’était un choix étonnant, parce que là, on sortait des années 90, mais cette chanson fonctionne bien dans le film.

Il y a une première chanson de Hip-Hop, quand Naoufel conduit la camionnette et une deuxième pendant la fête. Pour ces deux morceaux, vous avez collaboré avec Swan, Youv Dee, Assy et Ars’n…

Oui, il s’agit du groupe L’Ordre du Périph, que j’ai découvert au Printemps de Bourges. Ce sont des musiciens très jeunes, de vingt ans, mais ils ont retourné le public ! Je m’étais dit à ce moment-là que si je devais faire du Hip-Hop un jour, j’aimerais collaborer avec eux. La difficulté, c’était qu’il fallait évoquer le Hip Hop des années 90, mais ils connaissaient très bien ces références-là. De mon côté, j’ai fait un « beat » comme à l’époque, et nous avons enregistré deux morceaux en une journée de studio.

La troisième chanson est celle du générique de fin, chantée par Laura Cahen…Pouvez-vous nous en parler ?

Laura est une artiste avec laquelle je travaille en ce moment pour un futur album, et Jérémy a flashé sur cette chanson qui s’intitule «La Complainte du Soleil ». C’est amusant, parce que j’ai travaillé sur cette chanson parallèlement, pendant que je composais la musique du film, mais sans savoir qu’elle en ferait partie plus tard. Et on retrouve certaines sonorités du film dedans. Le soleil est souvent présent dans le film, et Marc du Pontavice a lui aussi été sensible à cela.

« Une liberté totale de création »

Quels souvenirs garderez-vous de cette expérience de composition de la bande originale de J’AI PERDU MON CORPS ?

Je peux dire que cela a été l’une des plus belles relations artistiques de toute ma vie. J’ai adoré travailler avec Jérémy. Je trouve que c’est un homme et un artiste extraordinaire, humble et travailleur. C’est très rare. Il a mené ce film d’une manière extraordinaire, en réussissant à transmettre sa vision à toutes les personnes de l’équipe, même quand ce n’était pas évident. Pour ma part, quand je me retrouvais parfois face à un écran gris, il me racontait la scène à venir avec une telle force de conviction que j’arrivais à voir exactement ce qu’elle allait être. Et trois mois plus tard, quand je la découvrais, elle correspondait exactement, artistiquement et émotionnellement, à ce qu’il m’avait décrit. C’était une expérience longue pour moi – neuf mois de travail pour créer cinquante minutes de musique – mais elle a été magique. J’ai adoré travailler aussi avec Marc du Pontavice, qui est un producteur qui fonctionne dans l’émotion, et qui a toujours cru au projet, même quand personne n’y croyait. J’aime ces batailles artistiques, cette ferveur d’une équipe passionnée par un projet atypique. Et je n’oublierai jamais le moment où au début de notre collaboration, Jérémy m’a dit ‘Dan, tu vas composer la musique du film. Tu vas en être le co-auteur, et il faut que l’on se fasse confiance.’ Pour moi, c’était exactement comme ce moment de la scène de l’interphone, quand Gabrielle demande à Naoufel : ‘Vous avez eu un accident, mais ça va ? Vous n’avez rien de cassé ?’ Naoufel a l’impression que c’est la première fois que quelqu’un pose une question sur lui… Et pour moi, quand Jérémy m’a dit cela, c’était la première fois que la porte était ouverte et que l’on me disait que j’allais pouvoir m’exprimer créativement avec cette liberté-là. C’était tellement beau et cela m’a tellement touché que j’ai su que nous allions travailler ensemble de manière prolifique, artistique, fraternelle et intense. C’est tellement exceptionnel que l’on laisse les gens faire ce qu’ils savent faire, en leur faisant totalement confiance !  


Source et copyright des textes des notes de production @ Rezo Films

  

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