Animation/Une superbe animation qui raconte une très belle histoire
Réalisé par Jérémy Clapin
Avec les voix en version française d' Hakim Faris, Victoire Du Bois, Patrick d'Assumçao...
Long-métrage Français
Durée : 01h21mn
Année de production : 2019
Distributeur : Rezo Films
Avertissement : des scènes, des propos ou des images peuvent heurter la sensibilité des spectateurs
Date de sortie sur nos écrans : 6 novembre 2019
Résumé : à Paris, Naoufel tombe amoureux de Gabrielle. Un peu plus loin dans la ville, une main coupée s’échappe d’un labo, bien décidée à retrouver son corps. S’engage alors une cavale vertigineuse à travers la ville, semée d’embûches et des souvenirs de sa vie jusqu’au terrible accident. Naoufel, la main, Gabrielle, tous trois retrouveront, d’une façon poétique et inattendue, le fil de leur histoire...
Bande annonce (VF)
Ce que j'en ai pensé : J'AI PERDU MON CORPS est un film d'animation inspiré du roman Happy hand de Guillaume Laurant, qui a d'ailleurs participé à l'écriture du scénario. Il s'adresse plutôt aux adultes. Il surprend autant qu'il fascine par sa grande finesse narrative et son habileté visuelle. L'animation est superbe, précise, ciselée.
Le réalisateur Jérémy Clapin raconte une histoire unique, celle d'un personnage, Naoufel, mais par le biais d'angles différents dont celui de sa main séparée de son corps. Les souvenirs, le passé récent du personnage principal et le présent de cette main sont déroulés en alternance par le réalisateur pour former une aventure touchante avec un pourtour d'histoire sociétale et un fond profondément humain. On ne s'y attend pas, parce que le postulat paraît étrange, mais on est vraiment touché par ce récit.
On s'attache au héros qui, malgré son jeune âge, subit plus d'un traumatisme dans sa vie et qui pourtant ne perd jamais sa belle personnalité entre douceur, inventivité et rêverie. Elle est d'ailleurs parfaitement retransmise par l'interprétation vocale d'Hakim Faris. On apprécie aussi au passage que la voix de Victoire Du Bois offre une véritable identité sonore et agréable au personnage de Gabrielle.
Le réalisateur nous fait comprendre que les agressions du monde extérieur impactent Naoufel, mais ne le changent pas. Il est impressionnant également de constater avec quelle clarté il pose le point de vue de la main et comment la magnifique animation nous transmet ce qu'elle ressent. On comprend tout.
Les dialogues sont inspirés et participent à nous faire rentrer dans l'univers du jeune homme. Le travail sur les sons est remarquable et précis. Ils facilitent la compréhension et font partie de la narration. La musique de Dan Lévy donne de l'ampleur aux scènes qu'elle accompagne, elle a un joli impact sur les ambiances que l'on découvre à l'écran.
J'AI PERDU MON CORPS exprime avec une grande sensibilité toute une palette d'émotions. Il raconte avec une force et une simplicité liée à une belle intelligence de la narration des expériences de vie touchantes. On oublie qu'on regarde une œuvre animée et on a plaisir à laisser ce très beau film nous faire ressentir un bouquet d'émotions.
Le réalisateur Jérémy Clapin raconte une histoire unique, celle d'un personnage, Naoufel, mais par le biais d'angles différents dont celui de sa main séparée de son corps. Les souvenirs, le passé récent du personnage principal et le présent de cette main sont déroulés en alternance par le réalisateur pour former une aventure touchante avec un pourtour d'histoire sociétale et un fond profondément humain. On ne s'y attend pas, parce que le postulat paraît étrange, mais on est vraiment touché par ce récit.
Le réalisateur nous fait comprendre que les agressions du monde extérieur impactent Naoufel, mais ne le changent pas. Il est impressionnant également de constater avec quelle clarté il pose le point de vue de la main et comment la magnifique animation nous transmet ce qu'elle ressent. On comprend tout.
Copyright photos © 2019 - Xilam Animation - Auvergne-Rhône-Alpes Cinéma
Source photos @ Rezo Films
Les dialogues sont inspirés et participent à nous faire rentrer dans l'univers du jeune homme. Le travail sur les sons est remarquable et précis. Ils facilitent la compréhension et font partie de la narration. La musique de Dan Lévy donne de l'ampleur aux scènes qu'elle accompagne, elle a un joli impact sur les ambiances que l'on découvre à l'écran.
J'AI PERDU MON CORPS exprime avec une grande sensibilité toute une palette d'émotions. Il raconte avec une force et une simplicité liée à une belle intelligence de la narration des expériences de vie touchantes. On oublie qu'on regarde une œuvre animée et on a plaisir à laisser ce très beau film nous faire ressentir un bouquet d'émotions.
NOTES DE PRODUCTION
(À ne lire qu'après avoir vu le film pour éviter les spoilers !)
UN PARI FOU
C’est en 2011 que Marc du Pontavice
découvre et acquiert les droits de Happy Hand, le livre de Guillaume
Laurant, scénariste de nombreux films notamment LE FABULEUX DESTIN
D’AMÉLIE POULAIN de Jean-Pierre Jeunet. Marc du Pontavice
vient d’obtenir un beau succès en produisant GAINSBOURG, VIE
HÉROÏQUE de Joann Sfar et décide de se lancer dans l’aventure du
film d’animation pour adulte.
Mais le projet va rapidement se révéler
une (longue) course d’obstacles. Tout d’abord le sujet lui-même
fait peur (l’histoire d’une main tranchée). Ensuite, le film qui
navigue entre le thriller et la comédie en passant par une histoire
d’amour crée un mélange des genres qui lui confère une audace
qui peut dérouter certains. Pour couronner le tout, à l’inverse
des films d’animation pour adultes qui ont souvent comme contexte
la guerre (VALSE AVEC BACHIR, PERSEPOLIS) ce film s’ancre dans le
quotidien et l’intime, ce que rarement un film d’animation
occidental n’avait fait jusque-là. Seul le Japon se risque à
produire et investir ce genre de cinéma (Kon Satoshi avec TOKYO
GODFATHER par exemple).
Marc du Pontavice décide néanmoins de
se lancer dans la production du film et recherche un réalisateur
plutôt issu du court-métrage, plus libre dans son ton. Il découvre
alors le cinéaste Jérémy Clapin qui en 2008 a sorti son second
court-métrage SKHIZEN. Le film, nommé aux César, a fait le tour du
monde des festivals y obtenant plus de 90 prix, phénomène assez
rare pour un court-métrage. Les thématiques liées au corps et la
sensibilité du cinéma de Jérémy Clapin résonnent à l’évidence
avec celles du livre.
Commence alors une aventure qui va
durer 8 ans et qui s’accomplira aussi avec la rencontre de Dan
Levy, fondateur du groupe The Dø , qui compose la musique du film.
NOTE DU PRODUCTEUR MARC DU PONTAVICE
Ce projet J’AI PERDU MON CORPS est né
de ma lecture du roman de Guillaume Laurant, Happy Hand. D’abord
interloqué par la capacité du texte à incarner ce membre esseulé,
puis fasciné par cette conscience en quelque sorte séparée, je me
suis senti enfin très ému par son désir de complétude. J’ai
tout de suite pensé qu’il y avait là un véritable défi que seul
l’animation pouvait emporter. Comme si le terme même « animer »
(donner une âme) pouvait ainsi s’accomplir dans cette entreprise.
Caractériser un personnage qui n’a ni yeux, ni bouche, ni visage,
à qui il ne reste finalement que cinq doigts, et produire chez le
spectateur une empathie à son égard, me paraissait toucher au
comble de mon métier.
LA FORCE DE LA MÉMOIRE
Pour autant, l’enjeu dépassait aussi
le défi artistique. Car je pressentais dans cette histoire une
puissance métaphorique qui pouvait emmener le spectateur bien
au-delà du spectacle, à l’intérieur de lui-même. Dans cette
expérience de la séparation, je voyais bien qu’il s’agissait
moins d’altérité que de notre rapport à la mémoire, à notre
mémoire intime, et plus singulièrement à celle qui nous vient de
l’enfance. En inversant le point de vue, le texte dotait cette
mémoire d’un pouvoir autonome, tout à la fois destructeur et
libérateur. J’AI PERDU MON CORPS pouvait ainsi construire un
subtil écho inversé de la tentative proustienne.
C’est à ces questions vertigineuses
que Jérémy Clapin a apporté à sa manière des réponses non moins
singulières. Son univers décalé, poétique, tel que je l’ai
découvert dans ses courts-métrages, et particulièrement SKHIZEN,
offre évidemment une clé pour comprendre son engouement pour ce
livre.
EFFACER LES FRONTIÈRES
Nous avons longuement et passionnément
débattu du processus artistique et technique qui rendrait justice à
ce récit. Et j’ai aimé l’idée proposée que l’imaginaire
soit traité comme une irruption dans le réel. Pour que la main
emporte sa charge poétique, il fallait que le monde (dans lequel
elle fait irruption) soit habité par le réel. Ce qui est un
paradoxe pour un film d’animation. Jérémy a donc eu cette idée
de «simuler» le réel par l’usage d’une grammaire filmique très
proche de la prise de vue réelle, mais aussi et surtout en
choisissant d’animer les personnages en images de synthèse (comme
les décors), lesquelles seraient ensuite « habillées» par le
dessin traditionnel. Ce processus inhabituel en long-métrage qui
efface les frontières entre animation et prises de vues crée un
trouble visuel à la fois magnétique et poétique. Et qui
étonnamment nous fait très vite oublier que nous sommes dans un
film d’animation.
C’est aussi là qu’on reconnaît
les grands artistes en animation, quand la direction artistique et
technique l’emporte sur la seule performance de l’animation ou
l’exploit pictural. Et permet de produire un film très accompli
sans être asservi aux contraintes du «spectacle».
Il faut aussi souligner ici deux
caractéristiques qui emmènent ce film ailleurs. La première a
trait à la représentation de l’intime et du trivial. Cette
représentation est presque inédite dans l’histoire de l’animation
occidentale. Celle-ci s’est jusqu’ici emparée surtout du
merveilleux, du fantastique ou plus récemment du politique. Seuls
les japonais ont osé très tôt animer le réel, le quotidien,
l’intime. Takahata a presque théorisé cette singularité. C’est
l’une des grandes audaces de Jérémy dont le récit et la mise en
scène s’attardent ainsi sur d’infimes détails qui ancrent ses
personnages beaucoup plus profondément dans notre imaginaire.
UN RÉCIT SENSORIEL
L’autre caractéristique également
absente de l’animation occidentale, c’est la déconstruction du
récit. En multipliant les temporalités, Jérémy tisse son récit
d’une manière qui est à la fois sensorielle et impressionniste.
Il faut dire que le processus même de fabrication de l’animation
privilégie le récit linéaire. Dans la mesure où, pour des raisons
économiques, on ne fabrique quasiment que des plans utiles, le
montage en animation se fait en amont et le récit filmique se trouve
alors inéluctablement proche de la trame scénaristique. En prises
de vues réelles, on dispose à l’inverse d’un champ immense des
possibles qui permet parfois d’arracher le récit à sa linéarité.
Dans le cas de notre film, nous avons bénéficié de circonstances
exceptionnelles : d’une part le scénario lui-même avait affirmé
sa singularité en empruntant résolument la voie d’une
multi-temporalité (ce qui en a surpris plus d’un), mais aussi et
surtout la longueur très inhabituelle du temps de la préproduction
(presque trois ans) a permis à Jérémy et son monteur de tenter de
multiples possibilités, de faire un vrai travail de recherches qui,
au final, a permis de tisser le récit d’une manière très
inhabituelle et qui engage très fortement le spectateur dans
l’expérience.
Enfin, je voudrais souligner
l’importance du rôle du studio Xilam dans cette aventure qui a mis
à disposition de Jérémy tout son savoir-faire, mais plus encore sa
détermination et sa passion à soutenir un projet dont personne ne
voulait. Au point finalement de prendre un risque considérable
puisqu’il a finalement dû financer plus de 50% du budget en fonds
propres.
ENTRETIEN AVEC JÉRÉMY CLAPIN,
RÉALISATEUR ET CO-SCÉNARISTE
C’est à la fin des années 90 que
Jérémy Clapin étudie l’animation et l’illustration à l’École
des Arts Décoratifs de Paris. Diplômé en 1999, il commence à
travailler en 2000 en tant qu’illustrateur et réalise en 2004 son
premier court-métrage UNE HISTOIRE VERTÉBRALE, bien accueilli dans
les festivals. En 2008, il raconte dans SKHIZEN l’histoire d’un
homme frappé par une météorite, qui se retrouve décalé à 91cm
de son corps physique, devenu invisible; le film obtient plus de 90
prix en festivals (Cannes, Clermont…) et reçoit une nomination
pour les César. Jérémy Clapin poursuit ses activités dans la
publicité puis signe en 2012 PALMIPEDARIUM, dans lequel il aborde
une manière de filmer l’animation plus proche de la prise de vues
réelle. En 2019, il est élu par Variety parmi les 10 animateurs à
suivre. J’AI PERDU MON CORPS est son premier long-métrage.
« Questionner l’animation »
Dans vos courts-métrages, vous avez
utilisé à chaque fois des graphismes et des traitements techniques
différents. Pour quelles raisons ?
C’est l’histoire et le concept qui
dictent mes choix artistiques puis techniques. Ils interrogent tous
les deux ma manière de travailler l’animation, de raconter à
travers ce medium. Une bonne connaissance des outils et de leur
philosophie est indispensable pour proposer d’autres approches.
Le point commun entre ces
courts-métrages et J’AI PERDU MON CORPS, ce sont des personnages
qui sont tous en décalage avec l’univers qui les entoure.
J’ai effectivement tendance à aller
vers des personnages qui ne sont pas à leur place dans le monde et
je traduis souvent ce décalage de manière visuelle. Mais j’essaie
de révéler une dimension plus universelle à travers cette
singularité. En réalité, j’ai l’impression que ce décalage
est la condition de départ de beaucoup d’histoires. Si le héros
restait à sa place, il n’aurait pas de volonté de s’en
extraire, donc de bouger. Il ne s’interrogerait pas sur le rôle
qu’il a à jouer pour s’accomplir et il n’y aurait pas
d’histoire !
Quel a été le point de départ du
projet J’AI PERDU MON CORPS ?
Marc du Pontavice avait vu et apprécié
mes courts-métrages. Il avait envie de produire un long-métrage
d’animation destiné aux adolescents et aux adultes, et moi d’en
réaliser un. Le dialogue s’est très bien passé et Marc m’a
proposé d’adapter Happy Hand, le livre de Guillaume Laurant.
« Le point de vue d’une main »
L’histoire du roman est différente
de celle du film. Comment en avez-vous abordé l’adaptation avec
Guillaume Laurant ? Quels sont les principaux changements que vous
avez apportés tous les deux, puis ceux que vous avez apporté de
votre côté, en tant que réalisateur ?
Écrire à quatre mains était une
première pour moi, et un exercice d’autant plus délicat que
d’habitude j’intègre assez tôt la création du storyboard dans
le processus de développement de l’histoire. Je passe sans cesse
du dessin au script et du script au dessin, et de ce fait, inclure un
autre scénariste dans cette méthode de travail est assez difficile.
Dans un premier temps, nous avons travaillé ensemble, Guillaume et
moi, et je pense que j’ai fait fausse route en respectant un peu
trop le récit du roman au détriment du projet d’animation. Marc
et Guillaume m’ont encouragé à m’approprier davantage
l’histoire. J’ai donc retravaillé seul autour du dispositif et
de l’idée maîtresse du film. L’enjeu, pour moi, c’était la
gestion du point de vue de la main, qui était l’élément inédit
le plus fort et le plus intéressant à mettre en scène. Tout le
récit et les personnages devaient s’articuler autour de cela. Je
suis reparti du pitch - une main part à la recherche de son corps -
et j’ai tout repensé et réinventé. Au final, le récit du film
est devenu très différent de celui du roman et je remercie
Guillaume de m’avoir laissé autant de liberté.
Avez-vous finalisé le scénario tout
en commençant à réaliser le story-board de certaines scènes,
afin de les jauger et de les améliorer ?
Nous avions décidé assez tôt de
réaliser un animatique - un brouillon animé de plusieurs séquences
– parce que je savais que j’allais en avoir besoin pour mieux
appréhender le personnage de la main, pour développer le langage
graphique et la grammaire du mouvement. De plus, il était impossible
que tout le monde ait la même vision du projet en consultant
seulement un script. L’animation peut être très inventive et
apporter énormément de choses impossibles à décrire par des mots
dans un scénario. Nous avons donc fabriqué cette animatique de 10
minutes et ce travail a remis en cause certaines parties du scénario.
Nous avons trouvé des réponses narratives beaucoup plus riches
grâce aux images, et en manipulant ce storyboard et ce montage. Ces
trouvailles ont été réinjectées dans le script et nous ont permis
d’aboutir à une version du script sur laquelle Marc, Guillaume et
moi sommes tombés d’accord. Ce «ping-pong» entre l’animatique
et le scénario a été extrêmement précieux pour moi.
« Donner vie à un univers »
Comment avez-vous choisi l’approche
graphique du film ?
Je voulais éviter à tout prix
« d’esthétiser » le film. La beauté des graphismes,
le pouvoir de séduction des images cachent souvent une faiblesse du
propos. C’est un peu comme les chanteurs et chanteuses à voix,
moins ils ont de choses à raconter et plus ils en font, plus ils
font des « vibes » et des effets de style. Pour moi la
beauté d’un univers, ce n’est pas sa beauté plastique mais
c’est la force et la véracité qu’il dégage. Je voulais quelque
chose de brut, quelque chose qui ne soit pas lisse et convenu comme
bon nombre de productions actuelles. Je voulais des accidents, de la
matière, quelque chose de rugueux et pictural.
Ce film, ce n’est pas que du dessin,
c’est aussi de la photo, de la lumière, de la profondeur de champ,
des perspectives et des caméras étonnantes. Tout ce qui me
permettait d’exalter l’aspect cinématographique du film était
bon à prendre. J’ai donc opté pour des techniques mixtes, en
utilisant les avantages de la 2D et de la 3D. Au final, c’est un
univers à mi-chemin entre le dessin et le cinéma.
Comment avez-vous pensé ce mélange de
dessin à la main et de 3D effectué avec le logiciel Blender ?
Les personnages et les décors ont été
modélisés en 3D, puis animés. Le tout a été retracé, corrigé
et amélioré par des artistes, des décorateurs et des animateurs
2D. Heureux hasard du calendrier, quelques mois seulement avant la
mise en production du film, et alors que je cherchais encore la
meilleure solution technique pour le fabriquer, j’ai découvert un
outil révolutionnaire. J’avais déjà utilisé Blender – qui est
un logiciel gratuit, en accès libre sur le web - pour réaliser mes
courts-métrages, mais j’ai découvert ensuite Grease
Pencil (crayon gras) un outil d’animation 2D, intégré à
Blender qui permet de dessiner directement sur des éléments en 3D,
qu’il s’agisse de modélisations de personnages ou de décors.
Grâce à ce nouvel outil, nous avons gagné beaucoup de temps et de
précision au moment du dessin de l’animation 2D. Sans cet outil,
je pense que nous n’aurions pas pu parvenir à un tel résultat, ou
en tous cas pas de cette manière directe et assez rapide.
« La direction d’acteurs »
Comment avez-vous utilisé les prises
de vues réelles ?
Je voulais une animation réaliste,
loin des codes cartoon ou sur-joués de la grande majorité des films
d’animation. Nous avons enregistré les voix des acteurs tout en
les filmant, pour obtenir des références visuelles de leurs
gestes. Ils prenaient les poses de leurs personnages en jouant les
situations, mais comme il s’agissait d’un tournage limité à 5
jours, je me suis vite rendu compte que les comédiens ne pourraient
pas me faire assez de propositions gestuelles efficaces pour
alimenter l’intégralité du film. Ce n’était pas un problème
en soi, car le travail d’un animateur consiste aussi à être
inventif et à créer ce qu’il faut animer au bon moment. Nous
n’avons jamais été dépendants de ces références vidéo du jeu
des acteurs. Quand elles étaient intéressantes, je les donnais à
l’animateur chargé de ces plans-là, mais dans le cas contraire
nous ne les utilisions pas : je faisais un point avec l’animateur
pour lui décrire mes intentions de jeu, souvent en me filmant
moi-même, et le modèle 3D du personnage était animé en fonction
de cela. Il n’était pas question de faire «bêtement» de la
rotoscopie* si cela n’apportait rien à la dramaturgie.
Les séquences pendant lesquelles on
suit la main sont racontées sans dialogue, et cela focalise
l’attention du spectateur sur les obstacles qu’elle franchit et
les dangers qui la menacent. De même, elle se souvient du passé
uniquement par le biais des sensations tactiles, ce qui vous permet
de créer des moments très forts et très émouvants. Pouvez-vous
parler de cet univers sans mot de la main, et de la manière dont
vous avez utilisé l’animation pour le créer ?
Dans le livre, la main est la
narratrice de sa propre histoire. Elle prend la parole. Quand j’ai
réfléchi à l’adaptation, je me suis demandé si c’était à
garder ou pas, mais dans les premières versions du script, nous
avons quand même inclus une voix off. Petit à petit, il est devenu
clair que c’était une faiblesse car la main ne pouvait pas être à
la fois la narratrice du récit, et se trouver au cœur de l’action
à l’image, dans les péripéties qu’elle vivait. Comme cela
nuisait au film, nous avons éliminé tous les dialogues de la main,
puis renforcé ce monde sans mot. Nous aboutissons à deux récits :
celui de cette main – que nous avons surnommée Rosalie – qui
s’échappe du réfrigérateur pour tenter de retrouver son corps et
qui se souvient de sa vie passée lorsqu’ils étaient encore liés,
et celui de Naoufel qui veut se rapprocher de Gabrielle. Mêler ces
deux trames narratives en une seule histoire m’a permis d’utiliser
l’approche sensorielle pour bondir dans les flashbacks. J’ai
tenté d’imaginer comment une main pouvait se rappeler de sa vie.
Je me suis demandé quels étaient ses fragments de souvenirs. J’ai
voulu que les cadrages soient toujours à la hauteur d’une main,
que les visages soient souvent morcelés pour suggérer qu’elle ne
voit pas le monde de la même manière. Tout est relié à des
anecdotes et des sensations tactiles. Je crois que c’est tout cela
qui apporte de l’originalité et de la force à ces séquences.
« Une approche sensorielle »
Dans la seconde partie du travail
d’adaptation que vous avez mené seul, avez-vous recentré la
trajectoire de Naoufel sur son énorme besoin d’amour ?
Oui car dans le livre la rencontre avec
Gabrielle arrive très tard et ne se fait pas du tout dans les mêmes
circonstances. Sachant que la quête de la main se trouvait au centre
du film, il fallait que celle de Naoufel soit aussi forte, et je l’ai
donc écrite «en creux». Naoufel est un personnage déraciné, qui
a eu une enfance lumineuse, remplie d’espoirs et de rêves, mais
que le destin a malmené après la mort accidentelle de ses parents.
Quand nous le voyons dans le présent, il mène une vie sans
perspectives, mal hébergé par un oncle qui lui prend une partie de
sa maigre paie de livreur de pizza. Naoufel se laisse gagner par un
immobilisme total et rien ne l’aide à relever la tête. Je voulais
que sa rencontre avec Gabrielle soit un déclencheur, une petite
étincelle dans l’obscurité qui lui donne envie de reprendre le
contrôle de son destin. Comme je souhaitais aussi établir des
connexions entre la sensibilité de la main et celle de Naoufel, j’ai
eu l’idée d’exprimer cela par le biais du son. C’est la raison
pour laquelle je montre que Naoufel, enfant, enregistrait toutes les
ambiances de son environnement avec son magnétophone, et qu’il a
gardé précieusement ses cassettes audio. Au cinéma, le son est
très tactile, il évoque directement nos sensations, nos
interactions avec le monde. De même, la rencontre entre Naoufel et
Gabrielle est d’abord sonore, elle a lieu par le biais d’un
interphone, à la suite d’un petit accident qui ruine la livraison
d’une pizza. Mais il se crée déjà un petit lien pendant ce
dialogue, un début de complicité, à 35 étages d’écart.
Et cette scène n’existe pas dans le
livre…
Non. Quand Naoufel est petit, le son et
ses enregistrements constituent son rapport au monde. Il écoute. À
20 ans, il est un devenu un garçon coupé de tout. Après avoir
rencontré Gabrielle, il se reconnecte à tout cela en entreprenant
cette quête amoureuse. Il réécoute ses cassettes. Il retrouve le
plaisir de ces sensations sonores, comme dans la scène où il ferme
les yeux et où l’écran devient noir. Ces enregistrements
n’existent pas non plus dans le livre, ni le fil rouge de la
mouche, ni l’igloo, ni la grue, ni les livraisons de pizza, etc.
J’ai eu besoin de créer tout cela pour renforcer le lien des
personnages entre eux et leur place dans l’histoire.
En transposant cette adaptation en
animatique, êtes-vous revenu encore sur le script en le
modifiant, en coupant des choses ?
Oui et c’était inévitable.
D’ailleurs Marc et moi avions bien prévenu toute l’équipe que
l’animatique continuerait à bouger jusqu’au dernier moment. Il
m’a permis de déterminer les scènes qui fonctionnaient le mieux,
et bien sûr ce sont celles-là dont nous avons lancé la fabrication
de l’animation en premier, afin que je puisse me laisser un peu de
recul pour retravailler les autres.
« Les équipes de tournage »
L’animation a été préparée et
produite dans trois studios différents situés à Paris, à Lyon et
sur l’île de la Réunion. Comment vous êtes-vous organisé pour
suivre et valider le travail de ces trois équipes ? Où étiez-vous
basé ?
Des collègues réalisateurs m’ont
raconté avoir perdu une partie du contrôle de leurs films en se
voyant imposer par la coproduction des équipes ou des studios qu’ils
ne connaissaient pas. Comme je voulais éviter que nous puissions
nous retrouver dans une telle situation, j’ai imaginé une manière
de morceler le travail de fabrication pour m’assurer que je
garderai la maîtrise de ma réalisation. Ce qui m’a grandement
simplifié la tâche, c’est qu’il n’y a pas eu de coproduction,
et que tout a été segmenté en bonne intelligence en amont. Donc
chronologiquement, la préproduction artistique, le storyboard et
l’animatique ont été faits à Paris, chez Xilam. Après il y a eu
l’étape du layout 3D, effectuée par le studio Xilam de
Villeurbanne, près de Lyon, pendant laquelle on découpe le film
plan par plan, on choisit les angles et les mouvements de la caméra,
et où l’on met les personnages en place dans les décors. Et
ensuite, ces layouts préparatoires de plans ont été envoyés au
studio Gao Shan situé sur l’île de la Réunion, et c’est là
qu’ils ont été animés en 3D. J’ai pu m’y rendre 2 fois pour
superviser le travail des équipes avec David Nasser, le directeur 3D
sur place.
Ensuite c’est à nouveau le studio
Xilam de Lyon qui s’est occupé de réaliser tous les dessins des
animations 2D. Et finalement c’est à Xilam Paris que s’est
effectué le compositing qui a permis d’obtenir l’image
définitive du film.
« La dimension romantique du
récit »
La musique originale de Dan Levy est
particulièrement belle. Comment avez-vous collaboré avec lui ?
J’avais envie de musique électronique
pour ce film et c’est mon assistant réalisateur Matthieu Garcia
qui m’a parlé du travail que Dan Levy avait fait pour le cinéma.
Je connaissais Dan par le biais des albums du groupe The Dø, qu’il
a créé avec Olivia Merilhati. Au fil de nos discussions, Dan m’a
confié qu’il n’avait pas eu que des bonnes expériences dans le
domaine de la musique de films, et qu’il s’était senti parfois
dépossédé de ses créations. Il avait quasiment renoncé à
composer pour le cinéma, mais comme il aimait beaucoup le projet, il
m’a dit ‘OK, je vais travailler pendant une semaine sur des
propositions en regardant ton film en boucle’. Il a préféré
explorer ce que pourrait être l’univers musical entier du film
plutôt que de tenter de coller à des scènes précises. Au début,
j’avais sélectionné deux séquences qui ont été envoyées aussi
à un autre compositeur, mais Dan m’a vite appelé pour me dire
qu’il ne procéderait pas comme cela, et qu’il préférait
composer plus de musique pour ce test, pour me présenter une
proposition beaucoup plus ample. J’ai trouvé cette approche
picturale très intéressante, et une semaine plus tard, il m’a
livré 10 morceaux qui m’ont convaincu.
Et c’est bien le ressenti émotionnel
global qui transparaît dans la musique, plutôt que l’accompagnement
précis des péripéties d’une scène, comme on a tendance à le
faire traditionnellement dans l’animation…
Effectivement. Dan est un véritable
artiste et je l’ai accueilli et accepté comme un auteur. J’ai
ouvert la porte du film pour que nous puissions la franchir tous les
deux. Il a exalté la dimension romantique du récit, et donné de
l’ampleur à toutes les émotions du film. Je dois dire que le
projet a fédéré beaucoup d’énergies positives dans les autres
départements aussi, et que tout le monde est allé au-delà de ce
que je demandais : les décorateurs, les animateurs, toute l’équipe.
Ils ont pris plaisir à s’investir dans le projet, et ce plaisir a
démultiplié la qualité du film. Au-delà des rencontres
artistiques et humaines incroyables que j’ai faites au contact des
équipes, leur forte implication a été un formidable soutien pour
moi tout au long du projet. Il est clair qu’elle transparaît dans
J’AI PERDU MON CORPS. Je les remercie chaleureusement pour tout
cela.
GUILLAUME LAURANT, AUTEUR, ÉCRIVAIN,
SCÉNARISTE, DIALOGUISTE
Après une scolarité laborieuse
Guillaume Laurant exerce divers métiers dès l’âge de 18 ans :
manœuvre, manutentionnaire, saisonnier, chauffeur livreur, coursier,
serveur et autres.
À 24 ans il se lance dans l’écriture
d’un roman et intègre une troupe de théâtre amateur. Il écrit
plusieurs pièces, dans lesquelles il est également acteur. Un
scénario de moyen-métrage, envoyé par la poste à Jean-Pierre
Jeunet lui vaut de contribuer aux dialogues du film LA CITÉ DES
ENFANTS PERDUS et une consultation sur le scénario d’ALIEN IV. À
partir de là, il ne cesse d’écrire, alternant œuvres
romanesques, théâtre et cinéma.
Il signe, ou co-signe avec le/la
réalisateur, scénario et dialogues entre autres de : LE
FABULEUX DESTIN D’AMÉLIE POULAIN, UN LONG DIMANCHE DE FIANÇAILLES,
MICMACS À TIRE-LARIGOT, et L’EXTRAVAGANT VOYAGE DU JEUNE ET
PRODIGIEUX T.S. SPIVET de Jean-Pierre Jeunet, EFFROYABLES JARDINS de
Jean Becker, JE M’APPELLE ÉLISABETH et L’HOMME QUI RIT de Jean
Pierre Améris, L’ODEUR DE LA MANDARINE de Gilles Legrand, UN
SAMEDI SUR LA TERRE de Diane Bertrand, RAOUL TABURIN de Pierre Godeau
(adapté du récit graphique de Sempé).
Par ailleurs, il publie deux romans :
Les Années Porte Fenêtre (le Seuil 2002) et Happy Hand (le Seuil
2007).
ENTRETIEN AVEC DAN LEVY, COMPOSITEUR
Avec Olivia Merilahti, Dan Levy
fonde le groupe The Dø en 2006. Après trois albums, (A mouthful /
Both ways open jaws / Shake shook shaken) trois tournées
internationales et une victoire de la musique, Dan Levy
continue sa carrière de réalisateur et producteur avec des artistes
comme Jeanne Added, Thomas Azier ou Lou Doillon. Il compose notamment
pour la compagnie de danse contemporaine Carolyn Carlson et
régulièrement aussi pour le cinéma. Il a reçu le Prix de la
meilleure musique de film pour THE PASSENGER lors du festival
Premiers Plans d’Angers.
Comment avez-vous abordé la
composition de la musique de J’AI PERDU MON CORPS, et quelle a été
votre méthode de travail ?
Tout a commencé par l’envoi d’un
synopsis assez court et de deux scènes animées. Plutôt que
d’illustrer ces deux scènes, j’ai composé de la musique
inspirée du film à partir des éléments en ma possession, et
j’ai été complètement happé par cet univers. Je me suis enfermé
pendant deux jours et j’ai écrit à ce moment-là les thèmes
principaux que l’on retrouve dans le film. J’ai envoyé ces vingt
minutes de musique à Jérémy, en lui expliquant ma démarche, et
pourquoi j’avais préféré composer de cette manière et ne pas
m’en tenir à deux scènes. C’était la première fois que je
travaillais pour un film d’animation, et j’ai été séduit par
la magie qui se dégageait de ce travail intense et minutieux.
« Imaginer des personnages »
Dans ce film, on est frappé par la
manière dont Jérémy Clapin reste constamment dans l’univers
mental des personnages, dans leur vécu. Tout est très intériorisé,
très sensible, et on imagine qu’une telle narration parle encore
plus à un musicien…
Exactement. Ce qui m’a plu dans ce
processus, c’est que je ne disposais pas du film abouti, mais
seulement d’une animatique qui me permettait d’anticiper 40% de
ce que serait son rendu final. Du coup, j’ai dû compenser en
créant la musique. Compenser en émotions, en imaginant ces
personnages avec leurs visages définitifs. Ces zones d’ombres ont
nourri aussi mon inspiration. C’était différent de ce que j’avais
connu lors de mes précédentes expériences : d’habitude, on
me donnait un film achevé à 80% et après c’était à moi de me
débrouiller comme je le pouvais. Dès le début, j’ai eu envie
d’amplifier les émotions, de les accentuer beaucoup. Souvent,
quand on me parle du film, les gens disent ‘On oublie qu’il
s’agit d’un film d’animation’. Je crois que cela vient du
fait qu’il y a de vraies émotions qui surgissent.
Oui, parce que les personnages existent
vraiment…
…et parce que les personnages animés
jouent bien, parce que les voix des acteurs sont justes et très
présentes. La musique joue sur ces émotions qui amènent de la
réalité et de la vérité.
Une des traditions de la musique
composée pour les films d’animation consiste à illustrer l’action
en collant à l’image…
Oui, c’est que l’on surnomme le
« Mickeymousing »…
…pourtant, dans J’AI PERDU MON
CORPS, plutôt que de commenter et de renforcer ce qui se passe
visuellement, votre musique nous entraîne dans le ressenti intérieur
des personnages, qu’il s’agisse de la main ou de Naoufel…
C’est Jérémy qui a toujours insisté
sur cela. Dès notre premier rendez-vous de travail, il m’a dit
‘Surtout ne tombe pas dans le travers de la musique d’animation,
et ne fais pas du Mickeymousing’. Heureusement qu’il a bien
insisté sur cela, car je pense qu’illustrer l’action aurait pu
devenir ridicule, surtout quand on voit la main qui marche.
« La musique et les bruits »
Dans la scène d’ouverture, qui se
situe juste après l’accident dans la menuiserie, la pulsation de
la musique évoque le bruit du sang pompé par le cœur dans les
artères, et le son nous fait ressentir le traumatisme subi par le
héros… puis il y a les coups donnés par la main pour se libérer
du réfrigérateur, après le générique, et d’autres ambiances
sonores à base de pulsations dans l’institut médico-légal, quand
la main s’évade… Pourriez-vous nous parler de ces rapports entre
les bruits et la musique, que vous utilisez aussi parfois dans les
chansons de votre groupe The Dø ?
C’est intéressant que vous me posiez
cette question, parce que cela vient de la manière dont je fais de
la musique depuis ma jeunesse. Je n’en ai parlé que rarement
jusqu’à présent, mais il se trouve que mes parents possédaient
un restaurant et que je suis né dans cette ambiance. Mes premières
expériences de composition musicale, je les ai faites dans la cave
du restaurant familial, pendant le service. À ce moment-là, je me
servais des bruits pour composer, parce que je n’avais pas
d’instruments à ma disposition. Ce n’est que plus tard que mon
père a acheté une batterie qui a pourri dans la cave (rires). Et si
j’ai été touché autant par ce film, c’est parce que j’avais
moi aussi un magnétophone à cassettes comme celui de Naoufel. Et
comme lui j’enregistrais absolument tout…
C’est une coïncidence incroyable !
Oui. J’ai toujours fait cela,
enregistrer les sons de la vie. Des sons de casseroles, d’assiettes,
d’objets trouvés dans la cave de mon père… Et j’ai continué
à le faire en composant les chansons de The Dø. D’ailleurs,
pendant la première tournée de The Dø, nous avions une sorte de
batterie gigantesque entourée de casseroles. Ce n’était pas très
joli à voir, mais ça sonnait très bien ! Pour revenir au
film, je voudrais juste préciser que je n’ai pas touché aux
effets sonores, et que j’ai collaboré avec le bruiteur. Ce qui me
plaisait dans ce que vous appelez la pulsation, c’était de créer
les sons de la mécanique du destin. Pour moi, c’est à la fois la
mécanique qui nous entraîne tous vers notre destin, et celle qui
emporte la main de Naoufel. Je voulais un thème principal cyclique.
Il y avait aussi une volonté de Jérémy de brouiller les pistes
entre les vrais sons et la musique, afin qu’elle se mue parfois en
effets sonores, et vice-versa, que certains bruits se transforment en
musique.
« Enregistrer les sons »
Comment travaillez-vous ces sons ?
On les étire, on les place dans des
réverbérations, et on les transforme pour qu’ils soient
compatibles avec le reste de la composition. Ils ne restent jamais
bruts. Cela permet de créer de la matière nouvelle pour explorer
des idées. Il y a dix ou douze ans, quand on a créé The Dø, je
m’amusais énormément avec ça. J’y ai un peu moins recours à
présent, mais j’ai toujours mes banques de sons à disposition.
Et donc vous continuiez à faire à
l’âge adulte, dans votre métier de musicien, ce que vous faisiez
enfant, c’est-à-dire enregistrer les sons qui vous plaisaient, en
les gardant pour les utiliser plus tard ?
Oui, je l’ai toujours fait. Je crois
que je pense comme un cinéaste ou comme un écrivain qui amasse des
petites choses, des petits fragments de vécu…J’ai toujours aimé
enregistrer des sons, et j’ai une boîte de cassettes qui est la
même que celle de Naoufel. J’enregistrais les repas de famille,
tout…Et j’ai des heures et des heures de souvenirs sonores.
J’aimerais bien savoir d’où cela me vient. J’ai découvert que
je n’étais pas le seul à l’avoir fait, puisque c’est dans le
film ! Quand on voit Naoufel abaisser la vitre de la voiture et
sortir son bras pour enregistrer le bruit de l’air sur le micro, eh
bien j’ai fait exactement pareil pendant mon enfance. D’ailleurs
pendant mes vacances, j’allais surtout dans des endroits où le son
pouvait être intéressant ! (rires)
« La mémoire et la musique »
Vous utilisez des sons cristallins,
comme ceux produits par un verre sur le rebord duquel on passe un
doigt humide, pour évoquer les premiers souvenirs d’enfance
sensoriels de la main… Cela crée une ambiance onirique très
douce…
J’ai adoré cette scène imaginée
par Jérémy, et j’avais envie d’évoquer ces souvenirs que l’on
garde. Là, il s’agit des souvenirs de la main, et il fallait qu’il
n’y ait plus aucun son réel, mais juste la mémoire et donc la
musique.
Je voulais que cela reste très simple,
et pour évoquer cela, nous n’avions pas besoin d’une ambiance
d’orchestre symphonique ni d’une mélodie complexe. Ce thème en
trois notes m’est venu naturellement, et c’est d’ailleurs celui
sur lequel le film s’achève, comme si tous ces événements
étaient déjà devenus des souvenirs pour Naoufel. J’avais envie
de quelque chose qui nous transporte très facilement.
Dans la séquence pendant laquelle on
passe de beaux souvenirs d’enfance de Naoufel avec ses
enregistrements au magnétophone, à l’accident et enfin à son
arrivée en France auprès de son oncle et de son cousin, qui va
d’emblée être désespérante, vous passez des sonorités sereines
de flûtes à celles plus métalliques et plus froides du
synthétiseur…
Oui, je voulais quelque chose de simple
dans la thématique, et dans la suite de la mécanique du destin. Le
thème en quatre ou cinq notes, joué à la flûte, représente
Naoufel et on le retrouve souvent dans le film. Après l’accident,
on plonge dans une sonorité qui reste douce mais qui est plus
synthétique, plus urbaine, plus dramatique. À partir de là, cela
se transforme en nappes musicales… Il fallait que l’on sente la
lassitude et la mélancolie de Naoufel.
« L’aventure de cette main »
Pendant la formidable séquence de
suspense de la main dans le métro, vous utilisez des saillies de
synthétiseurs qui m’ont parfois fait penser aux sonorités
métalliques des scènes de poursuite de TERMINATOR 2.
Ce n’est pas trop ma culture
cinématographique, mais je connais cette musique. Il se trouve que
la scène dont vous parlez est la dernière sur laquelle j’ai
travaillé. Nous l’avions gardée pour plus tard. Jérémy m’avait
montré la scène dans laquelle la main se retrouve dans la benne du
camion de ramassage des poubelles, et il m’avait dit ‘Voilà,
l’aventure de la main commence vraiment à partir de là’.
J’étais parti sur un thème assez doux, qui évoquait une certaine
liberté. Puis on passe à cette scène que j’adore, avec la main
qui évite un type saoul, qui se réfugie dans une boîte de conserve
et qui dévale les escaliers du métro. J’ai utilisé une gamme de
notes qui « descend » pour accompagner ce mouvement, mais
à ce moment-là, on n’est pas encore dans une ambiance musicale
des années 90 : cela commence seulement quand la main se
retrouve face aux rats… Et effectivement, il y a peut-être là un
rapprochement inconscient avec la musique de TERMINATOR 2.
« Les thèmes du film et de la
musique »
On retrouve le thème de l’enfance et
les sons de flûte quand le quotidien triste de Naoufel est illuminé
par sa discussion avec Gabrielle via l’interphone de
l’immeuble…Cette mélodie devient le thème de l’espoir à
partir de là…
C’est le thème qui doit faire naître
une émotion forte chez le spectateur et redonner espoir,
effectivement. C’est l’une des premières scènes dont je me suis
occupé, et je dois dire qu’au tout début, c’est en découvrant
cette séquence de l’interphone que j’ai eu envie de travailler
sur ce projet. Et ensuite, c’est en composant la musique de cette
scène que j’ai eu un déclic et que j’ai su comment créer la
musique qui allait convenir au film.
Dans la scène de la main attaquée par
les fourmis, puis sa chute au travers de la glace dans le parc, votre
musique se met en retrait, et laisse la priorité aux effets sonores
qui évoquent ce qui se passe sous l’eau… Comment avez-vous
décidé à quels moments la musique devait se mettre en retrait par
rapport aux bruitages ?
Pour la scène des fourmis, Jérémy
souhaitait du bruitage plus que de la musique, et pour le moment où
la main transperce la glace, il y avait initialement de la musique,
mais Jérémy l’a retirée pour souligner le fait que l’on
passait dans une autre dimension. Et c’est très réussi.
La construction de l’igloo est
accompagnée par une chanson au style électro, avec le refrain « you
are the one » que l’on pourrait traduire par « tu es
celle qui m’est destinée »…
C’est une chanson que j’ai faite
avec un artiste qui s’appelle Scarr, dont j’ai produit l’album
qui sort à la rentrée. Jérémy cherchait une chanson pour ce
moment du film, je lui ai amené celle-là en lui demandant si elle
pouvait correspondre, et il l’a tout de suite aimée et prise sans
hésitation. C’était un choix étonnant, parce que là, on sortait
des années 90, mais cette chanson fonctionne bien dans le film.
Il y a une première chanson de
Hip-Hop, quand Naoufel conduit la camionnette et une deuxième
pendant la fête. Pour ces deux morceaux, vous avez collaboré avec
Swan, Youv Dee, Assy et Ars’n…
Oui, il s’agit du groupe L’Ordre du
Périph, que j’ai découvert au Printemps de Bourges. Ce sont des
musiciens très jeunes, de vingt ans, mais ils ont retourné le
public ! Je m’étais dit à ce moment-là que si je devais
faire du Hip-Hop un jour, j’aimerais collaborer avec eux. La
difficulté, c’était qu’il fallait évoquer le Hip Hop des
années 90, mais ils connaissaient très bien ces références-là.
De mon côté, j’ai fait un « beat » comme à l’époque,
et nous avons enregistré deux morceaux en une journée de studio.
La troisième chanson est celle du
générique de fin, chantée par Laura Cahen…Pouvez-vous nous en
parler ?
Laura est une artiste avec laquelle je
travaille en ce moment pour un futur album, et Jérémy a flashé sur
cette chanson qui s’intitule «La Complainte du Soleil ». C’est
amusant, parce que j’ai travaillé sur cette chanson parallèlement,
pendant que je composais la musique du film, mais sans savoir qu’elle
en ferait partie plus tard. Et on retrouve certaines sonorités du
film dedans. Le soleil est souvent présent dans le film, et Marc du
Pontavice a lui aussi été sensible à cela.
« Une liberté totale de
création »
Quels souvenirs garderez-vous de cette
expérience de composition de la bande originale de J’AI PERDU MON
CORPS ?
Je peux dire que cela a été l’une
des plus belles relations artistiques de toute ma vie. J’ai adoré
travailler avec Jérémy. Je trouve que c’est un homme et un
artiste extraordinaire, humble et travailleur. C’est très rare. Il
a mené ce film d’une manière extraordinaire, en réussissant à
transmettre sa vision à toutes les personnes de l’équipe, même
quand ce n’était pas évident. Pour ma part, quand je me
retrouvais parfois face à un écran gris, il me racontait la scène
à venir avec une telle force de conviction que j’arrivais à voir
exactement ce qu’elle allait être. Et trois mois plus tard, quand
je la découvrais, elle correspondait exactement, artistiquement et
émotionnellement, à ce qu’il m’avait décrit. C’était une
expérience longue pour moi – neuf mois de travail pour créer
cinquante minutes de musique – mais elle a été magique. J’ai
adoré travailler aussi avec Marc du Pontavice, qui est un producteur
qui fonctionne dans l’émotion, et qui a toujours cru au projet,
même quand personne n’y croyait. J’aime ces batailles
artistiques, cette ferveur d’une équipe passionnée par un projet
atypique. Et je n’oublierai jamais le moment où au début de notre
collaboration, Jérémy m’a dit ‘Dan, tu vas composer la musique
du film. Tu vas en être le co-auteur, et il faut que l’on se fasse
confiance.’ Pour moi, c’était exactement comme ce moment de la
scène de l’interphone, quand Gabrielle demande à Naoufel :
‘Vous avez eu un accident, mais ça va ? Vous n’avez rien de
cassé ?’ Naoufel a l’impression que c’est la première
fois que quelqu’un pose une question sur lui… Et pour moi, quand
Jérémy m’a dit cela, c’était la première fois que la porte
était ouverte et que l’on me disait que j’allais pouvoir
m’exprimer créativement avec cette liberté-là. C’était
tellement beau et cela m’a tellement touché que j’ai su que nous
allions travailler ensemble de manière prolifique, artistique,
fraternelle et intense. C’est tellement exceptionnel que l’on
laisse les gens faire ce qu’ils savent faire, en leur faisant
totalement confiance !
Source et copyright des textes des notes de production @ Rezo Films
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