lundi 2 décembre 2019

BROOKLYN AFFAIRS


Policier/Drame/Un vrai film noir, Edward Norton réussit son long-métrage dans tous ces aspects

Réalisé par Edward Norton
Avec Edward Norton, Gugu Mbatha-Raw, Alec Baldwin, Willem Dafoe, Bruce Willis, Ethan Suplee, Cherry Jones, Bobby Cannavale...

Long-métrage Américain
Titre original : Motherless Brooklyn 
Durée : 02h25mn
Année de production : 2019
Distributeur : Warner Bros. France 

Date de sortie sur les écrans américains : 1er novembre 2019 
Date de sortie sur nos écrans : 4 décembre 2019


Résumé : New York dans les années 1950. Lionel Essrog, détective privé souffrant du syndrome de Gilles de la Tourette, enquête sur le meurtre de son mentor et unique ami Frank Minna. Grâce aux rares indices en sa possession et à son esprit obsessionnel, il découvre des secrets dont la révélation pourrait avoir des conséquences sur la ville de New York… Des clubs de jazz de Harlem aux taudis de Brooklyn, jusqu'aux quartiers chics de Manhattan, Lionel devra affronter l'homme le plus redoutable de la ville pour sauver l'honneur de son ami disparu. Et peut-être aussi la femme qui lui assurera son salut…

Bande annonce (VOSTFR)


Ce que j'en ai penséBROOKLYN AFFAIRS s'inspire du roman "Les Orphelins de Brooklyn" écrit par Jonathan Lethem. Le film est d’ailleurs sorti avec le titre original du livre, "Motherless Brooklyn", aux Etats-Unis. Edward Norton prend la triple casquette de réalisateur, de scénariste et d’acteur principal pour nous entraîner dans cette fresque de film noir préparée par ses soins dans la tradition. Tous les codes y sont. On peut lui tirer notre chapeau pour cette belle proposition qui conserve tout au long de ses cent quarante-quatre minutes un style et un ton impeccables. 

En tant que réalisateur, il veille à faire respirer autant les décors new-yorkais que ses personnages pris dans la tourmente d’une affaire criminelle sur fond de corruption dans les milieux de l’urbanisme. L’époque des années 50 à Manhattan est remarquablement bien mise en scène et particulièrement soignée. Il fait vibrer cette atmosphère particulière et la rend crédible. Elle est appuyée par les costumes et les attitudes des protagonistes qui sont cohérents avec cette période. Sa caméra nous guide dans le déroulement d’un scénario qui aborde beaucoup de thèmes pour former un tout qui ne sort pas vraiment des sentiers battus de ce genre cinématographique, mais qui y répond en tout point. Sa mise en scène sait autant avoir une grande classe classique qu’exprimer les instants oniriques, perdus dans les volutes de substances interdites, ou encore des moments musicaux suspendus. Le jazz est d’ailleurs un personnage à part entière de cette œuvre. La musique est superbe et alignée avec l’atmosphère du film.

En tant qu’acteur, Edward Norton réussit à rendre son personnage Lionel Essrog très attachant en nous donnant une vraie compréhension de son passé et du ressenti de ce dernier par rapport à sa condition qu'il ne sait pas nommer, mais qui n’est autre que le syndrome de Gilles de la Tourette. Ce dernier se traduit par une série de troubles obsessionnels compulsifs (TOC) dont les symptômes comprennent entre autres des éruptions verbales et des gestes incontrôlés. La vie sociale de Lionel est, de par ce fait, inexistante. Edward Norton est excellent pour montrer le trouble émotionnel et l’évolution de son protagoniste.



Le charme de Gugu Mbatha-Raw opère en ce qui concerne sa protagoniste, Laura Rose. L’actrice apporte de la délicatesse et fait résonner l’intelligence de cette femme.



Alec Baldwin impose son charisme dans le rôle de Moses Randolph, un homme extrêmement ambitieux.



Willem Dafoe rend convaincante la conviction de son personnage, Paul Randolph.



Bruce Willis assure le rôle de modèle et de figure paternelle pour Lionel avec une grande facilité dans le rôle de Frank Minna.

Les collègues de travail de Lionel, Danny interprété par Dallas Roberts, Gilbert interprété par Ethan Suplee et Tony interprété par Bobby Cannavale, sont incarnés par des acteurs impeccables pour mettre en avant des personnalités très spécifiques et nous faire croire à ce groupe d’amis réunis par les circonstances de la vie.


Crédit photos Glen Wilson
Copyright photos © 2019 Warner Bros. Ent. All Rights Reserved

BROOKLYN AFFAIRS se regarde d'un seul souffle comme une œuvre qui prend tout son sens au fur et à mesure qu’elle se dévoile. On a un grand plaisir à suivre le travail d’Edward Norton dans toutes ses fonctions qu’il maîtrise parfaitement, ce qui est impressionnant. On se délecte du chemin parcouru pendant cette aventure, qui au-delà de son enveloppe de polar, se révèle très humaine.

NOTES DE PRODUCTION
(À ne lire qu'après avoir vu le film pour éviter les spoilers !)
Oh,il est beau d'avoir la force d'un géant, mais c'est une tyrannie d'en user comme un géant". --William Shakespeare
Le dernier film d'Edward Norton jette un regard original et poignant sur l'archétype du détective privé : dans BROOKLYN AFFAIRS, il s'agit d'un homme explorant les bas-fonds les plus sordides du New York de 1957 pour comprendre un monde qui le rejette et le méprise. Avec son esprit survolté, Lionel Essrog ne semble pas vraiment avoir le profil idéal pour exercer un métier qui exige calme et pragmatisme. Mais en choisissant de faire de Lionel le protagoniste d'un film sur le pouvoir et la spoliation, Norton renverse une figure emblématique du cinéma américain : loin du type endurci par la vie, le "privé" de BROOKLYN AFFAIRS est un homme vulnérable, tourmenté et sensible.

Lorsque Lionel tente de retrouver l'assassin du seul être humain qui lui ait jamais témoigné de l'affection – son patron Frank Minna –, il découvre la face la plus sombre de la ville. Animé par le besoin irrépressible de mettre de l'ordre dans le chaos, et de réparer ce qui semble cassé, il plonge dans le monde de ces hommes visionnaires – et mercenaires – qui, dans les années 50, ont transformé en profondeur la physionomie de New York. À travers sa quête de justice, Lionel s'engage dans un périple où il affrontera l'ambition, la cupidité, l'intolérance et la soif de pouvoir sous ses formes les plus terribles, mais où il découvrira aussi la puissance de la musique et de la complicité amoureuse.

Il y a près de vingt ans, quand Norton a découvert "Les orphelins de Brooklyn", roman inventif de Jonathan Lethem bouleversant les codes du polar, il s'est passionné pour son narrateur aussi improbable que bouillonnant d'énergie. Si Lionel se surnomme lui-même une "bête de foire", Norton a décelé dans sa trajectoire la quête universelle d'un homme cherchant à mieux cerner sa propre identité et à s'affranchir d'un monde en plein chaos.

"J'ai été très touché par cet orphelin qui a grandi dans les quartiers interlopes de Brooklyn, souffrant du syndrome de Gilles de la Tourette et de troubles obsessionnels compulsifs", signale le réalisateur. "Ce qui ne l'empêche pas d'être extrêmement intelligent et d'avoir un point de vue fascinant sur le monde. Sa nature obsessionnelle a un côté positif : il ne peut rien oublier et il explique qu'il a l'impression 'd'avoir des morceaux de verre dans la tête'. Il est tout simplement incapable de laisser les choses en plan : il ne peut s'empêcher de prendre les problèmes à bras-le-corps et de tenter de les régler. Du coup, en tant que détective, il ne lâche rien et il a cette volonté chevillée au corps de comprendre ce qui se passe que je trouve fascinante et émouvante".

Il poursuit : "Jonathan a imaginé un personnage à la fois drôle et poignant, auquel on s'attache instinctivement parce qu'on découvre sa vraie nature. J'ai toujours été attiré par les outsiders et je me suis pris de passion pour Lionel qui est un vrai anti-héros".

Pour autant, tout comme Lionel éprouve souvent le besoin compulsif de tout analyser, Norton a eu envie de jouer avec ce personnage qui le captivait tant.

Chemin faisant, le réalisateur n'a pu s'empêcher de contourner les règles habituelles d'une adaptation cinématographique en plongeant Lionel dans une autre époque et, par conséquent, en lui imaginant des péripéties différentes du livre. Dans le même temps, Norton tenait à ce que le protagoniste reste un orphelin de Brooklyn – un détective aux trousses de l'assassin de son mentor, doublé d'un homme maniant admirablement le verbe et profondément sensible aux mystères et aux flamboyances de l'esprit humain. Il souhaitait que BROOKLYN AFFAIRS, tout comme le livre dont il s'inspire, soit à la fois un hommage au film noir et une déclaration d'amour introspective et sans concession à New York, ville à la fois chaotique et porteuse d'espoir – il tenait même à ce que cette idée guide le projet.

Quand le réalisateur a contacté Lethem en envisageant de situer l'action à une autre époque, il savait qu'il courait le risque d'essuyer un refus catégorique de l'auteur. Jouant cartes sur table, il lui a immédiatement expliqué que, même s'il souhaitait rester fidèle à l'esprit du personnage, il avait l'intention de modifier le contexte de l'intrigue.

Or, il se trouve que Lethem s'est non seulement montré ouvert à cette proposition, mais qu'il a été intrigué par le projet.

"Le roman se déroule dans les années 90, mais les personnages sont habités par un esprit propre aux années 50", indique Norton. "Ils s'expriment et se comportent comme des hommes hors du temps. Cela fonctionne très bien dans le livre, mais je n'ai pas caché à Jonathan que j'avais le sentiment qu'au cinéma voir des mecs d'aujourd'hui parler comme des détectives privés tout droit sortis d'un film noir pouvait sembler un peu décalé. Par chance, Jonathan était d'accord avec moi. Selon lui, l'intrigue était secondaire par rapport au personnage qu'il avait en tête et si je souhaitais plonger Lionel dans un autre univers, il en était ravi".

Norton savait déjà précisément dans quelle direction il comptait emmener Lionel. "Je m'intéresse depuis longtemps à ce qui s'est passé en coulisses à la fin des années 50, à l'époque où le vieux New York s'est transformé en une métropole moderne", raconte-t-il. "C'était un contexte très fort dans lequel inscrire Lionel. Par bonheur, Jonathan est aussi passionné par l'histoire de New York que moi et il a parfaitement compris ce que je souhaitais faire".

Tout en étant conscient de sa chance, Norton ne pouvait se permettre de brûler les étapes. Il lui fallait non seulement mener d'importantes recherches, mais aussi mêler les événements historiques à la fiction. Le cinéaste a retouché le scénario à plusieurs reprises au cours de la décennie qui a suivi, puis s'est battu pendant quelques années de plus pour porter le projet à l'écran. À la même époque, il a été salué pour ses rôles, très divers, dans FIGHT CLUB, LA 25ÈME HEURE, L'ILLUSIONNISTE, MOONRISE KINGDOM et sa première réalisation, AU NOM D'ANNA.

Au fil du temps, les problématiques soulevées dans le scénario faisaient de plus en plus écho aux préoccupations sociales et politiques sous-jacentes dans la culture américaine. Au moment où le tournage démarrait, le New York de 1957 représenté dans le film – période où les États-Unis étaient à la croisée des chemins entre l'expression d'ambitions démesurées et une société plus équitable – évoquait étrangement notre propre époque.

Tout en ciselant la nouvelle trajectoire de Lionel, Norton s'est attaché à la traque de l'assassin de Frank Minna : c'est ainsi qu'il s'est plongé dans les méandres d'une ville d'une beauté étincelante dont les inégalités n'ont cessé de croître et se font toujours sentir aujourd'hui.

Le réalisateur a entraîné Lionel dans les clubs de jazz enfumés dont l'atmosphère le touche au plus profond de son âme.

Mais sous la plume de Norton, l'enquête du protagoniste sur le crime de Frank Minna se double d'un affrontement avec un géant : Moses Randolph, ambitieux promoteur se donnant pour mission de remodeler la ville, campé par Alec Baldwin. Chez Randolph, Lionel découvre une criminalité à une échelle insoupçonnée : la corruption, la discrimination et la destruction de quartiers entiers se déroulant en plein jour. Tandis que la ville connaît une expansion sans précédent, certains en tirent profit comme jamais auparavant et d'autres en pâtissent tragiquement.

Inspiré par la célèbre phrase de Balzac selon laquelle "derrière chaque grande fortune se cache un crime", Norton, lui, est parti du principe que "derrière chaque grande métropole se cache un crime". Si le crime originel de Los Angeles a été le détournement des ressources en eau potable, essentielles à son développement, celui de New York a consisté à bâtir ses infrastructures en s'appuyant sur des magouilles, des préjugés racistes et un pouvoir autocratique contraire aux principes démocratiques.

D'une certaine manière, Norton s'est toujours intéressé aux problématiques de logement. Son grand-père maternel James Rouse était un promoteur immobilier aux idées progressistes et un philanthrope, adepte du réaménagement urbain auquel il a largement contribué. Il a ainsi mis en œuvre ses idées les plus audacieuses concernant l'amélioration du quotidien et des rapports sociaux en milieu urbain à Columbia, dans le Maryland. Il s'agit d'une ville autonome, construite ex nihilo et stratégiquement conçue pour favoriser l'égalité en matière économique, raciale et sociale. Par la suite, Rouse a créé l'association à but non lucratif The Enterprise Foundation qui accompagne des projets de logements abordables au profit de familles modestes depuis 1982.

Norton a grandi à Columbia, ville imaginée et bâtie par son grand-père. Après des études d'histoire à Yale, il s'est consacré au logement social pendant plusieurs années avant de devenir acteur. Il est aussi membre du Conseil d'administration de The Enterprise Foundation.

Par conséquent, il était heureux de pouvoir représenter à l'écran un urbaniste arrogant, ivre d'ambition et ouvertement raciste qui incarne tout ce qui faisait horreur à Rouse. Bien que Randolph n'ait jamais existé, il s'inspire des hommes d'influence ayant sévi à New York dans les années 50 et évoque bien évidemment le redoutable Robert Moses.

Souvent surnommé le "maître bâtisseur" du XXème siècle, Robert Moses a largement contribué à remodeler la physionomie de New York telle qu'on la connaît aujourd'hui. Sous son impulsion, des centaines de kilomètres de routes, de ponts et d'autoroutes et des milliers d'hectares d'espaces verts, de plages et de terrains de jeu ont été bâtis. Il a fait construire 150 000 logements et développé des sites emblématiques comme le Lincoln Center, le siège des Nations Unies et le zoo de Central Park. À l'époque, Moses était souvent salué comme un homme capable de soulever des montagnes et de dessiner l'avenir de la ville à partir d'idées fortes et d'ambitions sans cesse renouvelées.

Mais derrière ce tableau idyllique se cachait un homme qui concentrait tellement de pouvoir entre ses mains qu'il dirigeait, pour ainsi dire, un gouvernement parallèle faisant usage d'intimidation, d'auto-propagande et de tractations secrètes. Dans le même temps, ses chantiers ont provoqué l'éviction et le déplacement d'un demi-million de personnes modestes dont les lieux de résidence entravaient ses projets. Des quartiers entiers ont été détruits au profit d'une vision élitiste de la ville qui a contribué à pérenniser la pauvreté et à attiser les inégalités et les divisions. Il était ainsi de notoriété publique que Moses avait enjoint ses ingénieurs d'abaisser les ponts enjambant le Southern State Parkway à Long Island pour empêcher les bus transportant des passagers appartenant à des minorités ethniques d'accéder aux plages.

"L'histoire de la transformation du vieux New York en une métropole moderne est vraiment terrible et complexe", note Norton. "Il y a eu pas mal de livres et de documentaires formidables sur le sujet, mais le cinéma ne l'a pas franchement abordé. On considère souvent les années 50 comme l'âge d'or de la démocratie américaine, mais ce qu'on n'a pas voulu voir, c'est que le racisme institutionnel a été intégré à l'urbanisme de New York et d'autres grandes villes. La réalité, c'est que plusieurs phénomènes qui se produisaient à New York s'appuyaient sur des méthodes contraires aux principes de gouvernance démocratique des États-Unis et confinaient presque à l'autocratie. À bien des égards, les ponts, routes et projets immobiliers sont à New York ce que l'eau est à Los Angeles – un élément vital mais aussi le réceptacle des secrets les plus sombres de la ville".

Si les injustices du quotidien n'ont pas de secret pour Lionel, il est sidéré par sa confrontation à la corruption endémique qui ravage New York.

Pour autant, ce qui est fascinant chez le protagoniste, c'est qu'il est bien trop pragmatique pour se bercer d'illusions. Il est tout entier focalisé sur sa modeste – quoiqu'audacieuse – mission : régler ses comptes avec Moses Randolph, malgré sa puissance, au nom de Frank Minna.

"On n'a jamais vu un polar avec un personnage comme Lionel Essrog", remarque Bill Migliore, qui a produit le film aux côtés de Norton, Michael Bederman, Gigi Pritzker et Rachel Shane. "Mais Lionel s'inscrit dans une grande tradition de films sur un type dont la pathologie se révèle aussi son plus grand don. Plonger ce personnage formidable et singulier, qui ne peut compter que sur lui-même, dans une histoire qui parle aussi de classes sociales, de racisme, d'abus de pouvoir et de l'histoire de New York était non seulement original mais très actuel – surtout à une époque où tant de gens ont le sentiment de ne plus avoir voix au chapitre et d'être impuissants".

Michael Bederman ajoute : "Au fond, il s'agit du parcours d'un homme qui tente de reprendre sa vie en main après un événement traumatisant qui s'est soldé par l'assassinat de son meilleur ami. Quand il se retrouve face aux dysfonctionnements de cette gigantesque machine administrative, il se rend compte qu'il ne peut pas démanteler tout le système. En revanche, il peut tenter de venir en aide aux gens qu'il aime. Parfois, certaines missions très ambitieuses nous échappent alors qu'on réussit à aller de l'avant en obtenant des résultats plus modestes, mais tout aussi importants".

Alors que Lionel plonge dans les entrailles glaciales de la ville, il rencontre une jeune femme qui l'accepte tel qu'il est et qui lui offre un réconfort à son esprit tourmenté. Jusque-là, aucune femme n'avait posé sa main sur lui, ne l'avait regardé ou aimé. Norton tenait à ce que ce soit l'une des petites victoires heureuses remportées par Lionel au beau milieu de son enquête.

"Lionel a besoin et envie de contact avec autrui", indique Norton. "Il s'est toujours senti invisible parce que les gens s'arrêtent à sa pathologie et détournent le regard. Du coup, Laura Rose, campée à merveille par Gugu Mbatha-Raw, est celle qui insuffle de l'émotion à l'intrigue. C'est elle qui exprime l'idée que nous avons tous besoin de quelqu'un qui s'occupe de nous dans ce monde".

C'est aussi Laura qui permet à Lionel de faire une découverte qui lui ouvre de nouveaux horizons : l'univers exaltant du jazz.

"S'il y a bien un genre musical correspondant au langage décousu et délicieux des personnes atteintes du syndrome de Gilles de la Tourette, c'est le jazz et plus encore le 'hard-bop'. J'adorais l'idée que Lionel trace son chemin dans cet univers", poursuit Norton. "Il est en quelque sorte libéré par la musique qui, à l'image de son esprit, est anarchique et chaotique, mais aussi magnifique".

La force et la fraîcheur du jazz poussent Lionel à découvrir une autre facette de la ville, bien loin des somptueux gratte-ciels qui obsèdent Moses Randolph.

Par la suite, pour la bande-originale, Norton a réuni un trio tout à fait inhabituel qui a signé une partition contribuant à l'atmosphère particulière du film. Le compositeur Daniel Pemberton a allié la liberté du jazz aux sonorités électro qui évoquent les réflexions récurrentes de Lionel. Le trompettiste de jazz légendaire Wynton Marsalis, ami du cinéaste, s'est produit avec un orchestre pour les scènes de club du film. Puis, l'auteur-compositeur-interprète Thom Yorke, autre ami de Norton, a écrit une chanson originale (où l'on entend les accords de Flea, du groupe Red Hot Chili Peppers), réinterprétée par Marsalis dans le style jazzy des années 50.

"La musique du film permet non seulement de plonger dans l'histoire des clubs de jazz de New York mais aussi de mieux cerner la vie intime du protagoniste de manière viscérale", résume Norton.

Alors que le réalisateur s'apprêtait à tourner le film qu'il mûrissait depuis près de vingt ans, le casting s'est révélé une étape cruciale. Les personnages étaient d'une telle complexité qu'ils devaient être interprétés par des acteurs exceptionnels. D'autre part, Norton savait qu'il lui fallait des partenaires de premier plan d'autant qu'il allait jouer le rôle principal tout en réalisant et en produisant un film très ambitieux.

"L'état d'esprit dans lequel on est quand on réalise un film est presque aux antipodes de celui qu'on adopte lorsqu'on fait l'acteur", souligne Norton. "Quand on joue la comédie, on peut partir dans son délire, alors qu'il faut tout superviser et ne rien lâcher quand on est metteur en scène. Du coup, si on a les deux casquettes, il faut parfaitement s'approprier le personnage bien avant de l'interpréter. Mais si on veut aussi pouvoir se concentrer sur son jeu, il est essentiel d'avoir une vraie stratégie et de s'entourer de collaborateurs aguerris qui, au moment du tournage, ont déjà posé toutes leurs questions et sont immédiatement opérationnels".

Il a parfaitement atteint son objectif en réunissant des partenaires comme Bruce Willis, Gugu Mbatha-Raw, Bobby Cannavale, Cherry Jones, Michael Kenneth Williams, Leslie Mann, Ethan Suplee, Dallas Roberts, Josh Pais, Robert Ray Wisdom, Fisher Stevens, Alec Baldwin et Willem Dafoe.

"Tous ceux qu'Edward a sollicités ont répondu présents à l'appel et ont donné le meilleur d'eux-mêmes", indique Migliore. "C'est ce qui a encore enrichi le film".

C'est alors que Norton a entamé son numéro d'équilibriste. "Le succès du film repose sur la faculté du spectateur à aimer ce personnage hors normes et à s'identifier à lui", poursuit le producteur. "Et voir Edward interpréter Lionel était palpitant. J'ai souvent eu la chance de voir Edward se métamorphoser en un personnage hors du commun en temps réel sur le plateau et, à mes yeux, c'est comme le croisement entre un exercice de maths sophistiqué et des accords de jazz ! Et ensuite, c'était tout simplement extraordinaire de le voir mobiliser discipline, réflexion et sens artistique pour être capable de passer de son travail d'acteur à celui de metteur en scène et d'être à même de diriger tous ses partenaires".

Rachel Shane intervient : "C'était fascinant de voir Edward dans sa fonction de réalisateur, à l'écoute de ses acteurs et de son équipe technique, puis redevenir l'interprète de Lionel Essrog en un simple claquement de doigts".

Selon Baldwin, qui campe Moses Randolph, c'est parce que ses partenaires se sont totalement investis dans leurs rôles que l'histoire est aussi captivante. "Avec un scénario aussi intelligent et complexe, il fallait vraiment réunir des acteurs qui s'approprient totalement leurs personnages et c'est ce qu'Edward a su faire", dit-il.

Tous les collaborateurs ont été inspirés par le détective à la fois drôle, mélancolique, épris de justice et inclassable imaginé par Lethem, mais aussi par l'univers frénétique de trahisons et de passions dans lequel Norton l'a plongé.

Gugu Mbatha-Raw signale : "Edward a mis en scène un très beau film noir, doublé d'une déclaration d'amour enivrante à New York et d'une trajectoire intime tout à fait singulière. Il aborde dans le même temps des thèmes actuels comme la culture, l'embourgeoisement, la discrimination raciale et l'histoire urbaine de l'Amérique, mais en adoptant le point de vue d'un paria le plus souvent ignoré par la société".

Norton se sent redevable envers tous ceux qui l'ont accompagné et soutenu, devant et derrière la caméra. "C'était un film d'une telle envergure et d'une telle complexité qu'il n'aurait jamais pu être réussi sans une équipe de professionnels aguerris à tous les niveaux", dit-il. "J'avais le sentiment d'être entouré par des gens de très grand talent à chaque étape de la production. Ce sont sans aucun doute parmi les meilleurs collaborateurs avec qui j'ai eu la chance de travailler".

Lionel Essrog et la tradition du film noir

Tout comme Jonathan Lethem jouait avec les codes du polar américain pour imaginer le personnage de Lionel Essrog, Norton a improvisé librement sur les éléments classiques du film noir né de la littérature policière.

En 1957, époque où se déroule BROOKLYN AFFAIRS, le film noir était devenu un genre hollywoodien emblématique, apprécié et imité dans le monde entier. Ses codes esthétiques – des rues balayées par la pluie où se côtoient malfrats et rebelles, des éclairages contrastés et des dialogues percutants – donnent naissance, avec le be-bop, à ce qu'on appelle le "cool". Mais c'est parce que le film noir met en cause les normes sociales et la précarité du mode de vie urbain qu'il s'impose comme un genre incontournable et en constante évolution.

Nés sur les décombres de l'innocence brisée des années d'après-guerre, les antihéros stoïques du film noir reflètent la mélancolie, la culpabilité et la colère qui dominent l'inconscient collectif. Mais à une époque où les rapports de force entre sexes et communautés changent rapidement, le film noir est l'un des rares genres qui ose aborder l'angoisse suscitée par la notion d'altérité. C'est d'ailleurs ce qui en fait un registre puissant pour BROOKLYN AFFAIRS où les personnages de marginaux découvrent l'hypocrisie d'un monde à la beauté superficielle derrière lequel, en réalité, se cache un crime.

Pour le cinéaste, il s'agissait de redonner au film noir sa fonction première : révéler les secrets les plus sombres de l'Amérique. "Dans les années 50", dit-il, "on avait le sentiment que les États-Unis gagnaient rapidement en puissance. Nous étions une jeune nation, optimiste et idéaliste. Mais avec le film noir, les cinéastes regardaient sous la surface des choses. Et quand on s'en donnait la peine, on découvrait de terribles phénomènes. La volonté d'observer ce qui se passe dans l'ombre, et de ne pas se contenter de nos apparentes réussites, est aussi forte aujourd'hui qu'hier".

À la fois scénariste et réalisateur, Norton a mis en valeur les codes du polar déjà présents dans le roman de Lethem. Les décors s'inspirent ainsi de 80 ans de variations autour du film noir, des clairs-obscurs des années 40 et 50 jusqu'aux teintes vives d'œuvres à vocation sociologique et ponctuées de clins d'œil au genre à partir des années 60.

Mais en tant qu'acteur, Norton a souhaité réinterpréter le personnage le plus emblématique du film noir – le privé désinvolte et cynique – de manière totalement nouvelle. Car Essrog n'a rien à voir avec Sam Spade, ce personnage légendaire de la littérature policière créé par Dashiell Hammett et souvent campé par Humphrey Bogart. Il aimerait bien s'en rapprocher, mais il n'a aucune chance. Alors que la plupart des privés sont des taiseux, Essrog ne peut s'empêcher de parler aux moments les plus inopportuns. Il ne peut non plus s'empêcher de produire des sons étranges et de faire des jeux de mots, ou encore de s'auto-analyser constamment, ce qui le rend bien plus vulnérable et humain que l'ensemble des détectives privés du film noir.

Pour autant, Norton s'est efforcé de ne pas réduire le personnage à ses crises et à ses pulsions. Il espérait que le spectateur envisage sa pathologie comme faisant partie de son identité, au même titre que son statut d'orphelin ou d'habitant de Brooklyn, et comme étant l'une des nombreuses facettes qui définissent l'homme.

Dans le film, le spectateur comprend l'angoisse qu'éprouve Lionel en cherchant à décrypter les tours que lui joue son esprit – c'est la volonté du cinéaste. Mais Lionel s'aperçoit que c'est ce même esprit qui lui donne l'énergie et les facultés de trouver les réponses dont il a besoin pour se sentir un être humain à part entière. En acceptant davantage ses excentricités, il découvre qu'il n'est pas obligé d'être seul, ce qui bouleverse sa vie. Comme d'autres, il peut trouver du réconfort auprès d'un autre être humain – une aspiration universelle à laquelle chacun peut s'identifier.

"À mes yeux, Lionel, dans sa trajectoire personnelle, cherche avant tout à nouer des liens avec autrui", estime le réalisateur. "Il se sent invisible, ou incompris, parce que la plupart des gens s'arrêtent en général à sa maladie. L'interaction entre, d'une part, sa détresse et sa frustration et, de l'autre, son humour et sa pugnacité est un mélange que j'ai souvent trouvé chez mes personnages cinématographiques préférés et qui me touche beaucoup".

Les autres comédiens se sont inspirés de la volonté de Norton d'explorer les éruptions verbales et l'évolution affective du personnage, même au moment où il affronte la corruption endémique qui ravage la ville. Bobby Cannavale, fidèle ami de Norton, a beau connaître son travail d'acteur, il a malgré tout été surpris par sa prestation.

"Je suis arrivé sur le plateau", se souvient le comédien, "on s'est mis à discuter tranquillement pour prendre des nouvelles de nos enfants et, l'instant d'après, on s'est retrouvés dans une scène tellement forte sur le plan émotionnel que j'ai dû m'interrompre pour reprendre mon souffle ! J'avais oublié à quel point Edward était bluffant ! Quand on est ami avec un type comme lui, on finit par oublier qu'il est l'un des meilleurs acteurs de sa génération. C'est extraordinaire de se jeter dans l'arène avec lui !"

Au Comité Contre les Discriminations Raciales dans le Logement

Si la mort de Frank Minna est le catalyseur qui entraîne Lionel Essrog dans son périple existentiel, l'avocate et militante du droit au logement Laura Rose donne à sa trajectoire un sens plus fort encore. Pourtant, Laura n'a rien d'une femme fatale. D'ailleurs, en inversant les rôles, c'est elle qui, à bien des égards, sauve Lionel. Il la rencontre au Comité Contre les Discriminations Raciales dans le Logement, mouvement de résistance populaire aux projets immobiliers de Moses Randolph, où il se fait passer pour un journaliste dans l'espoir d'en savoir davantage sur les tractations secrètes de Frank Minna. Tandis que Laura et lui se découvrent de nombreux points communs, ils entament une collaboration inattendue : ils sont non seulement tous deux en quête de vérité, mais chacun a beaucoup de respect pour les combats de l'autre. Sans même parler du fait qu'ils sont attirés l'un par l'autre…

Gugu Mbatha-Raw a aussitôt été séduite par l'intelligence et la complexité du personnage. "Laura vit entre deux mondes", dit-elle. "Elle a grandi à Harlem mais elle a aussi fait des études supérieures : elle est devenue avocate et se bat contre la discrimination dans l'accès au logement. J'ai été très sensible à son attachement à sa communauté et à ses nombreuses passions, du droit au militantisme en passant par le jazz".

Au départ, Laura croit vraiment que Lionel est un journaliste enquêtant sur une importante affaire de corruption. Mais lorsqu'elle découvre sa véritable identité, Lionel accepte de baisser la garde et révèle son vrai visage.

"J'adore la relation qui se noue entre eux", signale la comédienne. "Au début, Laura considère Lionel comme un journaliste particulièrement curieux qui pourra sans doute sensibiliser l'opinion publique à sa cause. Mais plus elle apprend à le connaître, moins elle prête attention à sa maladie. Elle voit l'être humain en lui, sans s'arrêter aux apparences, ce qui ne lui est jamais arrivé. Et je crois qu'il la considère également comme un être humain à part entière. Ils forment un drôle de tandem, mais ils sont sincères l'un envers l'autre. Et s'ils ne trouvent pas leur place dans leurs univers respectifs, ils la trouvent quand ils sont ensemble".

Pour Norton, la comédienne a été une vraie révélation. "Gugu est tellement douée que la relation entre les deux personnages s'est imposée naturellement, alors que j'étais devant et derrière la caméra", dit-il. "Dans les scènes les plus intimes, où on ne peut pas se permettre de se déconcentrer, elle était parfaitement investie dans le rôle et capable d'exprimer des émotions très fortes. Elle a une présence gracieuse, rassurante et légère. Je pense que cela se voit dans la manière dont elle se rapproche de Lionel en l'acceptant tel qu'il est".

"J'aime beaucoup l'intelligence que Gugu apporte au personnage", poursuit-il. "Ensemble, nous avons découvert des éléments qui m'ont permis d'affiner mon regard sur l'histoire. Quand elle dit 'on a tous besoin que quelqu'un veille sur nous', elle exprime magnifiquement un sentiment que beaucoup de gens partagent. Tout comme Lionel, Laura, en tant que femme noire avocate, se sent invisible dans l'Amérique des années 50. Au départ, ce sont deux âmes esseulées qui sont attirées l'une par l'autre, mais ils découvrent avec surprise – et bonheur – que chacun considère l'autre comme un être à part entière, sans s'arrêter aux apparences".

Au Comité Contre les Discriminations Raciales dans le Logement, Laura travaille avec Gabby Horowitz, leader à l'esprit vif d'un collectif cherchant à sauver plusieurs quartiers de New York des bulldozers de Moses Randolph. Tout comme ce dernier, le personnage de Gabby s'inspire de la réalité historique et, plus précisément, des associations de locataires nées au début du XXème siècle pour protéger leurs droits souvent bafoués, mais aussi ceux des propriétaires de logements situés dans des quartiers modestes.

Dans les années 50, au moment où le contrôle des loyers est institué pour la première fois à New York, ces associations ont commencé à s'attaquer à des problèmes plus sensibles encore : la terrible discrimination dans l'accès au logement, la baisse drastique des investissements dans les quartiers défavorisés, l'éviction des locataires les plus vulnérables au profit des promoteurs et la discrimination bancaire, approuvée par le gouvernement, qui empêchait des millions de gens d'accéder à la propriété ou les contraignait à payer des taux d'intérêt exorbitants. Longtemps impliqué dans des projets de logement équitable, Norton a luimême pu constater les effets de ces pratiques discriminatoires. Conscient que les conséquences sociales et économiques de ces injustices raciales frappent encore plusieurs quartiers à travers les États-Unis, il a été d'autant plus enclin à imaginer le personnage de Gabby Horowitz.

Celle-ci évoque la militante et auteur, spécialiste de l'urbanisme, Jane Jacobs qui s'est battue publiquement contre Robert Moses dans les années 50 et 60 : en effet, elle tentait alors de sauver Washington Square Park et Greenwich Village du projet de l'urbaniste de raser le quartier pour y bâtir une autoroute à quatre voies. Mais le cinéaste s'est aussi inspiré d'une militante moins célèbre, mais tout aussi courageuse, qui s'est engagée en faveur du logement et des droits civiques : Hortense Gabel.

Avocate de formation, cette dernière a travaillé pour la New York State Rent Commission, puis a chapeauté la Rent and Rehabilitation Agency, devenant ainsi la seule fonctionnaire municipale à prendre publiquement position en faveur de la sauvegarde des quartiers menacés par Moses. Elle a organisé des rendez-vous secrets avec des journalistes pour dénoncer les abus de pouvoir de l'urbaniste et a coécrit un rapport cinglant sur les conséquences de la volonté de Moses de "raser les taudis". À des années-lumière de la stratégie destructrice de Moses, Hortense Gabel a mis en œuvre des projets à taille humaine de réhabilitation de Brooklyn, Harlem et du Lower East Side. (Par la suite, elle a été nommée à la Cour Suprême de l'État de New York.)

Plus Norton découvrait la personnalité d'Hortense Gabel, plus il souhaitait intégrer des éléments de son parcours au personnage de Gabby Horowitz. "Hortense Gabel s'est battue pour le droit au logement avant Jane Jacobs, si bien qu'elle était très importante à mes yeux", note le réalisateur. "Ceci dit, Gabby s'inspire aussi de Jane Jacobs – c'est un personnage composite".

Cherry Jones, lauréate du Tony Award, campe cette femme au tempérament fougueux. Norton était plus qu'enchanté de collaborer avec cette immense comédienne de théâtre. "Il est tout simplement impossible de citer tous les grands rôles qu'elle a tenus sur scène", reprend-il. "Elle s'est largement fait connaître pour 'Doubt' si bien que je me suis dit que ce serait très drôle de troquer son costume de nonne pour celui d'une militante du droit au logement. J'adore la manière dont elle s'est appropriée cette femme du Bronx marquée à gauche qui ne s'embarrasse pas de principes et qui révèle un caractère bien trempé".

Cherry Jones s'est passionnée pour le scénario. "Ce qui m'a le plus impressionnée, c'est la musicalité de la langue", dit-elle. "C'est très amusant de jouer avec ce genre de dialogues".

Pour se préparer au rôle, la comédienne s'est largement inspirée d'Hortense Gabel et Jane Jacobs. "À mes yeux, Jane et Hortense faisaient partie du même chœur, mais n'étaient pas assises sur le même banc !", souligne-t-elle. "Elles se battaient toutes les deux pour ceux qui étaient traités comme des moins que rien et qui étaient piétinés par les puissants. Ça, c'est Gabby".

Tout comme Laura est captivée par Gabby, Gugu Mbatha-Raw a été fascinée par Cherry Jones. "Elle est à la fois féroce, impériale et naturelle dans ce rôle", dit-elle. "Mais Cherry insuffle aussi une générosité et une douceur à Gabby. C'est un formidable mélange".

Les hommes de Frank Minna

Au début de BROOKLYN AFFAIRS, le spectateur fait la connaissance de l'homme qui, jusque-là, était le seul véritable ami de Lionel Essrog : Frank Minna. Type orgueilleux qui a l'habitude de s'exprimer sans filtre, Minna se laisse néanmoins attendrir par quatre orphelins de son quartier dont il fait des coursiers pour son agence de détective aux méthodes peu orthodoxes et son service de chauffeurs privés.

D'emblée, il était évident que ce rôle exigeait un acteur au charisme hors normes. Norton a aussitôt songé à Bruce Willis. Il y a près de vingt ans, les deux hommes s'étaient rencontrés après que le second avait vu le premier sur scène et lui avait écrit. Ils avaient fini par aller boire un verre ensemble et envisagé de collaborer à l'avenir. Il aura fallu se montrer patient, mais l'occasion s'est enfin présentée.

L'accord de Bruce Willis, intervenu très en amont du projet, a été déterminant. "C'est dans une large mesure grâce à Bruce que le film a pu se faire", souligne le réalisateur. "Aux yeux des financeurs, c'est très rassurant que Bruce soit au casting. C'est un engagement magnifique que Bruce a pris en faveur du film il y a plusieurs années".

Norton poursuit : "Personne d'autre que lui n'aurait pu mieux incarner Frank Minna, qui est la quintessence du détective placide à l'ancienne. Dès l'instant où il est à l'écran, sa relation avec Lionel est palpable. C'est lié au plissement des yeux de Bruce, à son rire et à la teneur de ses propos. C'est fascinant de voir la rapidité avec laquelle Bruce est capable de séduire le spectateur".

Outre Lionel, Minna a pris sous son aile trois autres orphelins : Gil, Danny et l'adjoint de Frank, Tony, qui prend la tête de l'organisation à la mort de leur chef. C'est Bobby Cannavale qui campe le rôle. Très ami avec Norton, il avait entendu parler du projet depuis des années. Cependant, quand il a reçu le scénario, il a été stupéfait. "C'était spectaculaire, intelligent et émouvant et je voulais absolument participer à l'aventure", dit-il.

Cannavale dépeint Tony comme "un mâle dominant qui devient le nouveau chef de l'organisation parce que c'est lui qui, des quatre, a la personnalité la plus imposante. Mais il considère peut-être aussi la disparition de Minna comme une aubaine pour reprendre la tête de l'agence".

Il ajoute : "À mes yeux, à travers le parcours des hommes de Frank Minna, le film raconte l'histoire de quatre orphelins qui perdent celui qui était leur père de substitution. Cette notion de figure paternelle ajoute une dimension supplémentaire à l'étude du pouvoir et de l'utilisation de ce pouvoir à laquelle se livre Edward".

Selon Dallas Roberts, qui campe Danny, la complicité entre les quatre "orphelins" a été immédiate. "Même si mon personnage est du genre à ne jamais sortir du bureau, j'ai eu la chance de jouer avec ces formidables acteurs que sont Edward, Bobby et Ethan", témoigne-t-il. "On a vraiment eu le sentiment de camper quatre frères orphelins qui ont été élevés ensemble depuis qu'ils sont petits".

Il a également été enchanté de plonger dans un monde de film noir qui n'est pas sans rappeler le nôtre. "Tous les codes du film noir sont réunis, mais Edward y a ajouté quelques éléments contemporains. Il a ainsi modernisé le film noir tout en exprimant sa passion pour le genre", dit-il encore. "Le film évoque largement la situation actuelle car les lignes de fracture qui divisent les communautés, les classes sociales et les sexes et qui émergeaient à l'époque non seulement n'ont pas disparu, mais semblent plus marquées encore aujourd'hui".

Le quatrième homme du quatuor est Gil, interprété par Ethan Suplee, qui avait donné la réplique à Norton dans AMERICAN HISTORY X. il a découvert tout un pan de l'histoire de New York qui, d'après lui, n'avait jamais été abordée au cinéma ou au théâtre. "Je ne me doutais pas du tout des décisions prises dans les années 50, au moment où le nouveau plan d'urbanisme de la ville a rayé des quartiers pauvres entiers de la carte", intervient-il. "J'ai adoré la manière dont Edward a injecté des faits historiques fascinants dans la trame de la fiction".

L'homme de pouvoir et le contestataire

Tout comme Robert Moses et d'autres urbanistes de son époque, Moses Randolph estime que le salut de New York passe par la démolition pure et simple de quartiers modestes, surtout habités par des minorités ethniques – qu'il n'aime pas –, et par la concrétisation de ses ambitions démesurées. Campé avec subtilité par Alec Baldwin, Randolph témoigne d'une véritable passion pour la ville et son potentiel, mais aussi d'un mépris de ses citoyens qui tend à l'aveugler.

L'acteur n'a jamais hésité à camper des personnages complexes ou puissants – et Moses Randolph, figure haute en couleurs et moralement douteuse, ne fait pas exception à la règle. "Je répète souvent que j'aimerais jouer Ronald McDonald un jour au cinéma, autrement dit un type gentil, bien élevé et innocent", plaisante Baldwin. "Mais dans le cas de Moses Randolph, il s'agissait d'en faire un homme affreux et brutal en privé, et un génie visionnaire – image dans laquelle il se reconnaît – en public. Il manque totalement de recul vis-à-vis de sa propre personne. Il estime que ce qu'il fait est parfaitement légitime et que quiconque à sa place agirait de même. Il considère qu'il faut faire table rase de tout ce qui existe pour mieux préparer l'avenir. Mais l'homme a une part d'ombre : c'est un sexiste et un raciste et il ne s'en cache pas".

Si Randolph est incapable de se remettre en question, il a une très haute estime de luimême. "Il s'adore", ajoute Baldwin en souriant. "Il passe son temps à chanter ses propres louanges et à parler de tout ce que, à ses yeux, il a fait pour la ville, mais en réalité, on a surtout le sentiment qu'il ne se satisfait jamais du respect ou de l'attention qu'il suscite".

Pour autant, il y a chez Randolph, contre toute attente, une certaine attirance pour Lionel, même si celui-ci lui semble méprisable et insignifiant. "Pour Moses, Lionel est un homme étrange qui incarne l'altérité", reprend Baldwin. "Mais je crois que c'est ce qui l'attire car lui aussi se sent en décalage par rapport à son entourage. Il se prend pour une sorte de sage et il se reconnaît dans cette énergie inextinguible qui anime Lionel. C'est pour ça qu'il dit à Lionel qu'il n'a pas besoin de s'excuser auprès de lui. Ils se retrouvent dans certaines choses qu'ils ont en partage et, avec Edward, on a adopté la dynamique qui correspond à leur relation".

Tandis que Lionel enquête sur les liens entre Moses Randolph et Frank Minna, un autre homme a ses propres raisons de vouloir faire toute la lumière sur l'urbaniste : Paul, architecte idéaliste campé par Willem Dafoe, qui semble s'être coupé de la société.

"Je trouve que Willem est de plus en plus fascinant à mesure qu'il avance dans sa carrière", observe Norton. "J'ai eu la chance de le rencontrer sur les tournages des films de Wes Anderson et je tenais vraiment à lui confier ce rôle car Paul incarne les valeurs morales de l'histoire. Quand on fait la connaissance de Paul, on peut penser qu'il est sans-abri ou fou. Mais en réalité, c'est le chevalier blanc du film. Et Willem qui a aussi bien joué Bobby Peru dans SAILOR ET LULA de David Lynch que Jésus dans LA DERNIÈRE TENTATION DU CHRIST de Scorsese était l'homme de la situation".

Dafoe a été sensible à la complexité du personnage qui cache bien son jeu. "Au début, on se dit que Paul est un clochard qui a des fantasmes paranoïaques sur tous les problèmes de la planète", dit-il. "Et puis, on se rend compte qu'il détient des informations précieuses pour l'enquête de Lionel. C'est grâce à lui que la simple énigme de départ permet de révéler des informations sur la corruption profonde qui ravage la ville".

S'il était proche de Moses Randolph il y a bien longtemps, il a suivi une tout autre trajectoire. "Moses et Paul étaient prêts à changer le monde, mais Moses a abandonné ses idéaux parce qu'il était ivre de pouvoir", note Dafoe. "Tout ce qui l'intéressait, c'était d'être dans l'action et il est devenu tyrannique, alors que Paul s'est soucié des conséquences. Aux yeux de Moses, Paul était un incompétent et un faible. Et pour Paul, Moses ne fait que prétendre être un homme du peuple alors qu'il se moque du peuple. Ils sont donc irréconciliables. Ce qui m'a plu, c'est que le scénario d'Edward n'est pas didactique. Leurs rapports sont profondément humains".

Tout comme ses partenaires, Dafoe s'est montré impressionné par la capacité déconcertante de Norton à changer de casquette. "J'ai beaucoup apprécié la manière dont Edward nous a dirigés tout en étant lui-même l'un des nôtres", signale Dafoe. "Il a su adapter sa direction d'acteur tout en jouant et ce, avec fluidité. Grâce au rythme et à la musicalité du texte, j'ai eu l'impression de former un duo avec lui".

Au casting, on trouve également Leslie Mann dans le rôle de Julia, veuve insondable de Frank Minna ; Michael K. Williams dans celui d'un trompettiste qui guide Lionel dans le monde inconnu du jazz ; Robert Wisdom dans celui de Billy rose, père de Laura et patron du club de jazz ; et Fisher Stevens et Josh Pais sous les traits des hommes en costumes sombre qui provoquent la mort de Frank Minna.

Le jazz et le New York de Lionel Essrog

Dans l'un des passages les plus émouvants du film, Laura entraîne Lionel dans un monde méconnu, propice à la création, qui lui semble étonnamment libérateur. Niché dans l'un des faubourgs les plus reculés de la ville, se trouve le club de jazz King Rooster dont le père de Laura est le patron. C'est là que Lionel découvre des rythmes spontanés et des mélodies déchirantes qui semblent en adéquation avec le fonctionnement de son cerveau. Il se retrouve aussi dans un espace de tolérance où ses explosions incontrôlables sont non seulement acceptées mais appréciées.

Le jazz – à la fois miroir de New York, des années 50, du film noir et des propos hachés propres au syndrome de la Tourette – est une autre composante de BROOKLYN AFFAIRS. Au milieu des années 50, les rythmes jazzy faisaient partie intégrante des polars les plus sombres car le tempo saccadé et les cuivres plaintifs propres à ce genre musical correspondaient à merveille aux courses-poursuites échevelées, aux scènes d'action trépidantes et aux moments de séduction fatale.

En effet, plusieurs légendes du jazz de l'époque étaient attirées par le roman et le film noir. La partition pour trompette de Dizzy Gillespie est présente dans "Vendredi noir" de David Goodis, la musique de Duke Ellington accompagne AUTOPSIE D'UN MEURTRE d'Otto Preminger, John Lewis, du Modern Jazz Quartet, a composé la bande-originale du COUP DE L'ESCALIER de Robert Wise et Miles Davis a livré un chef d'œuvre avec sa partition improvisée sur les images d'ASCENSEUR POUR L'ÉCHAFAUD de Louis Malle.

Dans BROOKLYN AFFAIRS, la musique ne se contente pas d'instaurer un climat sombre et mystérieux. Elle nous permet de plonger dans l'intimité de Lionel, en s'imposant comme l'équivalent sonore d'un esprit qui génère constamment un flot fulgurant d'émotions et de réflexions.

C'est ce qu'on retrouve dans les rapports que noue Lionel avec le trompettiste du club. Ce personnage central est interprété par l'acteur Michael Kenneth Williams et le jazzman de légende Wynton Marsalis.

Norton savait que Williams était à même de camper un homme au tempérament imprévisible. "C'était un bonheur d'avoir Michael à nos côtés car il a su s'approprier pleinement cette figure mythique", relève le cinéaste. "Il insuffle gravité et puissance à un personnage qui s'inspire de Miles Davis et d'autres musiciens de l'époque. Michael connaît bien cette période et sa voix magnifique retentit comme un disque dont on entend les craquements".

Lorsque le trompettiste compatit avec Lionel parce que son esprit ne le laisse jamais en repos, l'acteur a joué la scène avec un talent ineffable. "Le personnage de Michael exprime l'un des thèmes majeurs du film, à savoir que ce dont on souffre peut aussi se révéler un don exceptionnel", affirme Norton.

Si Williams prête sa présence et sa voix au trompettiste, sa musique est le fruit du génie virtuose de Marsalis. Ce dernier et le réalisateur avaient sympathisé il y a longtemps en cherchant à monter deux nouvelles salles de spectacle à New York. Marsalis a créé le club très renommé Jazz at Lincoln Center, dont il est directeur général et artistique, et Norton a fondé le Pershing Square Signature Center, bâtiment conçu par Frank Gehry qui accueille désormais le Signature Theater.

Pourtant, comme l'explique Norton, "j'entretiens une relation intime avec Wynton qui est bien antérieure à l'époque où on s'est rencontrés parce que j'écoute ses disques depuis longtemps. C'est l'un de mes musiciens préférés. Il est capable de passer du classique au jazz et même à l'électro et, quoi qu'il fasse, il ne cesse de se lancer de nouveaux défis".

Marsalis s'est de plus en plus investi dans le projet à mesure que Norton le consultait sur la musique du film. "Tout d'abord, il a réuni un orchestre de musiciens prodigieux et m'a permis de dénicher des chansons pour le film", souligne le réalisateur. "Et puis, il est allé plus loin encore en écrivant des transitions essentielles comme le solo pour cuivres pour la séquence du rêve de Lionel. Ensuite, quand le compositeur Daniel Pemberton, sorte de génie protéiforme, s'est engagé à nos côtés, Wynton a contribué à la bande-originale d'une manière encore novatrice. Au final, il a joué tous les solos pour trompette. C'était comme si Ted Williams [célèbre joueur de base-ball, NdT] débarquait et jouait les frappeurs substituts".

Norton a contacté Pemberton après avoir été frappé par la force émotionnelle et la créativité de la musique qu'il avait composée pour TOUT L'ARGENT DU MONDE. C'était une période chargée pour Pemberton et, tandis qu'il venait d'écrire la musique de SPIDER-MAN : NEW GENERATION et qu'il envisageait de faire une pause, il n'a pu résister à l'envie de rencontrer Norton. Une décision qu'il n'a jamais regrettée.

"Ce qui m'a vraiment plu", se souvient Pemberton, "c'est qu'on a pu évoquer différentes approches et qu'Edward m'a parlé de la partition de Vangelis pour LES CHARIOTS DE FEU. Pour moi, il s'agit d'une bande-originale révolutionnaire parce qu'elle osait donner à un film d'époque très ancré dans l'histoire britannique des sonorités électro contemporaines. Elle a par la suite acquis une mauvaise réputation, mais elle a vraiment créé un précédent. Quand Edward m'en a parlé, je me suis dit qu'il avait un regard incroyable sur la musique de film et qu'il voulait sincèrement tenter une expérience nouvelle. On a ensuite envisagé d'utiliser des instruments de jazz des années 50 – trompettes, saxos, contrebasses, piano et batterie – mais d'une manière très moderne".

C'est ce qui a inspiré Pemberton. "Il y a eu beaucoup de magnifiques partitions de jazz créées pour le cinéma, mais on avait là l'opportunité de tenter quelque chose de nouveau – et c'est exactement ce que j'aime faire", reprend-il. "Edward m'a donné carte blanche pour expérimenter et explorer de nouvelles pistes".

Pemberton souhaitait traduire musicalement les fulgurances intellectuelles de Lionel. "Tout commence quand on fait la connaissance de Lionel dans la voiture, avec une batterie très nerveuse", dit-il. "À mon avis, elle permet au spectateur de plonger dans l'esprit du personnage qui passe son temps à cogiter et à agiter toutes sortes d'idées".

Il ajoute : "Par la suite, j'ai travaillé à Londres avec Tom Challenger, un formidable saxophoniste, qui a écrit une musique atonale fascinante afin de nous plonger davantage encore dans le monde intérieur de Lionel. J'ai demandé à Tom de me faire écouter les sonorités inhabituelles qu'il pouvait obtenir sur son saxophone. Et puis, j'en ai fait des boucles de style électro ou je les ai réinterprétées sur des instruments que je savais manier. Je lui ai aussi demandé de me jouer quelques notes, j'ai ensuite ralenti le tempo de ces notes au maximum et je les ai déformées afin qu'on obtienne une sonorité très étrange, presque comme une corne de brume, mais pas totalement identifiable. J'adore le fait qu'on ne puisse pas reconnaître les sons, surtout dans un film imprégné de mystère".

Pour Lionel et Laura Rose, Pemberton a conçu des thèmes pour chacun : "S'agissant de Lionel, j'ai cherché à cerner son sentiment d'isolement, mais aussi la pureté de son âme, si bien qu'il s'agit d'un morceau très simple joué au piano", précise-t-il. "Pour Laura, on a écrit un thème intitulé 'La femme en bleu', qui tranche avec le reste de la bande-originale, et qui reflète le charisme et l'élégance qu'elle apporte dans ce monde brutal".

Tout comme Norton, Pemberton était plus qu'enchanté que sa partition soit interprétée par Marsalis. "C'était exaltant de pouvoir dire à Wynton : 'voilà ce que j'ai composé, maintenant libre à toi et à tes musiciens d'improviser là-dessus'", indique-t-il. "Et c'est à partir de là que Wynton révèle tout son talent – dès lors qu'il a la liberté, avec ses musiciens, d'accomplir ce qu'il sait faire de mieux".

Plus tard, Thom Yorke, autre ami de Norton consacré par le Rock and Roll Hall of Fame, a écrit la chanson contemporaine qui accompagne l'une des séquences les plus poignantes du film. "Thom m'a envoyé cette ballade et je me revois en train de l'écouter pour la première fois, assis sur mon lit à 6 heures du matin, en larmes", confie le réalisateur. "Elle m'a cueilli parce qu'elle parlait directement de ce combat quotidien abordé dans le film. Et comme la plupart des chansons de Thom, elle évoquait en creux les incertitudes et les menaces qui pèsent sur notre époque. Et puis, il y a quelque chose dans sa voix qui fait vraiment penser à Lionel".

Pemberton et Norton ont convaincu Yorke d'utiliser la bande-démo plutôt que de réenregistrer sa musique. "Son interprétation était tellement brute et exprimait une telle solitude qu'elle était parfaite", se souvient le compositeur.

La chanson de Yorke est ensuite réinterprétée par Marsalis sous une version instrumentale. "Il nous fallait une chanson sur laquelle Laura et Lionel dansent dans le club", explique le réalisateur. "On a cherché une chanson d'époque, mais j'ai ensuite eu l'idée de demander à Wynton de composer un arrangement à la Miles Davis façon années 50 sur la chanson de Thom. Quand je l'ai fait écouter à Thom, il en était fou. Il m'a confié qu'il n'avait jamais rien entendu d'aussi beau".

À l'instar de la musique, le paysage sonore avait une importance capitale aux yeux de Norton. "Je voulais que les sons aient une dimension viscérale et émotionnelle et qu'on y perçoive une sensibilité propre aux années 50 mais aussi un regard contemporain", dit-il. "Je recherchais des sons qui ne soient pas naturalistes mais plus oniriques et qui évoquent un cerveau en train de se replonger dans le passé". Pour y parvenir, il a engagé le monteur son et mixeur réenregistrements Paul Hsu, trois fois cité à l'Emmy Award pour son travail sur des documentaires – afin de concevoir des effets sonores novateurs. "Paul est le meilleur ingénieur du son de New York et il a travaillé avec tous les réalisateurs que j'aime et que je respecte, et j'ai eu beaucoup de chance qu'il soit disponible", ajoute Norton.

Des sommets aux bas-fonds de New York

Dès le départ, BROOKLYN AFFAIRS s’est déployé dans l’imaginaire d’Edward Norton avec une précision visuelle riche et complexe. Dans sa tête, il voyait déjà le paysage urbain nocturne du film noir se mêler à l’iconographie emblématique du New York des années 50, tandis que le quotidien banal des quartiers populaires de Brooklyn tranchait avec les hautes sphères du pouvoir à Manhattan. La ville de New York, telle qu’il l’imagine, ressemble à la quête de Lionel : parfois cruelle et brutale, mais aussi magnifique, mystérieuse et humaine.

Il voulait avant tout mettre au point une esthétique capable de plonger le spectateur au cœur d’une ville où les modes de vie traditionnels sont dépassés par les ambitions et les obsessions d’une nouvelle époque. Il fallait donc que chaque élément visuel du film – la lumière, la ville nocturne, l’architecture, les rues, les voitures, les costumes – s’accordent avec ce décor.

Pour obtenir cette harmonie, Edward Norton a réuni une équipe de collaborateurs aguerris, comme le directeur de la photographie Dick Pope, le chef-monteur Joe Klotz, la chefdécoratrice Beth Mickle et la chef-costumière Amy Roth.

Edward Norton a commencé par compiler le résultat de plus de dix ans de recherches, puis il a présenté un carnet de tendances à son équipe enthousiaste. Tout au long de l’ouvrage, on retrouve l'œuvre de Robert Frank, dont les portraits de rue dans l’Amérique de l'après-guerre ont su capter les prémisses des tensions sociales et raciales. On y découvre aussi celle de Saul Leiter dont les photographies en noir et blanc révèlent un aspect plus intime et secret de New York, à la manière d’un détective. Enfin, le peintre réaliste Edward Hopper, qui a tendu un miroir à la solitude urbaine avec ses jeux d’ombre et de lumière proches de l’esthétique du film noir, est également présent. Edward Hopper était d’ailleurs un grand cinéphile et, très tôt dans sa carrière, il a dessiné les couvertures de magazines qui ont inspiré le roman de Jonathan Lethem.

Edward Norton a tout de suite su qu’il voulait travailler avec Dick Pope, fidèle collaborateur de Mike Leigh. “J’ai travaillé avec Dick sur L’ILLUSIONNISTE et il fait partie depuis longtemps de mes directeurs de la photo préférés”, affirme-t-il. “Son travail va du réalisme brut de NAKED à un magnifique film d’époque comme TOSPY-TURVY et il m’a toujours beaucoup impressionné”.

“Dick a une compréhension innée de l’ombre et de la lumière, ce qui est essentiel dans ce film”, souligne Edward Norton. “Il sait aussi très bien mélanger la beauté des objectifs de caméra classiques avec la puissance hors du commun des outils numériques d’aujourd’hui. Quand il tourne en numérique, son travail n’a jamais un rendu synthétique. Il crée une œuvre résolument cinématographique”.

Pour BROOKLYN AFFAIRS, Edward Norton a, très en amont, demandé à Dick Pope un rendu qui ait “la patine d’un vieux film mais sans donner l’impression que l’image a été retravaillée”.

Dick Pope est connu pour ses éclairages atmosphériques et ses mouvements de caméra à la fois intimes et d'une grande justesse. Cette fois, il était ravi d’avoir l’opportunité de filmer un décor de film noir à New York pour la première fois. “Les films de détective ont bercé ma jeunesse, si bien que lorsque Edward m’a envoyé le scénario, je me suis dit que c’était l’occasion ou jamais”, se souvient-il.

Dans le même temps, Dick Pope était fasciné par l’intensité de la vision d’Edward Norton et par sa volonté de donner à chaque cadre la richesse d’un tableau. “On s’est inspirés de films noirs classiques des années 1950 et de photographes comme Robert Frank, Saul Leiter et Vivian Maier. Mais l’influence principale du point de vue iconographique, c’était la vision qu’Edward Norton avait du film et qu’il a construite au fil des années”, déclare Dick Pope. “Il avait une idée très précise du rendu visuel”.

Ils recherchaient tous les deux ce ressenti cinématographique riche et immersif, mais ils ont choisi de créer cette atmosphère de film noir enivrante à l’aide de caméras numériques. Dick Pope déclare : “J’ai tourné avec la caméra Arri Alexa, que j’ai utilisée avec des objectifs Cooke Panchro classiques à l’ancienne, pour obtenir un très beau rendu cinématographique, mais avec tous les avantages d’un tournage en numérique”.

En effet, le numérique s’est révélé très pratique pour un film qui entraîne sans cesse le spectateur dans les recoins sombres de la ville ou l'obscurité des clubs de jazz. “Il y a beaucoup de scènes plongées dans la pénombre dans le film”, remarque Dick Pope. “Le numérique est beaucoup plus efficace quand on tourne avec des niveaux d'éclairage très faibles. Je n’ai même plus vraiment besoin de mesurer la luminosité, je le fais au jugé”.

Dick Pope a beaucoup apprécié de pouvoir discuter avec Edward Norton sous sa casquette de réalisateur, avant de le voir disparaître dans le rôle de Lionel l'instant d’après. Le chef-opérateur reconnaît que, même en tant qu’acteur, Edward Norton a une relation très instinctive avec la caméra. “Quand il joue, on sent qu’il a conscience de l'emplacement de la caméra et qu’il s’en sert au maximum, pas seulement pour lui mais pour tous ceux qui sont devant l’objectif. C’est très intuitif chez lui”.

Les images de New York signées Dick Pope correspondent exactement à ce qu’Edward Norton avait en tête, en plus frappant et plus expressif encore. “Je n’hésiterais pas à dire que Dick a su filmer New York comme personne”, déclare-t-il.

La caméra de Dick Pope sillonne des quartiers et une architecture qui se sont animés grâce aux recherches approfondies de la chef-décoratrice Beth Mickle. Avec son équipe, elle a arpenté New York à la recherche de lieux évocateurs, qui nous font voyager dans le temps.

“On a pu tourner dans des sites qu’on a rarement, voire jamais, vus au cinéma”, explique Edward Norton. “Beth a joué un rôle essentiel dans ce projet. Elle a donné une ampleur extraordinaire au film malgré un budget très restreint parce qu’elle a un goût très sûr et un sens inné des couleurs”.

Beth Mickle était impatiente de se consacrer à l’étude des abondantes archives, une tâche qu’elle savait être indispensable. “J’adore les films d’époque comme tous les décorateurs”, explique Beth Mickle, qui a notamment collaboré à THE DEUCE, une série qui se déroule dans un New York rongé par la criminalité dans les années 1970. “Avec Edward, on voulait éviter les éternels tons sépias du passé et privilégier plutôt une vision sans concession du New York des années 1950”.

Donner à voir des quartiers de la ville jamais représentés dans le cinéma des années 1950 était une perspective particulièrement exaltante : “On voulait mettre en avant des quartiers modestes tout en les juxtaposant avec des lieux de pouvoir imposants et tout en marbre”, décrit Beth Mickle. “On retrouve un très vaste échantillon de quartiers résidentiels et d’architectures de l’époque”.

La production a investi un nombre de lieux impressionnant, à commencer par les rangées de maisons de la 148e rue, typiques du quartier historique de Sugar Hill à Harlem. Beth Mickle et son équipe nous plongent dans le temps grâce à l’ajout d’un kiosque à journaux rétro, d’une cabine téléphonique et de vitrines d’époque. À un pâté de maison de là, dans la 149e rue, l’appartement de Laura Rose est situé dans un immeuble chic avec un portique et des colonnes.

Le reste du tournage se concentre à Brooklyn, qui donne son titre au film, et en particulier dans Vernon Street, à Bedford-Stuyvesant. Lionel y suit Laura au fil de ses rencontres avec les habitants de Fort Greene. Au cours de l’un des jours de tournage les plus marquants, techniciens et acteurs se sont rendus à Washington Square Park, à Greenwich Village, pour la scène de manifestation en faveur de l'accès au logement, où des centaines de figurants en costumes d’époque ont défilé en brûlant une effigie de Moses Randolph.

L’équipe de tournage s’est aussi rendue dans les lieux du pouvoir new-yorkais, notamment dans la rotonde néo-classique du Palais de Justice de New York County installé au 60 Centre Street, dans la grande salle de bal de l’hôtel Plaza et à l’Académie de médecine de New York avec ses fenêtres de 5 mètres de haut, devenue pour l’occasion le siège politique du quartier avec le bureau luxueux de Randolph Moses.

Pour figurer les scènes essentielles où Randolph va à la piscine pour effectuer ses longueurs quotidiennes, Beth Mickle a fait une découverte fantastique : le centre aquatique de loisir de Hansborough sur la 134e rue. Le bâtiment, ouvert en 1925, abritait d’abord des bains douches ; avec son architecture d’inspiration classique et ses vastes fenêtres de toits, il instaure une atmosphère lumineuse et ensoleillée, offrant un contraste parfait avec les scènes urbaines de nuit. “Les carreaux de la piscine sont tout simplement sublimes”, précise Beth Mickle. “Des constructions plus modernes avaient été ajoutées et on a dû les enlever. Mais la lumière était parfaite, en particulier grâce à l’effet créé avec la vapeur, et c’est devenu mon décor préféré”.

Une flotte de voitures rétro, choisies avec soin, permet de s’immerger plus facilement dans les scènes de rue. Le coordinateur des véhicules Tommy Janulis a déniché un large ensemble de voitures des années 50 mais aussi 30 et 40, pour montrer que le New York de 1957 se caractérise par des accessoires et des éléments de décors des périodes antérieures.

Les acteurs ont été impressionnés : “Quand le décor est à ce point chargé d’histoire, c’est un vrai plus pour nous autres comédiens”, explique Gugu Mbatha-Raw. “J’adore la façon dont ces décors mettent en valeur la mixité des cultures qui se côtoient à New York, ce qui a toujours été l’essence de cette ville”.

Penn Station renaît de ses cendres

Des lieux historiques ou méconnus ont servi de base de travail à BROOKLYN AFFAIRS, mais la technologie a également joué un rôle important pour redonner vie à certains quartiers de la ville qui avaient disparu. En postproduction, les décors ont été étendus et ont gagné en vivacité grâce à l’étroite collaboration d’Edward Norton avec le superviseur des effets visuels Mark Russell. Ce dernier a cherché à effacer de multiples anachronismes, comme les climatiseurs et les interrupteurs modernes. Il a aussi créé des décors précis et détaillés pour les nombreuses scènes de voiture.

Mais le tour de force de Mark Russell a consisté à relever un défi improbable dont Edward Norton rêvait depuis longtemps pour le film : reconstituer un des grands monuments disparus de New York, la gare de Penn Station dans le style Beaux-Arts. La gare a été détruite en 1964 et reconstruite entièrement en sous-sol, sans qu’il ne reste aucune trace de cette plaque tournante du transport urbain qui se déployait sur plusieurs étages. En 1957, Penn Station devient une ligne d’arrivée métaphorique pour Lionel – le lieu où sa quête de vérité sera révélée au grand jour et où justice sera peut-être faite.

En redonnant vie à Penn Station, Edward Norton rend hommage aux vieux fantômes de New York et répare (temporairement seulement) l’une des plus grosses erreurs commises par la municipalité au nom du développement immobilier.

“C’était très émouvant de recréer l’un des plus grands chefs-d’œuvre à jamais disparus de l’architecture américaine”, déclare-t-il. “Les plus beaux quartiers du vieux New York ont été détruits par des camions et des boulets de démolition à cause de cette frénésie de reconstruction. La disparition de Penn Station se fait encore douloureusement sentir, et nous rappelle qu’on ne doit plus laisser cela se produire”.

À son ouverture en 1910, la gare a été saluée comme un chef-d’œuvre aux lignes atemporelles. Réalisé par la célèbre agence McKim, Mead and White, l'ouvrage rappelle la majesté éternelle de la Rome antique. L’ironie du sort a voulu que le bâtiment ne perdure que moins d’un demi-siècle. La gare a été construite avec des tonnes de travertin : l’intérieur était composé de voûtes de 45 mètres de haut, de colonnes corinthiennes de 18 mètres de haut, d’un escalier aussi large qu’un terrain de basket et de carreaux en verre qui laissaient tomber la lumière sur les quais.

À la fin des années 1950, Penn Station était déjà en mauvais état et engendrait pour la ville des frais d'entretien considérables. À l’époque où on se désintéressait du ferroviaire au profit de l’aviation, la ville a décidé de vendre le terrain pour construire un nouveau Madison Square Garden. Les équipes de démolition ont commencé à détruire des parties de la gare, sous les yeux horrifiés des passagers en transit. Les protestations qui ont suivi sont arrivées trop tard mais ont permis la création en 1965 de la Commission de conservation des monuments de la ville de New York.

Edward Norton a tourné les scènes de Penn Station dans les Grumman Studios de New York. Beth Mickle y a construit un stand de cireur de chaussures, des bancs et des consignes, tandis que Dick Pope a créé un éclairage imitant les immenses vitres de la gare. Les acteurs jouaient devant un fond vert géant, où Penn Station a véritablement été ressuscitée.

Bien en amont, Mark Russell avait éclusé toutes les archives historiques. “Je crois que j'ai vu toutes les photos de Penn Station qui existent !”, s’exclame Mark Russell. “La plupart sont en noir et blanc, mais certains films comportent des images en couleur. Il y a une prise de vue importante dans SEPT ANS DE RÉFLEXION qui est devenue une référence. C’est ce qui nous a sauvés : on avait une très bonne perception de la structure sous différents angles”.

Edward Norton et Mark Russell tenaient à ce que la gare ainsi reconstituée soit en adéquation avec l’univers de film noir de Lionel. C’est pour cette raison – et pour des questions de vraisemblance à une époque où la gare était en déclin – que Mark Russell a imaginé une Penn Station légèrement détériorée. Ce n’est pas la gare éclatante du début du siècle qu’on voit habituellement sur les photos mais déjà un peu vieillie et abimée par le temps.

“On voulait un aspect un peu brut qu’on voit rarement sur les clichés de la fin des années 1950”, affirme Mark Russell. “Je suis parti de ces belles photos d’architecture et je les ai un peu salies en ajoutant de la lumière et de la fumée, de la poussière et de la saleté”.

Pour donner encore plus de réalisme à leur création, Edward Norton et Mark Russell ont utilisé la technologie révolutionnaire NCam, qui permet aux réalisateurs de composer un arrièreplan numérique en temps réel pendant le tournage. Les acteurs pouvaient donc apercevoir une prévisualisation de Penn Station pendant qu’ils jouaient. “Le système NCam reconnaît l’emplacement de la caméra dans un environnement 3D”, explique Mark Russell. “Si la caméra tourne vers la gauche, l’ordinateur le sent et propose un arrière-plan qui correspond à la position de la caméra. C’est une ressource visuelle essentielle pour les acteurs et l’équipe de tournage”.

Si la technologie déployée dans BROOKLYN AFFAIRS était fascinante, Mark Russell a surtout apprécié sa collaboration avec Edward Norton. “Edward connaît son sujet sur le bout des doigts parce qu’il l'a en tête depuis des années”, déclare-t-il. “Il savait ce qu’il voulait à chaque moment, et c’est ce qui lui a permis de faire face à une telle complexité. En même temps, il était toujours ouvert aux bonnes idées des autres, ce qui rendait l’ambiance très propice à la création”.

Borsalinos et imperméables : les costumes

Les textures et les couleurs du New York de 1957 – qu’on ne voit pourtant pas souvent à l’écran – imprègnent le travail de la costumière Amy Roth. Tout comme pour les décors, Amy Roth a représenté tous les styles vestimentaires des années 1950, des plus distingués aux plus plébéiens, en fonction des quartiers où Lionel évolue, entre les rues populaires et les sommets du pouvoir.

Edward Norton s’est tout de suite entendu avec Amy Roth sur le plan artistique : “Ce qui m’a immédiatement séduit chez Amy, c’est qu’elle a amené son propre carnet de tendances et bizarrement, c’était comme une capture d’écran de mon cerveau. Elle avait aussi choisi des photos de Robert Frank et Saul Leiter”, se souvient-il.

Amy Roth confirme que, en lisant le scénario, il s’est déroulé dans sa tête à travers le prisme des grands photographes de l’illustre passé de la ville. “J’ai pensé aux magnifiques œuvres de Saul Leiter, Gordon Parks, Vivian Maier… tous ces photographes que j’aime et que j’admire”, explique-t-elle. Elle était aussi passionnée par certains thèmes de l’intrigue. “Je m’intéresse à la question du logement à New York depuis longtemps. L’histoire de cette ville me fascine autant qu’elle me perturbe et j’ai trouvé que le sujet du film était vraiment actuel. Je me suis sentie profondément concernée”.

Quand elle a rencontré Edward Norton pour la première fois, Amy Roth a préféré présenter son travail plutôt que de se livrer à un long discours. Dès l’instant où Edward Norton a découvert les ressemblances entre leurs deux carnets de tendances, leur collaboration était lancée. “On s’est tout de suite compris”, confirme Amy Roth. “On était vraiment sur la même longueur d’onde en matière de référence – c'en était presque étrange. On n’avait pas vraiment besoin de parler pour se comprendre”.

Amy Roth s’est mise à se documenter davantage sur les figures historiques qui ont influé sur l'intrigue et elle a passé des soirées à écouter du jazz be-bop pendant ses préparatifs. Elle s’est finalement heurtée à un obstacle : le tournage d’un autre film situé à la même époque avait commencé peu de temps avant, et avait mobilisé tous les costumes des années 1950 disponibles à New York. C'est ce qui a incité Amy Roth à créer ses propres costumes : “Notre film ne cherche pas à reconstituer le style idéalisé des années 1950”, remarque-t-elle. “On montre des gens qui n’étaient pas souvent représentés dans le cinéma de l’époque”.

Pour les costumes de Lionel, Amy Roth a voulu faire évoluer son style vestimentaire au fur et à mesure que son univers s’étend du Brooklyn de Frank Minna au vaste empire immobilier de Moses Randolph. Elle a aussi pris pour référence le photographe Saul Leiter : “Saul Leiter prend souvent des photos à travers des vitres embuées, des portails en fer forgé, des vitres de voitures à l’arrêt et il m’a fait penser à un détective privé”, décrit-elle. ‘Il m’a un peu servi de modèle pour Lionel”.

Quant à Laura Rose, Amy Roth a créé sur mesure chacune de ses jupes, de ses chemisiers, chapeaux et robes, ainsi que sa veste bleue emblématique. Elle explique : “J’ai fait des recherches sur les années d’étude d’une jeune fille à cette époque. J’ai imaginé que, quand Laura est sortie de la fac de droit et qu’elle est retournée dans son quartier, elle n’avait sûrement plus l’air d’appartenir à ce milieu. Malgré tout, elle travaille dans le social si bien qu'elle ne peut pas être trop sophistiquée. Elle a envie d’avoir toujours l’air accessible. En même temps, Gugu est tellement sublime dans tout ce qu’elle porte que ce n’était pas difficile de lui donner le petit truc en plus qu’on a envie de voir chez le personnage principal”.

Gugu Mbatha-Raw a ressenti l’effet des vêtements sur elle dès le départ : “Dans les films d’époque, tout commence avec les sous-vêtements”, s’amuse-t-elle. “Dans les années 1950, les femmes portaient des corsets et des soutien-gorge pointus. Ça change complètement la silhouette et la façon de bouger. On se déplace d’une façon plus délicate et restreinte, ce qui en dit long sur la place des femmes dans la société à l’époque”.

Durant sa transformation quotidienne en Laura, Gugu Mbatha-Raw a dû suivre un rituel bien connu des femmes des années 1950 et passer 45 minutes sous un sèche-cheveux : “À l’époque, les femmes afro-américaines et métisses n’acceptaient pas vraiment leur chevelure naturelle. Elles essayaient de ressembler à Marilyn Monroe, bien qu’elles aient des cheveux afro”, remarque Gugu Mbatha-Raw.

Amy Roth a aussi adoré travailler avec Cherry Jones dans le rôle de Gabby Horowitz, dont le style est largement inspiré d'Hortense Gabel. “On trouve assez peu de documentation sur les héroïnes des années 1950”, souligne Amy Roth. “On a eu du mal à trouver des photos d’Hortense au travail. Mais on a quand même trouvé quelques éléments, et c’était fantastique de travailler avec Cherry. Elle a enfilé la robe et elle a tout de suite dit ‘Voilà, ça y est, c’est Gabby’”.

Amy Roth s’est amusée à pousser le style film noir jusqu’au bout pour le personnage de Frank Minna, interprété par Bruce Willis, et ses acolytes. Pour la scène d’ouverture, particulièrement complexe, elle devait avoir les costumes en double ou en triple, et dans le cas de Frank Minna, en sept exemplaires pour les différentes cascades.

Pour le personnage de Moses Randolph campé par Alec Baldwin, elle s’est inspirée de Robert Moses qui, bien que fortuné, était davantage animé par l’ambition et le pouvoir que par l’apparence. “C’était le genre d’homme à manger un sandwich jambon-beurre”, explique Amy Roth. “Il avait des chemises monogrammées et des costumes sur mesure mais ce n’était pas un homme particulièrement élégant. Randolph Moses a toujours eu de l’argent et fréquenté des écoles prestigieuses. Avoir des costumes sur mesure n’avait rien d’exceptionnel pour lui. On a fait faire des costumes sur mesure à Alec pour qu’ils lui tombent parfaitement”.

Un des personnages préférés d’Amy Roth est Paul, type laissé pour compte, joué par Willem Dafoe : “Il est intéressant car il a connu une vraie déchéance. J’ai beaucoup pensé aux photos de soupe populaire de Dorothea Lange avec des hommes vêtus de costumes usés jusqu’à la trame”, déclare-t-elle.

Elle a aussi eu l’occasion de concevoir les vêtements froissés et trempés de sueur d’un groupe de jazz des années 1950. “J’ai pensé à Charlie Parker et Miles Davis et au début du bebop à Harlem”, déclare Amy Roth. “Les musiciens de ces Big Bands ne voulaient pas endosser un costume bleu foncé et jouer la même chose tous les soirs… Ils préféraient se pointer à minuit et se produire avec les personnages les plus louches de la ville dans les tenues qu'ils portaient à ce moment-là”.

Tout au long de ce travail, la vision d’Edward Norton a inspiré Amy Roth. “Edward Norton a donné de sa personne durant tout le tournage. C’est vraiment génial et enthousiasmant quand un réalisateur est à ce point investi dans le projet. Il n’y a pas de meilleure façon de travailler. En contrepartie, notre défi est de maintenir un même niveau d’enthousiasme dans le travail jour après jour”.

Au cours des dernières étapes de création, Edward Norton s’est entretenu avec le monteur Joe Klotz pour tisser les innombrables fils de l’histoire et donner de l'unité à l'ensemble. Edward Norton avait beaucoup admiré le travail de Joe Klotz pour PRECIOUS, nommé aux Oscars : “Joe a insufflé beaucoup d'énergie à PRECIOUS, et cela m’a séduit car je voulais explorer des pistes inhabituelles dans mon film pour traduire le cheminement intellectuel de Lionel. Joe est vraiment quelqu’un de bien. Il est très patient et a une grande éthique professionnelle”.

Après avoir créé une aventure aussi spectaculaire, Edward Norton et Joe Klotz ont conclu le film sur un dénouement qui pointe les failles de l’être humain mais qui laisse entrevoir une lueur d’espoir.

“Tous mes cinéastes préférés mettent en avant des paradoxes et c’est le cas de ce film : le mélange de beauté et de souffrance dans la pathologie de Lionel, le mélange de destruction et de vision créative chez Moses Randolph”, note Edward Norton. “J’espère que le film soulève des questions importantes sur les villes, les discriminations et l’avenir. Mais avant tout, j’espère que le public se sentira proche de ce personnage peu orthodoxe qui part à la découverte de ses émotions”.

Source et copyright des textes des notes de production @ Warner Bros. France

  
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