Policier/Drame/Un vrai film noir, Edward Norton réussit son long-métrage dans tous ces aspects
Réalisé par Edward Norton
Avec Edward Norton, Gugu Mbatha-Raw, Alec Baldwin, Willem Dafoe, Bruce Willis, Ethan Suplee, Cherry Jones, Bobby Cannavale...
Long-métrage Américain
Titre original : Motherless Brooklyn
Durée : 02h25mn
Année de production : 2019
Distributeur : Warner Bros. France
Date de sortie sur les écrans américains : 1er novembre 2019
Date de sortie sur nos écrans : 4 décembre 2019
Résumé : New York dans les années 1950. Lionel Essrog, détective privé souffrant du syndrome de Gilles de la Tourette, enquête sur le meurtre de son mentor et unique ami Frank Minna. Grâce aux rares indices en sa possession et à son esprit obsessionnel, il découvre des secrets dont la révélation pourrait avoir des conséquences sur la ville de New York… Des clubs de jazz de Harlem aux taudis de Brooklyn, jusqu'aux quartiers chics de Manhattan, Lionel devra affronter l'homme le plus redoutable de la ville pour sauver l'honneur de son ami disparu. Et peut-être aussi la femme qui lui assurera son salut…
Bande annonce (VOSTFR)
Ce que j'en ai pensé : BROOKLYN AFFAIRS s'inspire du roman "Les Orphelins de Brooklyn" écrit par Jonathan Lethem. Le film est d’ailleurs sorti avec le titre original du livre, "Motherless Brooklyn", aux Etats-Unis. Edward Norton prend la triple casquette de réalisateur, de scénariste et d’acteur principal pour nous entraîner dans cette fresque de film noir préparée par ses soins dans la tradition. Tous les codes y sont. On peut lui tirer notre chapeau pour cette belle proposition qui conserve tout au long de ses cent quarante-quatre minutes un style et un ton impeccables.
En tant que réalisateur, il veille à faire respirer autant les décors new-yorkais que ses personnages pris dans la tourmente d’une affaire criminelle sur fond de corruption dans les milieux de l’urbanisme. L’époque des années 50 à Manhattan est remarquablement bien mise en scène et particulièrement soignée. Il fait vibrer cette atmosphère particulière et la rend crédible. Elle est appuyée par les costumes et les attitudes des protagonistes qui sont cohérents avec cette période. Sa caméra nous guide dans le déroulement d’un scénario qui aborde beaucoup de thèmes pour former un tout qui ne sort pas vraiment des sentiers battus de ce genre cinématographique, mais qui y répond en tout point. Sa mise en scène sait autant avoir une grande classe classique qu’exprimer les instants oniriques, perdus dans les volutes de substances interdites, ou encore des moments musicaux suspendus. Le jazz est d’ailleurs un personnage à part entière de cette œuvre. La musique est superbe et alignée avec l’atmosphère du film.
En tant qu’acteur, Edward Norton réussit à rendre son personnage Lionel Essrog très attachant en nous donnant une vraie compréhension de son passé et du ressenti de ce dernier par rapport à sa condition qu'il ne sait pas nommer, mais qui n’est autre que le syndrome de Gilles de la Tourette. Ce dernier se traduit par une série de troubles obsessionnels compulsifs (TOC) dont les symptômes comprennent entre autres des éruptions verbales et des gestes incontrôlés. La vie sociale de Lionel est, de par ce fait, inexistante. Edward Norton est excellent pour montrer le trouble émotionnel et l’évolution de son protagoniste.
Le charme de Gugu Mbatha-Raw opère en ce qui concerne sa protagoniste, Laura Rose. L’actrice apporte de la délicatesse et fait résonner l’intelligence de cette femme.
Alec Baldwin impose son charisme dans le rôle de Moses Randolph, un homme extrêmement ambitieux.
Willem Dafoe rend convaincante la conviction de son personnage, Paul Randolph.
Bruce Willis assure le rôle de modèle et de figure paternelle pour Lionel avec une grande facilité dans le rôle de Frank Minna.
Les collègues de travail de Lionel, Danny interprété par Dallas Roberts, Gilbert interprété par Ethan Suplee et Tony interprété par Bobby Cannavale, sont incarnés par des acteurs impeccables pour mettre en avant des personnalités très spécifiques et nous faire croire à ce groupe d’amis réunis par les circonstances de la vie.
BROOKLYN AFFAIRS se regarde d'un seul souffle comme une œuvre qui prend tout son sens au fur et à mesure qu’elle se dévoile. On a un grand plaisir à suivre le travail d’Edward Norton dans toutes ses fonctions qu’il maîtrise parfaitement, ce qui est impressionnant. On se délecte du chemin parcouru pendant cette aventure, qui au-delà de son enveloppe de polar, se révèle très humaine.
En tant que réalisateur, il veille à faire respirer autant les décors new-yorkais que ses personnages pris dans la tourmente d’une affaire criminelle sur fond de corruption dans les milieux de l’urbanisme. L’époque des années 50 à Manhattan est remarquablement bien mise en scène et particulièrement soignée. Il fait vibrer cette atmosphère particulière et la rend crédible. Elle est appuyée par les costumes et les attitudes des protagonistes qui sont cohérents avec cette période. Sa caméra nous guide dans le déroulement d’un scénario qui aborde beaucoup de thèmes pour former un tout qui ne sort pas vraiment des sentiers battus de ce genre cinématographique, mais qui y répond en tout point. Sa mise en scène sait autant avoir une grande classe classique qu’exprimer les instants oniriques, perdus dans les volutes de substances interdites, ou encore des moments musicaux suspendus. Le jazz est d’ailleurs un personnage à part entière de cette œuvre. La musique est superbe et alignée avec l’atmosphère du film.
En tant qu’acteur, Edward Norton réussit à rendre son personnage Lionel Essrog très attachant en nous donnant une vraie compréhension de son passé et du ressenti de ce dernier par rapport à sa condition qu'il ne sait pas nommer, mais qui n’est autre que le syndrome de Gilles de la Tourette. Ce dernier se traduit par une série de troubles obsessionnels compulsifs (TOC) dont les symptômes comprennent entre autres des éruptions verbales et des gestes incontrôlés. La vie sociale de Lionel est, de par ce fait, inexistante. Edward Norton est excellent pour montrer le trouble émotionnel et l’évolution de son protagoniste.
Le charme de Gugu Mbatha-Raw opère en ce qui concerne sa protagoniste, Laura Rose. L’actrice apporte de la délicatesse et fait résonner l’intelligence de cette femme.
Bruce Willis assure le rôle de modèle et de figure paternelle pour Lionel avec une grande facilité dans le rôle de Frank Minna.
Les collègues de travail de Lionel, Danny interprété par Dallas Roberts, Gilbert interprété par Ethan Suplee et Tony interprété par Bobby Cannavale, sont incarnés par des acteurs impeccables pour mettre en avant des personnalités très spécifiques et nous faire croire à ce groupe d’amis réunis par les circonstances de la vie.
Crédit photos @ Glen Wilson
Copyright photos © 2019 Warner Bros. Ent. All Rights Reserved
BROOKLYN AFFAIRS se regarde d'un seul souffle comme une œuvre qui prend tout son sens au fur et à mesure qu’elle se dévoile. On a un grand plaisir à suivre le travail d’Edward Norton dans toutes ses fonctions qu’il maîtrise parfaitement, ce qui est impressionnant. On se délecte du chemin parcouru pendant cette aventure, qui au-delà de son enveloppe de polar, se révèle très humaine.
NOTES DE PRODUCTION
(À ne lire qu'après avoir vu le film pour éviter les spoilers !)
“Oh,il est beau d'avoir la force d'un géant, mais c'est une tyrannie d'en user comme un géant". --William Shakespeare
Le dernier film d'Edward Norton jette
un regard original et poignant sur l'archétype du détective privé
: dans BROOKLYN AFFAIRS, il s'agit d'un homme explorant les bas-fonds
les plus sordides du New York de 1957 pour comprendre un monde qui le
rejette et le méprise. Avec son esprit survolté, Lionel Essrog ne
semble pas vraiment avoir le profil idéal pour exercer un métier
qui exige calme et pragmatisme. Mais en choisissant de faire de
Lionel le protagoniste d'un film sur le pouvoir et la spoliation,
Norton renverse une figure emblématique du cinéma américain : loin
du type endurci par la vie, le "privé" de BROOKLYN AFFAIRS
est un homme vulnérable, tourmenté et sensible.
Lorsque Lionel tente de retrouver
l'assassin du seul être humain qui lui ait jamais témoigné de
l'affection – son patron Frank Minna –, il découvre la face la
plus sombre de la ville. Animé par le besoin irrépressible de
mettre de l'ordre dans le chaos, et de réparer ce qui semble cassé,
il plonge dans le monde de ces hommes visionnaires – et mercenaires
– qui, dans les années 50, ont transformé en profondeur la
physionomie de New York. À travers sa quête de justice, Lionel
s'engage dans un périple où il affrontera l'ambition, la cupidité,
l'intolérance et la soif de pouvoir sous ses formes les plus
terribles, mais où il découvrira aussi la puissance de la musique
et de la complicité amoureuse.
Il y a près de vingt ans, quand Norton
a découvert "Les orphelins de Brooklyn", roman inventif de
Jonathan Lethem bouleversant les codes du polar, il s'est passionné
pour son narrateur aussi improbable que bouillonnant d'énergie. Si
Lionel se surnomme lui-même une "bête de foire", Norton a
décelé dans sa trajectoire la quête universelle d'un homme
cherchant à mieux cerner sa propre identité et à s'affranchir d'un
monde en plein chaos.
"J'ai été très touché par cet
orphelin qui a grandi dans les quartiers interlopes de Brooklyn,
souffrant du syndrome de Gilles de la Tourette et de troubles
obsessionnels compulsifs", signale le réalisateur. "Ce qui
ne l'empêche pas d'être extrêmement intelligent et d'avoir un
point de vue fascinant sur le monde. Sa nature obsessionnelle a un
côté positif : il ne peut rien oublier et il explique qu'il a
l'impression 'd'avoir des morceaux de verre dans la tête'. Il est
tout simplement incapable de laisser les choses en plan : il ne peut
s'empêcher de prendre les problèmes à bras-le-corps et de tenter
de les régler. Du coup, en tant que détective, il ne lâche rien et
il a cette volonté chevillée au corps de comprendre ce qui se passe
que je trouve fascinante et émouvante".
Il poursuit : "Jonathan a imaginé
un personnage à la fois drôle et poignant, auquel on s'attache
instinctivement parce qu'on découvre sa vraie nature. J'ai toujours
été attiré par les outsiders et je me suis pris de passion pour
Lionel qui est un vrai anti-héros".
Pour autant, tout comme Lionel éprouve
souvent le besoin compulsif de tout analyser, Norton a eu envie de
jouer avec ce personnage qui le captivait tant.
Chemin faisant, le réalisateur n'a pu
s'empêcher de contourner les règles habituelles d'une adaptation
cinématographique en plongeant Lionel dans une autre époque et, par
conséquent, en lui imaginant des péripéties différentes du livre.
Dans le même temps, Norton tenait à ce que le protagoniste reste un
orphelin de Brooklyn – un détective aux trousses de l'assassin de
son mentor, doublé d'un homme maniant admirablement le verbe et
profondément sensible aux mystères et aux flamboyances de l'esprit
humain. Il souhaitait que BROOKLYN AFFAIRS, tout comme le livre dont
il s'inspire, soit à la fois un hommage au film noir et une
déclaration d'amour introspective et sans concession à New York,
ville à la fois chaotique et porteuse d'espoir – il tenait même à
ce que cette idée guide le projet.
Quand le réalisateur a contacté
Lethem en envisageant de situer l'action à une autre époque, il
savait qu'il courait le risque d'essuyer un refus catégorique de
l'auteur. Jouant cartes sur table, il lui a immédiatement expliqué
que, même s'il souhaitait rester fidèle à l'esprit du personnage,
il avait l'intention de modifier le contexte de l'intrigue.
Or, il se trouve que Lethem s'est non
seulement montré ouvert à cette proposition, mais qu'il a été
intrigué par le projet.
"Le roman se déroule dans les
années 90, mais les personnages sont habités par un esprit propre
aux années 50", indique Norton. "Ils s'expriment et se
comportent comme des hommes hors du temps. Cela fonctionne très bien
dans le livre, mais je n'ai pas caché à Jonathan que j'avais le
sentiment qu'au cinéma voir des mecs d'aujourd'hui parler comme des
détectives privés tout droit sortis d'un film noir pouvait sembler
un peu décalé. Par chance, Jonathan était d'accord avec moi. Selon
lui, l'intrigue était secondaire par rapport au personnage qu'il
avait en tête et si je souhaitais plonger Lionel dans un autre
univers, il en était ravi".
Norton savait déjà précisément dans
quelle direction il comptait emmener Lionel. "Je m'intéresse
depuis longtemps à ce qui s'est passé en coulisses à la fin des
années 50, à l'époque où le vieux New York s'est transformé en
une métropole moderne", raconte-t-il. "C'était un
contexte très fort dans lequel inscrire Lionel. Par bonheur,
Jonathan est aussi passionné par l'histoire de New York que moi et
il a parfaitement compris ce que je souhaitais faire".
Tout en étant conscient de sa chance,
Norton ne pouvait se permettre de brûler les étapes. Il lui fallait
non seulement mener d'importantes recherches, mais aussi mêler les
événements historiques à la fiction. Le cinéaste a retouché le
scénario à plusieurs reprises au cours de la décennie qui a suivi,
puis s'est battu pendant quelques années de plus pour porter le
projet à l'écran. À la même époque, il a été salué pour ses
rôles, très divers, dans FIGHT CLUB, LA 25ÈME HEURE,
L'ILLUSIONNISTE, MOONRISE KINGDOM et sa première réalisation, AU
NOM D'ANNA.
Au fil du temps, les problématiques
soulevées dans le scénario faisaient de plus en plus écho aux
préoccupations sociales et politiques sous-jacentes dans la culture
américaine. Au moment où le tournage démarrait, le New York de
1957 représenté dans le film – période où les États-Unis
étaient à la croisée des chemins entre l'expression d'ambitions
démesurées et une société plus équitable – évoquait
étrangement notre propre époque.
Tout en ciselant la nouvelle
trajectoire de Lionel, Norton s'est attaché à la traque de
l'assassin de Frank Minna : c'est ainsi qu'il s'est plongé dans les
méandres d'une ville d'une beauté étincelante dont les inégalités
n'ont cessé de croître et se font toujours sentir aujourd'hui.
Le réalisateur a entraîné Lionel
dans les clubs de jazz enfumés dont l'atmosphère le touche au plus
profond de son âme.
Mais sous la plume de Norton, l'enquête
du protagoniste sur le crime de Frank Minna se double d'un
affrontement avec un géant : Moses Randolph, ambitieux promoteur se
donnant pour mission de remodeler la ville, campé par Alec Baldwin.
Chez Randolph, Lionel découvre une criminalité à une échelle
insoupçonnée : la corruption, la discrimination et la destruction
de quartiers entiers se déroulant en plein jour. Tandis que la ville
connaît une expansion sans précédent, certains en tirent profit
comme jamais auparavant et d'autres en pâtissent tragiquement.
Inspiré par la célèbre phrase de
Balzac selon laquelle "derrière chaque grande fortune se cache
un crime", Norton, lui, est parti du principe que "derrière
chaque grande métropole se cache un crime". Si le crime
originel de Los Angeles a été le détournement des ressources en
eau potable, essentielles à son développement, celui de New York a
consisté à bâtir ses infrastructures en s'appuyant sur des
magouilles, des préjugés racistes et un pouvoir autocratique
contraire aux principes démocratiques.
D'une certaine manière, Norton s'est
toujours intéressé aux problématiques de logement. Son grand-père
maternel James Rouse était un promoteur immobilier aux idées
progressistes et un philanthrope, adepte du réaménagement urbain
auquel il a largement contribué. Il a ainsi mis en œuvre ses idées
les plus audacieuses concernant l'amélioration du quotidien et des
rapports sociaux en milieu urbain à Columbia, dans le Maryland. Il
s'agit d'une ville autonome, construite ex nihilo et stratégiquement
conçue pour favoriser l'égalité en matière économique, raciale
et sociale. Par la suite, Rouse a créé l'association à but non
lucratif The Enterprise Foundation qui accompagne des projets de
logements abordables au profit de familles modestes depuis 1982.
Norton a grandi à Columbia, ville
imaginée et bâtie par son grand-père. Après des études
d'histoire à Yale, il s'est consacré au logement social pendant
plusieurs années avant de devenir acteur. Il est aussi membre du
Conseil d'administration de The Enterprise Foundation.
Par conséquent, il était heureux de
pouvoir représenter à l'écran un urbaniste arrogant, ivre
d'ambition et ouvertement raciste qui incarne tout ce qui faisait
horreur à Rouse. Bien que Randolph n'ait jamais existé, il
s'inspire des hommes d'influence ayant sévi à New York dans les
années 50 et évoque bien évidemment le redoutable Robert Moses.
Souvent surnommé le "maître
bâtisseur" du XXème siècle, Robert Moses a largement
contribué à remodeler la physionomie de New York telle qu'on la
connaît aujourd'hui. Sous son impulsion, des centaines de kilomètres
de routes, de ponts et d'autoroutes et des milliers d'hectares
d'espaces verts, de plages et de terrains de jeu ont été bâtis. Il
a fait construire 150 000 logements et développé des sites
emblématiques comme le Lincoln Center, le siège des Nations Unies
et le zoo de Central Park. À l'époque, Moses était souvent salué
comme un homme capable de soulever des montagnes et de dessiner
l'avenir de la ville à partir d'idées fortes et d'ambitions sans
cesse renouvelées.
Mais derrière ce tableau idyllique se
cachait un homme qui concentrait tellement de pouvoir entre ses mains
qu'il dirigeait, pour ainsi dire, un gouvernement parallèle faisant
usage d'intimidation, d'auto-propagande et de tractations secrètes.
Dans le même temps, ses chantiers ont provoqué l'éviction et le
déplacement d'un demi-million de personnes modestes dont les lieux
de résidence entravaient ses projets. Des quartiers entiers ont été
détruits au profit d'une vision élitiste de la ville qui a
contribué à pérenniser la pauvreté et à attiser les inégalités
et les divisions. Il était ainsi de notoriété publique que Moses
avait enjoint ses ingénieurs d'abaisser les ponts enjambant le
Southern State Parkway à Long Island pour empêcher les bus
transportant des passagers appartenant à des minorités ethniques
d'accéder aux plages.
"L'histoire de la transformation
du vieux New York en une métropole moderne est vraiment terrible et
complexe", note Norton. "Il y a eu pas mal de livres et de
documentaires formidables sur le sujet, mais le cinéma ne l'a pas
franchement abordé. On considère souvent les années 50 comme l'âge
d'or de la démocratie américaine, mais ce qu'on n'a pas voulu voir,
c'est que le racisme institutionnel a été intégré à l'urbanisme
de New York et d'autres grandes villes. La réalité, c'est que
plusieurs phénomènes qui se produisaient à New York s'appuyaient
sur des méthodes contraires aux principes de gouvernance
démocratique des États-Unis et confinaient presque à l'autocratie.
À bien des égards, les ponts, routes et projets immobiliers sont à
New York ce que l'eau est à Los Angeles – un élément vital mais
aussi le réceptacle des secrets les plus sombres de la ville".
Si les injustices du quotidien n'ont
pas de secret pour Lionel, il est sidéré par sa confrontation à la
corruption endémique qui ravage New York.
Pour autant, ce qui est fascinant chez
le protagoniste, c'est qu'il est bien trop pragmatique pour se bercer
d'illusions. Il est tout entier focalisé sur sa modeste –
quoiqu'audacieuse – mission : régler ses comptes avec Moses
Randolph, malgré sa puissance, au nom de Frank Minna.
"On n'a jamais vu un polar avec un
personnage comme Lionel Essrog", remarque Bill Migliore, qui a
produit le film aux côtés de Norton, Michael Bederman, Gigi
Pritzker et Rachel Shane. "Mais Lionel s'inscrit dans une grande
tradition de films sur un type dont la pathologie se révèle aussi
son plus grand don. Plonger ce personnage formidable et singulier,
qui ne peut compter que sur lui-même, dans une histoire qui parle
aussi de classes sociales, de racisme, d'abus de pouvoir et de
l'histoire de New York était non seulement original mais très
actuel – surtout à une époque où tant de gens ont le sentiment
de ne plus avoir voix au chapitre et d'être impuissants".
Michael Bederman ajoute : "Au
fond, il s'agit du parcours d'un homme qui tente de reprendre sa vie
en main après un événement traumatisant qui s'est soldé par
l'assassinat de son meilleur ami. Quand il se retrouve face aux
dysfonctionnements de cette gigantesque machine administrative, il se
rend compte qu'il ne peut pas démanteler tout le système. En
revanche, il peut tenter de venir en aide aux gens qu'il aime.
Parfois, certaines missions très ambitieuses nous échappent alors
qu'on réussit à aller de l'avant en obtenant des résultats plus
modestes, mais tout aussi importants".
Alors que Lionel plonge dans les
entrailles glaciales de la ville, il rencontre une jeune femme qui
l'accepte tel qu'il est et qui lui offre un réconfort à son esprit
tourmenté. Jusque-là, aucune femme n'avait posé sa main sur lui,
ne l'avait regardé ou aimé. Norton tenait à ce que ce soit l'une
des petites victoires heureuses remportées par Lionel au beau milieu
de son enquête.
"Lionel a besoin et envie de
contact avec autrui", indique Norton. "Il s'est toujours
senti invisible parce que les gens s'arrêtent à sa pathologie et
détournent le regard. Du coup, Laura Rose, campée à merveille par
Gugu Mbatha-Raw, est celle qui insuffle de l'émotion à l'intrigue.
C'est elle qui exprime l'idée que nous avons tous besoin de
quelqu'un qui s'occupe de nous dans ce monde".
C'est aussi Laura qui permet à Lionel
de faire une découverte qui lui ouvre de nouveaux horizons :
l'univers exaltant du jazz.
"S'il y a bien un genre musical
correspondant au langage décousu et délicieux des personnes
atteintes du syndrome de Gilles de la Tourette, c'est le jazz et plus
encore le 'hard-bop'. J'adorais l'idée que Lionel trace son chemin
dans cet univers", poursuit Norton. "Il est en quelque
sorte libéré par la musique qui, à l'image de son esprit, est
anarchique et chaotique, mais aussi magnifique".
La force et la fraîcheur du jazz
poussent Lionel à découvrir une autre facette de la ville, bien
loin des somptueux gratte-ciels qui obsèdent Moses Randolph.
Par la suite, pour la bande-originale,
Norton a réuni un trio tout à fait inhabituel qui a signé une
partition contribuant à l'atmosphère particulière du film. Le
compositeur Daniel Pemberton a allié la liberté du jazz aux
sonorités électro qui évoquent les réflexions récurrentes de
Lionel. Le trompettiste de jazz légendaire Wynton Marsalis, ami du
cinéaste, s'est produit avec un orchestre pour les scènes de club
du film. Puis, l'auteur-compositeur-interprète Thom Yorke, autre ami
de Norton, a écrit une chanson originale (où l'on entend les
accords de Flea, du groupe Red Hot Chili Peppers), réinterprétée
par Marsalis dans le style jazzy des années 50.
"La musique du film permet non
seulement de plonger dans l'histoire des clubs de jazz de New York
mais aussi de mieux cerner la vie intime du protagoniste de manière
viscérale", résume Norton.
Alors que le réalisateur s'apprêtait
à tourner le film qu'il mûrissait depuis près de vingt ans, le
casting s'est révélé une étape cruciale. Les personnages étaient
d'une telle complexité qu'ils devaient être interprétés par des
acteurs exceptionnels. D'autre part, Norton savait qu'il lui fallait
des partenaires de premier plan d'autant qu'il allait jouer le rôle
principal tout en réalisant et en produisant un film très
ambitieux.
"L'état d'esprit dans lequel on
est quand on réalise un film est presque aux antipodes de celui
qu'on adopte lorsqu'on fait l'acteur", souligne Norton. "Quand
on joue la comédie, on peut partir dans son délire, alors qu'il
faut tout superviser et ne rien lâcher quand on est metteur en
scène. Du coup, si on a les deux casquettes, il faut parfaitement
s'approprier le personnage bien avant de l'interpréter. Mais si on
veut aussi pouvoir se concentrer sur son jeu, il est essentiel
d'avoir une vraie stratégie et de s'entourer de collaborateurs
aguerris qui, au moment du tournage, ont déjà posé toutes leurs
questions et sont immédiatement opérationnels".
Il a parfaitement atteint son objectif
en réunissant des partenaires comme Bruce Willis, Gugu Mbatha-Raw,
Bobby Cannavale, Cherry Jones, Michael Kenneth Williams, Leslie Mann,
Ethan Suplee, Dallas Roberts, Josh Pais, Robert Ray Wisdom, Fisher
Stevens, Alec Baldwin et Willem Dafoe.
"Tous ceux qu'Edward a sollicités
ont répondu présents à l'appel et ont donné le meilleur
d'eux-mêmes", indique Migliore. "C'est ce qui a encore
enrichi le film".
C'est alors que Norton a entamé son
numéro d'équilibriste. "Le succès du film repose sur la
faculté du spectateur à aimer ce personnage hors normes et à
s'identifier à lui", poursuit le producteur. "Et voir
Edward interpréter Lionel était palpitant. J'ai souvent eu la
chance de voir Edward se métamorphoser en un personnage hors du
commun en temps réel sur le plateau et, à mes yeux, c'est comme le
croisement entre un exercice de maths sophistiqué et des accords de
jazz ! Et ensuite, c'était tout simplement extraordinaire de le voir
mobiliser discipline, réflexion et sens artistique pour être
capable de passer de son travail d'acteur à celui de metteur en
scène et d'être à même de diriger tous ses partenaires".
Rachel Shane intervient : "C'était
fascinant de voir Edward dans sa fonction de réalisateur, à
l'écoute de ses acteurs et de son équipe technique, puis redevenir
l'interprète de Lionel Essrog en un simple claquement de doigts".
Selon Baldwin, qui campe Moses
Randolph, c'est parce que ses partenaires se sont totalement investis
dans leurs rôles que l'histoire est aussi captivante. "Avec un
scénario aussi intelligent et complexe, il fallait vraiment réunir
des acteurs qui s'approprient totalement leurs personnages et c'est
ce qu'Edward a su faire", dit-il.
Tous les collaborateurs ont été
inspirés par le détective à la fois drôle, mélancolique, épris
de justice et inclassable imaginé par Lethem, mais aussi par
l'univers frénétique de trahisons et de passions dans lequel Norton
l'a plongé.
Gugu Mbatha-Raw signale : "Edward
a mis en scène un très beau film noir, doublé d'une déclaration
d'amour enivrante à New York et d'une trajectoire intime tout à
fait singulière. Il aborde dans le même temps des thèmes actuels
comme la culture, l'embourgeoisement, la discrimination raciale et
l'histoire urbaine de l'Amérique, mais en adoptant le point de vue
d'un paria le plus souvent ignoré par la société".
Norton se sent redevable envers tous
ceux qui l'ont accompagné et soutenu, devant et derrière la caméra.
"C'était un film d'une telle envergure et d'une telle
complexité qu'il n'aurait jamais pu être réussi sans une équipe
de professionnels aguerris à tous les niveaux", dit-il.
"J'avais le sentiment d'être entouré par des gens de très
grand talent à chaque étape de la production. Ce sont sans aucun
doute parmi les meilleurs collaborateurs avec qui j'ai eu la chance
de travailler".
Lionel Essrog et la tradition du film
noir
Tout comme Jonathan Lethem jouait avec
les codes du polar américain pour imaginer le personnage de Lionel
Essrog, Norton a improvisé librement sur les éléments classiques
du film noir né de la littérature policière.
En 1957, époque où se déroule
BROOKLYN AFFAIRS, le film noir était devenu un genre hollywoodien
emblématique, apprécié et imité dans le monde entier. Ses codes
esthétiques – des rues balayées par la pluie où se côtoient
malfrats et rebelles, des éclairages contrastés et des dialogues
percutants – donnent naissance, avec le be-bop, à ce qu'on appelle
le "cool". Mais c'est parce que le film noir met en cause
les normes sociales et la précarité du mode de vie urbain qu'il
s'impose comme un genre incontournable et en constante évolution.
Nés sur les décombres de l'innocence
brisée des années d'après-guerre, les antihéros stoïques du film
noir reflètent la mélancolie, la culpabilité et la colère qui
dominent l'inconscient collectif. Mais à une époque où les
rapports de force entre sexes et communautés changent rapidement, le
film noir est l'un des rares genres qui ose aborder l'angoisse
suscitée par la notion d'altérité. C'est d'ailleurs ce qui en fait
un registre puissant pour BROOKLYN AFFAIRS où les personnages de
marginaux découvrent l'hypocrisie d'un monde à la beauté
superficielle derrière lequel, en réalité, se cache un crime.
Pour le cinéaste, il s'agissait de
redonner au film noir sa fonction première : révéler les secrets
les plus sombres de l'Amérique. "Dans les années 50",
dit-il, "on avait le sentiment que les États-Unis gagnaient
rapidement en puissance. Nous étions une jeune nation, optimiste et
idéaliste. Mais avec le film noir, les cinéastes regardaient sous
la surface des choses. Et quand on s'en donnait la peine, on
découvrait de terribles phénomènes. La volonté d'observer ce qui
se passe dans l'ombre, et de ne pas se contenter de nos apparentes
réussites, est aussi forte aujourd'hui qu'hier".
À la fois scénariste et réalisateur,
Norton a mis en valeur les codes du polar déjà présents dans le
roman de Lethem. Les décors s'inspirent ainsi de 80 ans de
variations autour du film noir, des clairs-obscurs des années 40 et
50 jusqu'aux teintes vives d'œuvres à vocation sociologique et
ponctuées de clins d'œil au genre à partir des années 60.
Mais en tant qu'acteur, Norton a
souhaité réinterpréter le personnage le plus emblématique du film
noir – le privé désinvolte et cynique – de manière totalement
nouvelle. Car Essrog n'a rien à voir avec Sam Spade, ce personnage
légendaire de la littérature policière créé par Dashiell Hammett
et souvent campé par Humphrey Bogart. Il aimerait bien s'en
rapprocher, mais il n'a aucune chance. Alors que la plupart des
privés sont des taiseux, Essrog ne peut s'empêcher de parler aux
moments les plus inopportuns. Il ne peut non plus s'empêcher de
produire des sons étranges et de faire des jeux de mots, ou encore
de s'auto-analyser constamment, ce qui le rend bien plus vulnérable
et humain que l'ensemble des détectives privés du film noir.
Pour autant, Norton s'est efforcé de
ne pas réduire le personnage à ses crises et à ses pulsions. Il
espérait que le spectateur envisage sa pathologie comme faisant
partie de son identité, au même titre que son statut d'orphelin ou
d'habitant de Brooklyn, et comme étant l'une des nombreuses facettes
qui définissent l'homme.
Dans le film, le spectateur comprend
l'angoisse qu'éprouve Lionel en cherchant à décrypter les tours
que lui joue son esprit – c'est la volonté du cinéaste. Mais
Lionel s'aperçoit que c'est ce même esprit qui lui donne l'énergie
et les facultés de trouver les réponses dont il a besoin pour se
sentir un être humain à part entière. En acceptant davantage ses
excentricités, il découvre qu'il n'est pas obligé d'être seul, ce
qui bouleverse sa vie. Comme d'autres, il peut trouver du réconfort
auprès d'un autre être humain – une aspiration universelle à
laquelle chacun peut s'identifier.
"À mes yeux, Lionel, dans sa
trajectoire personnelle, cherche avant tout à nouer des liens avec
autrui", estime le réalisateur. "Il se sent invisible, ou
incompris, parce que la plupart des gens s'arrêtent en général à
sa maladie. L'interaction entre, d'une part, sa détresse et sa
frustration et, de l'autre, son humour et sa pugnacité est un
mélange que j'ai souvent trouvé chez mes personnages
cinématographiques préférés et qui me touche beaucoup".
Les autres comédiens se sont inspirés
de la volonté de Norton d'explorer les éruptions verbales et
l'évolution affective du personnage, même au moment où il affronte
la corruption endémique qui ravage la ville. Bobby Cannavale, fidèle
ami de Norton, a beau connaître son travail d'acteur, il a malgré
tout été surpris par sa prestation.
"Je suis arrivé sur le plateau",
se souvient le comédien, "on s'est mis à discuter
tranquillement pour prendre des nouvelles de nos enfants et,
l'instant d'après, on s'est retrouvés dans une scène tellement
forte sur le plan émotionnel que j'ai dû m'interrompre pour
reprendre mon souffle ! J'avais oublié à quel point Edward était
bluffant ! Quand on est ami avec un type comme lui, on finit par
oublier qu'il est l'un des meilleurs acteurs de sa génération.
C'est extraordinaire de se jeter dans l'arène avec lui !"
Au Comité Contre les Discriminations
Raciales dans le Logement
Si la mort de Frank Minna est le
catalyseur qui entraîne Lionel Essrog dans son périple existentiel,
l'avocate et militante du droit au logement Laura Rose donne à sa
trajectoire un sens plus fort encore. Pourtant, Laura n'a rien d'une
femme fatale. D'ailleurs, en inversant les rôles, c'est elle qui, à
bien des égards, sauve Lionel. Il la rencontre au Comité Contre les
Discriminations Raciales dans le Logement, mouvement de résistance
populaire aux projets immobiliers de Moses Randolph, où il se fait
passer pour un journaliste dans l'espoir d'en savoir davantage sur
les tractations secrètes de Frank Minna. Tandis que Laura et lui se
découvrent de nombreux points communs, ils entament une
collaboration inattendue : ils sont non seulement tous deux en quête
de vérité, mais chacun a beaucoup de respect pour les combats de
l'autre. Sans même parler du fait qu'ils sont attirés l'un par
l'autre…
Gugu Mbatha-Raw a aussitôt été
séduite par l'intelligence et la complexité du personnage. "Laura
vit entre deux mondes", dit-elle. "Elle a grandi à Harlem
mais elle a aussi fait des études supérieures : elle est devenue
avocate et se bat contre la discrimination dans l'accès au logement.
J'ai été très sensible à son attachement à sa communauté et à
ses nombreuses passions, du droit au militantisme en passant par le
jazz".
Au départ, Laura croit vraiment que
Lionel est un journaliste enquêtant sur une importante affaire de
corruption. Mais lorsqu'elle découvre sa véritable identité,
Lionel accepte de baisser la garde et révèle son vrai visage.
"J'adore la relation qui se noue
entre eux", signale la comédienne. "Au début, Laura
considère Lionel comme un journaliste particulièrement curieux qui
pourra sans doute sensibiliser l'opinion publique à sa cause. Mais
plus elle apprend à le connaître, moins elle prête attention à sa
maladie. Elle voit l'être humain en lui, sans s'arrêter aux
apparences, ce qui ne lui est jamais arrivé. Et je crois qu'il la
considère également comme un être humain à part entière. Ils
forment un drôle de tandem, mais ils sont sincères l'un envers
l'autre. Et s'ils ne trouvent pas leur place dans leurs univers
respectifs, ils la trouvent quand ils sont ensemble".
Pour Norton, la comédienne a été une
vraie révélation. "Gugu est tellement douée que la relation
entre les deux personnages s'est imposée naturellement, alors que
j'étais devant et derrière la caméra", dit-il. "Dans les
scènes les plus intimes, où on ne peut pas se permettre de se
déconcentrer, elle était parfaitement investie dans le rôle et
capable d'exprimer des émotions très fortes. Elle a une présence
gracieuse, rassurante et légère. Je pense que cela se voit dans la
manière dont elle se rapproche de Lionel en l'acceptant tel qu'il
est".
"J'aime beaucoup l'intelligence
que Gugu apporte au personnage", poursuit-il. "Ensemble,
nous avons découvert des éléments qui m'ont permis d'affiner mon
regard sur l'histoire. Quand elle dit 'on a tous besoin que quelqu'un
veille sur nous', elle exprime magnifiquement un sentiment que
beaucoup de gens partagent. Tout comme Lionel, Laura, en tant que
femme noire avocate, se sent invisible dans l'Amérique des années
50. Au départ, ce sont deux âmes esseulées qui sont attirées
l'une par l'autre, mais ils découvrent avec surprise – et bonheur
– que chacun considère l'autre comme un être à part entière,
sans s'arrêter aux apparences".
Au Comité Contre les Discriminations
Raciales dans le Logement, Laura travaille avec Gabby Horowitz,
leader à l'esprit vif d'un collectif cherchant à sauver plusieurs
quartiers de New York des bulldozers de Moses Randolph. Tout comme ce
dernier, le personnage de Gabby s'inspire de la réalité historique
et, plus précisément, des associations de locataires nées au début
du XXème siècle pour protéger leurs droits souvent bafoués, mais
aussi ceux des propriétaires de logements situés dans des quartiers
modestes.
Dans les années 50, au moment où le
contrôle des loyers est institué pour la première fois à New
York, ces associations ont commencé à s'attaquer à des problèmes
plus sensibles encore : la terrible discrimination dans l'accès au
logement, la baisse drastique des investissements dans les quartiers
défavorisés, l'éviction des locataires les plus vulnérables au
profit des promoteurs et la discrimination bancaire, approuvée par
le gouvernement, qui empêchait des millions de gens d'accéder à la
propriété ou les contraignait à payer des taux d'intérêt
exorbitants. Longtemps impliqué dans des projets de logement
équitable, Norton a luimême pu constater les effets de ces
pratiques discriminatoires. Conscient que les conséquences sociales
et économiques de ces injustices raciales frappent encore plusieurs
quartiers à travers les États-Unis, il a été d'autant plus enclin
à imaginer le personnage de Gabby Horowitz.
Celle-ci évoque la militante et
auteur, spécialiste de l'urbanisme, Jane Jacobs qui s'est battue
publiquement contre Robert Moses dans les années 50 et 60 : en
effet, elle tentait alors de sauver Washington Square Park et
Greenwich Village du projet de l'urbaniste de raser le quartier pour
y bâtir une autoroute à quatre voies. Mais le cinéaste s'est aussi
inspiré d'une militante moins célèbre, mais tout aussi courageuse,
qui s'est engagée en faveur du logement et des droits civiques :
Hortense Gabel.
Avocate de formation, cette dernière a
travaillé pour la New York State Rent Commission, puis a chapeauté
la Rent and Rehabilitation Agency, devenant ainsi la seule
fonctionnaire municipale à prendre publiquement position en faveur
de la sauvegarde des quartiers menacés par Moses. Elle a organisé
des rendez-vous secrets avec des journalistes pour dénoncer les abus
de pouvoir de l'urbaniste et a coécrit un rapport cinglant sur les
conséquences de la volonté de Moses de "raser les taudis".
À des années-lumière de la stratégie destructrice de Moses,
Hortense Gabel a mis en œuvre des projets à taille humaine de
réhabilitation de Brooklyn, Harlem et du Lower East Side. (Par la
suite, elle a été nommée à la Cour Suprême de l'État de New
York.)
Plus Norton découvrait la personnalité
d'Hortense Gabel, plus il souhaitait intégrer des éléments de son
parcours au personnage de Gabby Horowitz. "Hortense Gabel s'est
battue pour le droit au logement avant Jane Jacobs, si bien qu'elle
était très importante à mes yeux", note le réalisateur.
"Ceci dit, Gabby s'inspire aussi de Jane Jacobs – c'est un
personnage composite".
Cherry Jones, lauréate du Tony Award,
campe cette femme au tempérament fougueux. Norton était plus
qu'enchanté de collaborer avec cette immense comédienne de théâtre.
"Il est tout simplement impossible de citer tous les grands
rôles qu'elle a tenus sur scène", reprend-il. "Elle s'est
largement fait connaître pour 'Doubt' si bien que je me suis dit que
ce serait très drôle de troquer son costume de nonne pour celui
d'une militante du droit au logement. J'adore la manière dont elle
s'est appropriée cette femme du Bronx marquée à gauche qui ne
s'embarrasse pas de principes et qui révèle un caractère bien
trempé".
Cherry Jones s'est passionnée pour le
scénario. "Ce qui m'a le plus impressionnée, c'est la
musicalité de la langue", dit-elle. "C'est très amusant
de jouer avec ce genre de dialogues".
Pour se préparer au rôle, la
comédienne s'est largement inspirée d'Hortense Gabel et Jane
Jacobs. "À mes yeux, Jane et Hortense faisaient partie du même
chœur, mais n'étaient pas assises sur le même banc !",
souligne-t-elle. "Elles se battaient toutes les deux pour ceux
qui étaient traités comme des moins que rien et qui étaient
piétinés par les puissants. Ça, c'est Gabby".
Tout comme Laura est captivée par
Gabby, Gugu Mbatha-Raw a été fascinée par Cherry Jones. "Elle
est à la fois féroce, impériale et naturelle dans ce rôle",
dit-elle. "Mais Cherry insuffle aussi une générosité et une
douceur à Gabby. C'est un formidable mélange".
Les hommes de Frank Minna
Au début de BROOKLYN AFFAIRS, le
spectateur fait la connaissance de l'homme qui, jusque-là, était le
seul véritable ami de Lionel Essrog : Frank Minna. Type orgueilleux
qui a l'habitude de s'exprimer sans filtre, Minna se laisse néanmoins
attendrir par quatre orphelins de son quartier dont il fait des
coursiers pour son agence de détective aux méthodes peu orthodoxes
et son service de chauffeurs privés.
D'emblée, il était évident que ce
rôle exigeait un acteur au charisme hors normes. Norton a aussitôt
songé à Bruce Willis. Il y a près de vingt ans, les deux hommes
s'étaient rencontrés après que le second avait vu le premier sur
scène et lui avait écrit. Ils avaient fini par aller boire un verre
ensemble et envisagé de collaborer à l'avenir. Il aura fallu se
montrer patient, mais l'occasion s'est enfin présentée.
L'accord de Bruce Willis, intervenu
très en amont du projet, a été déterminant. "C'est dans une
large mesure grâce à Bruce que le film a pu se faire",
souligne le réalisateur. "Aux yeux des financeurs, c'est très
rassurant que Bruce soit au casting. C'est un engagement magnifique
que Bruce a pris en faveur du film il y a plusieurs années".
Norton poursuit : "Personne
d'autre que lui n'aurait pu mieux incarner Frank Minna, qui est la
quintessence du détective placide à l'ancienne. Dès l'instant où
il est à l'écran, sa relation avec Lionel est palpable. C'est lié
au plissement des yeux de Bruce, à son rire et à la teneur de ses
propos. C'est fascinant de voir la rapidité avec laquelle Bruce est
capable de séduire le spectateur".
Outre Lionel, Minna a pris sous son
aile trois autres orphelins : Gil, Danny et l'adjoint de Frank, Tony,
qui prend la tête de l'organisation à la mort de leur chef. C'est
Bobby Cannavale qui campe le rôle. Très ami avec Norton, il avait
entendu parler du projet depuis des années. Cependant, quand il a
reçu le scénario, il a été stupéfait. "C'était
spectaculaire, intelligent et émouvant et je voulais absolument
participer à l'aventure", dit-il.
Cannavale dépeint Tony comme "un
mâle dominant qui devient le nouveau chef de l'organisation parce
que c'est lui qui, des quatre, a la personnalité la plus imposante.
Mais il considère peut-être aussi la disparition de Minna comme une
aubaine pour reprendre la tête de l'agence".
Il ajoute : "À mes yeux, à
travers le parcours des hommes de Frank Minna, le film raconte
l'histoire de quatre orphelins qui perdent celui qui était leur père
de substitution. Cette notion de figure paternelle ajoute une
dimension supplémentaire à l'étude du pouvoir et de l'utilisation
de ce pouvoir à laquelle se livre Edward".
Selon Dallas Roberts, qui campe Danny,
la complicité entre les quatre "orphelins" a été
immédiate. "Même si mon personnage est du genre à ne jamais
sortir du bureau, j'ai eu la chance de jouer avec ces formidables
acteurs que sont Edward, Bobby et Ethan", témoigne-t-il. "On
a vraiment eu le sentiment de camper quatre frères orphelins qui ont
été élevés ensemble depuis qu'ils sont petits".
Il a également été enchanté de
plonger dans un monde de film noir qui n'est pas sans rappeler le
nôtre. "Tous les codes du film noir sont réunis, mais Edward y
a ajouté quelques éléments contemporains. Il a ainsi modernisé le
film noir tout en exprimant sa passion pour le genre", dit-il
encore. "Le film évoque largement la situation actuelle car les
lignes de fracture qui divisent les communautés, les classes
sociales et les sexes et qui émergeaient à l'époque non seulement
n'ont pas disparu, mais semblent plus marquées encore aujourd'hui".
Le quatrième homme du quatuor est Gil,
interprété par Ethan Suplee, qui avait donné la réplique à
Norton dans AMERICAN HISTORY X. il a découvert tout un pan de
l'histoire de New York qui, d'après lui, n'avait jamais été
abordée au cinéma ou au théâtre. "Je ne me doutais pas du
tout des décisions prises dans les années 50, au moment où le
nouveau plan d'urbanisme de la ville a rayé des quartiers pauvres
entiers de la carte", intervient-il. "J'ai adoré la
manière dont Edward a injecté des faits historiques fascinants dans
la trame de la fiction".
L'homme de pouvoir et le contestataire
Tout comme Robert Moses et d'autres
urbanistes de son époque, Moses Randolph estime que le salut de New
York passe par la démolition pure et simple de quartiers modestes,
surtout habités par des minorités ethniques – qu'il n'aime pas –,
et par la concrétisation de ses ambitions démesurées. Campé avec
subtilité par Alec Baldwin, Randolph témoigne d'une véritable
passion pour la ville et son potentiel, mais aussi d'un mépris de
ses citoyens qui tend à l'aveugler.
L'acteur n'a jamais hésité à camper
des personnages complexes ou puissants – et Moses Randolph, figure
haute en couleurs et moralement douteuse, ne fait pas exception à la
règle. "Je répète souvent que j'aimerais jouer Ronald
McDonald un jour au cinéma, autrement dit un type gentil, bien élevé
et innocent", plaisante Baldwin. "Mais dans le cas de Moses
Randolph, il s'agissait d'en faire un homme affreux et brutal en
privé, et un génie visionnaire – image dans laquelle il se
reconnaît – en public. Il manque totalement de recul vis-à-vis de
sa propre personne. Il estime que ce qu'il fait est parfaitement
légitime et que quiconque à sa place agirait de même. Il considère
qu'il faut faire table rase de tout ce qui existe pour mieux préparer
l'avenir. Mais l'homme a une part d'ombre : c'est un sexiste et un
raciste et il ne s'en cache pas".
Si Randolph est incapable de se
remettre en question, il a une très haute estime de luimême. "Il
s'adore", ajoute Baldwin en souriant. "Il passe son temps à
chanter ses propres louanges et à parler de tout ce que, à ses
yeux, il a fait pour la ville, mais en réalité, on a surtout le
sentiment qu'il ne se satisfait jamais du respect ou de l'attention
qu'il suscite".
Pour autant, il y a chez Randolph,
contre toute attente, une certaine attirance pour Lionel, même si
celui-ci lui semble méprisable et insignifiant. "Pour Moses,
Lionel est un homme étrange qui incarne l'altérité", reprend
Baldwin. "Mais je crois que c'est ce qui l'attire car lui aussi
se sent en décalage par rapport à son entourage. Il se prend pour
une sorte de sage et il se reconnaît dans cette énergie
inextinguible qui anime Lionel. C'est pour ça qu'il dit à Lionel
qu'il n'a pas besoin de s'excuser auprès de lui. Ils se retrouvent
dans certaines choses qu'ils ont en partage et, avec Edward, on a
adopté la dynamique qui correspond à leur relation".
Tandis que Lionel enquête sur les
liens entre Moses Randolph et Frank Minna, un autre homme a ses
propres raisons de vouloir faire toute la lumière sur l'urbaniste :
Paul, architecte idéaliste campé par Willem Dafoe, qui semble
s'être coupé de la société.
"Je trouve que Willem est de plus
en plus fascinant à mesure qu'il avance dans sa carrière",
observe Norton. "J'ai eu la chance de le rencontrer sur les
tournages des films de Wes Anderson et je tenais vraiment à lui
confier ce rôle car Paul incarne les valeurs morales de l'histoire.
Quand on fait la connaissance de Paul, on peut penser qu'il est
sans-abri ou fou. Mais en réalité, c'est le chevalier blanc du
film. Et Willem qui a aussi bien joué Bobby Peru dans SAILOR ET LULA
de David Lynch que Jésus dans LA DERNIÈRE TENTATION DU CHRIST de
Scorsese était l'homme de la situation".
Dafoe a été sensible à la complexité
du personnage qui cache bien son jeu. "Au début, on se dit que
Paul est un clochard qui a des fantasmes paranoïaques sur tous les
problèmes de la planète", dit-il. "Et puis, on se rend
compte qu'il détient des informations précieuses pour l'enquête de
Lionel. C'est grâce à lui que la simple énigme de départ permet
de révéler des informations sur la corruption profonde qui ravage
la ville".
S'il était proche de Moses Randolph il
y a bien longtemps, il a suivi une tout autre trajectoire. "Moses
et Paul étaient prêts à changer le monde, mais Moses a abandonné
ses idéaux parce qu'il était ivre de pouvoir", note Dafoe.
"Tout ce qui l'intéressait, c'était d'être dans l'action et
il est devenu tyrannique, alors que Paul s'est soucié des
conséquences. Aux yeux de Moses, Paul était un incompétent et un
faible. Et pour Paul, Moses ne fait que prétendre être un homme du
peuple alors qu'il se moque du peuple. Ils sont donc
irréconciliables. Ce qui m'a plu, c'est que le scénario d'Edward
n'est pas didactique. Leurs rapports sont profondément humains".
Tout comme ses partenaires, Dafoe s'est
montré impressionné par la capacité déconcertante de Norton à
changer de casquette. "J'ai beaucoup apprécié la manière dont
Edward nous a dirigés tout en étant lui-même l'un des nôtres",
signale Dafoe. "Il a su adapter sa direction d'acteur tout en
jouant et ce, avec fluidité. Grâce au rythme et à la musicalité
du texte, j'ai eu l'impression de former un duo avec lui".
Au casting, on trouve également Leslie
Mann dans le rôle de Julia, veuve insondable de Frank Minna ;
Michael K. Williams dans celui d'un trompettiste qui guide Lionel
dans le monde inconnu du jazz ; Robert Wisdom dans celui de Billy
rose, père de Laura et patron du club de jazz ; et Fisher Stevens et
Josh Pais sous les traits des hommes en costumes sombre qui
provoquent la mort de Frank Minna.
Le jazz et le New York de Lionel Essrog
Dans l'un des passages les plus
émouvants du film, Laura entraîne Lionel dans un monde méconnu,
propice à la création, qui lui semble étonnamment libérateur.
Niché dans l'un des faubourgs les plus reculés de la ville, se
trouve le club de jazz King Rooster dont le père de Laura est le
patron. C'est là que Lionel découvre des rythmes spontanés et des
mélodies déchirantes qui semblent en adéquation avec le
fonctionnement de son cerveau. Il se retrouve aussi dans un espace de
tolérance où ses explosions incontrôlables sont non seulement
acceptées mais appréciées.
Le jazz – à la fois miroir de New
York, des années 50, du film noir et des propos hachés propres au
syndrome de la Tourette – est une autre composante de BROOKLYN
AFFAIRS. Au milieu des années 50, les rythmes jazzy faisaient partie
intégrante des polars les plus sombres car le tempo saccadé et les
cuivres plaintifs propres à ce genre musical correspondaient à
merveille aux courses-poursuites échevelées, aux scènes d'action
trépidantes et aux moments de séduction fatale.
En effet, plusieurs légendes du jazz
de l'époque étaient attirées par le roman et le film noir. La
partition pour trompette de Dizzy Gillespie est présente dans
"Vendredi noir" de David Goodis, la musique de Duke
Ellington accompagne AUTOPSIE D'UN MEURTRE d'Otto Preminger, John
Lewis, du Modern Jazz Quartet, a composé la bande-originale du COUP
DE L'ESCALIER de Robert Wise et Miles Davis a livré un chef d'œuvre
avec sa partition improvisée sur les images d'ASCENSEUR POUR
L'ÉCHAFAUD de Louis Malle.
Dans BROOKLYN AFFAIRS, la musique ne se
contente pas d'instaurer un climat sombre et mystérieux. Elle nous
permet de plonger dans l'intimité de Lionel, en s'imposant comme
l'équivalent sonore d'un esprit qui génère constamment un flot
fulgurant d'émotions et de réflexions.
C'est ce qu'on retrouve dans les
rapports que noue Lionel avec le trompettiste du club. Ce personnage
central est interprété par l'acteur Michael Kenneth Williams et le
jazzman de légende Wynton Marsalis.
Norton savait que Williams était à
même de camper un homme au tempérament imprévisible. "C'était
un bonheur d'avoir Michael à nos côtés car il a su s'approprier
pleinement cette figure mythique", relève le cinéaste. "Il
insuffle gravité et puissance à un personnage qui s'inspire de
Miles Davis et d'autres musiciens de l'époque. Michael connaît bien
cette période et sa voix magnifique retentit comme un disque dont on
entend les craquements".
Lorsque le trompettiste compatit avec
Lionel parce que son esprit ne le laisse jamais en repos, l'acteur a
joué la scène avec un talent ineffable. "Le personnage de
Michael exprime l'un des thèmes majeurs du film, à savoir que ce
dont on souffre peut aussi se révéler un don exceptionnel",
affirme Norton.
Si Williams prête sa présence et sa
voix au trompettiste, sa musique est le fruit du génie virtuose de
Marsalis. Ce dernier et le réalisateur avaient sympathisé il y a
longtemps en cherchant à monter deux nouvelles salles de spectacle à
New York. Marsalis a créé le club très renommé Jazz at Lincoln
Center, dont il est directeur général et artistique, et Norton a
fondé le Pershing Square Signature Center, bâtiment conçu par
Frank Gehry qui accueille désormais le Signature Theater.
Pourtant, comme l'explique Norton,
"j'entretiens une relation intime avec Wynton qui est bien
antérieure à l'époque où on s'est rencontrés parce que j'écoute
ses disques depuis longtemps. C'est l'un de mes musiciens préférés.
Il est capable de passer du classique au jazz et même à l'électro
et, quoi qu'il fasse, il ne cesse de se lancer de nouveaux défis".
Marsalis s'est de plus en plus investi
dans le projet à mesure que Norton le consultait sur la musique du
film. "Tout d'abord, il a réuni un orchestre de musiciens
prodigieux et m'a permis de dénicher des chansons pour le film",
souligne le réalisateur. "Et puis, il est allé plus loin
encore en écrivant des transitions essentielles comme le solo pour
cuivres pour la séquence du rêve de Lionel. Ensuite, quand le
compositeur Daniel Pemberton, sorte de génie protéiforme, s'est
engagé à nos côtés, Wynton a contribué à la bande-originale
d'une manière encore novatrice. Au final, il a joué tous les solos
pour trompette. C'était comme si Ted Williams [célèbre joueur de
base-ball, NdT] débarquait et jouait les frappeurs substituts".
Norton a contacté Pemberton après
avoir été frappé par la force émotionnelle et la créativité de
la musique qu'il avait composée pour TOUT L'ARGENT DU MONDE. C'était
une période chargée pour Pemberton et, tandis qu'il venait d'écrire
la musique de SPIDER-MAN : NEW GENERATION et qu'il envisageait de
faire une pause, il n'a pu résister à l'envie de rencontrer Norton.
Une décision qu'il n'a jamais regrettée.
"Ce qui m'a vraiment plu", se
souvient Pemberton, "c'est qu'on a pu évoquer différentes
approches et qu'Edward m'a parlé de la partition de Vangelis pour
LES CHARIOTS DE FEU. Pour moi, il s'agit d'une bande-originale
révolutionnaire parce qu'elle osait donner à un film d'époque très
ancré dans l'histoire britannique des sonorités électro
contemporaines. Elle a par la suite acquis une mauvaise réputation,
mais elle a vraiment créé un précédent. Quand Edward m'en a
parlé, je me suis dit qu'il avait un regard incroyable sur la
musique de film et qu'il voulait sincèrement tenter une expérience
nouvelle. On a ensuite envisagé d'utiliser des instruments de jazz
des années 50 – trompettes, saxos, contrebasses, piano et batterie
– mais d'une manière très moderne".
C'est ce qui a inspiré Pemberton. "Il
y a eu beaucoup de magnifiques partitions de jazz créées pour le
cinéma, mais on avait là l'opportunité de tenter quelque chose de
nouveau – et c'est exactement ce que j'aime faire",
reprend-il. "Edward m'a donné carte blanche pour expérimenter
et explorer de nouvelles pistes".
Pemberton souhaitait traduire
musicalement les fulgurances intellectuelles de Lionel. "Tout
commence quand on fait la connaissance de Lionel dans la voiture,
avec une batterie très nerveuse", dit-il. "À mon avis,
elle permet au spectateur de plonger dans l'esprit du personnage qui
passe son temps à cogiter et à agiter toutes sortes d'idées".
Il ajoute : "Par la suite, j'ai
travaillé à Londres avec Tom Challenger, un formidable
saxophoniste, qui a écrit une musique atonale fascinante afin de
nous plonger davantage encore dans le monde intérieur de Lionel.
J'ai demandé à Tom de me faire écouter les sonorités
inhabituelles qu'il pouvait obtenir sur son saxophone. Et puis, j'en
ai fait des boucles de style électro ou je les ai réinterprétées
sur des instruments que je savais manier. Je lui ai aussi demandé de
me jouer quelques notes, j'ai ensuite ralenti le tempo de ces notes
au maximum et je les ai déformées afin qu'on obtienne une sonorité
très étrange, presque comme une corne de brume, mais pas totalement
identifiable. J'adore le fait qu'on ne puisse pas reconnaître les
sons, surtout dans un film imprégné de mystère".
Pour Lionel et Laura Rose, Pemberton a
conçu des thèmes pour chacun : "S'agissant de Lionel, j'ai
cherché à cerner son sentiment d'isolement, mais aussi la pureté
de son âme, si bien qu'il s'agit d'un morceau très simple joué au
piano", précise-t-il. "Pour Laura, on a écrit un thème
intitulé 'La femme en bleu', qui tranche avec le reste de la
bande-originale, et qui reflète le charisme et l'élégance qu'elle
apporte dans ce monde brutal".
Tout comme Norton, Pemberton était
plus qu'enchanté que sa partition soit interprétée par Marsalis.
"C'était exaltant de pouvoir dire à Wynton : 'voilà ce que
j'ai composé, maintenant libre à toi et à tes musiciens
d'improviser là-dessus'", indique-t-il. "Et c'est à
partir de là que Wynton révèle tout son talent – dès lors qu'il
a la liberté, avec ses musiciens, d'accomplir ce qu'il sait faire de
mieux".
Plus tard, Thom Yorke, autre ami de
Norton consacré par le Rock and Roll Hall of Fame, a écrit la
chanson contemporaine qui accompagne l'une des séquences les plus
poignantes du film. "Thom m'a envoyé cette ballade et je me
revois en train de l'écouter pour la première fois, assis sur mon
lit à 6 heures du matin, en larmes", confie le réalisateur.
"Elle m'a cueilli parce qu'elle parlait directement de ce combat
quotidien abordé dans le film. Et comme la plupart des chansons de
Thom, elle évoquait en creux les incertitudes et les menaces qui
pèsent sur notre époque. Et puis, il y a quelque chose dans sa voix
qui fait vraiment penser à Lionel".
Pemberton et Norton ont convaincu Yorke
d'utiliser la bande-démo plutôt que de réenregistrer sa musique.
"Son interprétation était tellement brute et exprimait une
telle solitude qu'elle était parfaite", se souvient le
compositeur.
La chanson de Yorke est ensuite
réinterprétée par Marsalis sous une version instrumentale. "Il
nous fallait une chanson sur laquelle Laura et Lionel dansent dans le
club", explique le réalisateur. "On a cherché une chanson
d'époque, mais j'ai ensuite eu l'idée de demander à Wynton de
composer un arrangement à la Miles Davis façon années 50 sur la
chanson de Thom. Quand je l'ai fait écouter à Thom, il en était
fou. Il m'a confié qu'il n'avait jamais rien entendu d'aussi beau".
À l'instar de la musique, le paysage
sonore avait une importance capitale aux yeux de Norton. "Je
voulais que les sons aient une dimension viscérale et émotionnelle
et qu'on y perçoive une sensibilité propre aux années 50 mais
aussi un regard contemporain", dit-il. "Je recherchais des
sons qui ne soient pas naturalistes mais plus oniriques et qui
évoquent un cerveau en train de se replonger dans le passé".
Pour y parvenir, il a engagé le monteur son et mixeur
réenregistrements Paul Hsu, trois fois cité à l'Emmy Award pour
son travail sur des documentaires – afin de concevoir des effets
sonores novateurs. "Paul est le meilleur ingénieur du son de
New York et il a travaillé avec tous les réalisateurs que j'aime et
que je respecte, et j'ai eu beaucoup de chance qu'il soit
disponible", ajoute Norton.
Des sommets aux bas-fonds de New York
Dès le départ, BROOKLYN AFFAIRS s’est
déployé dans l’imaginaire d’Edward Norton avec une précision
visuelle riche et complexe. Dans sa tête, il voyait déjà le
paysage urbain nocturne du film noir se mêler à l’iconographie
emblématique du New York des années 50, tandis que le quotidien
banal des quartiers populaires de Brooklyn tranchait avec les hautes
sphères du pouvoir à Manhattan. La ville de New York, telle qu’il
l’imagine, ressemble à la quête de Lionel : parfois cruelle et
brutale, mais aussi magnifique, mystérieuse et humaine.
Il voulait avant tout mettre au point
une esthétique capable de plonger le spectateur au cœur d’une
ville où les modes de vie traditionnels sont dépassés par les
ambitions et les obsessions d’une nouvelle époque. Il fallait donc
que chaque élément visuel du film – la lumière, la ville
nocturne, l’architecture, les rues, les voitures, les costumes –
s’accordent avec ce décor.
Pour obtenir cette harmonie, Edward
Norton a réuni une équipe de collaborateurs aguerris, comme le
directeur de la photographie Dick Pope, le chef-monteur Joe Klotz, la
chefdécoratrice Beth Mickle et la chef-costumière Amy Roth.
Edward Norton a commencé par compiler
le résultat de plus de dix ans de recherches, puis il a présenté
un carnet de tendances à son équipe enthousiaste. Tout au long de
l’ouvrage, on retrouve l'œuvre de Robert Frank, dont les portraits
de rue dans l’Amérique de l'après-guerre ont su capter les
prémisses des tensions sociales et raciales. On y découvre aussi
celle de Saul Leiter dont les photographies en noir et blanc révèlent
un aspect plus intime et secret de New York, à la manière d’un
détective. Enfin, le peintre réaliste Edward Hopper, qui a tendu un
miroir à la solitude urbaine avec ses jeux d’ombre et de lumière
proches de l’esthétique du film noir, est également présent.
Edward Hopper était d’ailleurs un grand cinéphile et, très tôt
dans sa carrière, il a dessiné les couvertures de magazines qui ont
inspiré le roman de Jonathan Lethem.
Edward Norton a tout de suite su qu’il
voulait travailler avec Dick Pope, fidèle collaborateur de Mike
Leigh. “J’ai travaillé avec Dick sur L’ILLUSIONNISTE et il
fait partie depuis longtemps de mes directeurs de la photo préférés”,
affirme-t-il. “Son travail va du réalisme brut de NAKED à un
magnifique film d’époque comme TOSPY-TURVY et il m’a toujours
beaucoup impressionné”.
“Dick a une compréhension innée de
l’ombre et de la lumière, ce qui est essentiel dans ce film”,
souligne Edward Norton. “Il sait aussi très bien mélanger la
beauté des objectifs de caméra classiques avec la puissance hors du
commun des outils numériques d’aujourd’hui. Quand il tourne en
numérique, son travail n’a jamais un rendu synthétique. Il crée
une œuvre résolument cinématographique”.
Pour BROOKLYN AFFAIRS, Edward Norton a,
très en amont, demandé à Dick Pope un rendu qui ait “la patine
d’un vieux film mais sans donner l’impression que l’image a été
retravaillée”.
Dick Pope est connu pour ses éclairages
atmosphériques et ses mouvements de caméra à la fois intimes et
d'une grande justesse. Cette fois, il était ravi d’avoir
l’opportunité de filmer un décor de film noir à New York pour la
première fois. “Les films de détective ont bercé ma jeunesse, si
bien que lorsque Edward m’a envoyé le scénario, je me suis dit
que c’était l’occasion ou jamais”, se souvient-il.
Dans le même temps, Dick Pope était
fasciné par l’intensité de la vision d’Edward Norton et par sa
volonté de donner à chaque cadre la richesse d’un tableau. “On
s’est inspirés de films noirs classiques des années 1950 et de
photographes comme Robert Frank, Saul Leiter et Vivian Maier. Mais
l’influence principale du point de vue iconographique, c’était
la vision qu’Edward Norton avait du film et qu’il a construite au
fil des années”, déclare Dick Pope. “Il avait une idée très
précise du rendu visuel”.
Ils recherchaient tous les deux ce
ressenti cinématographique riche et immersif, mais ils ont choisi de
créer cette atmosphère de film noir enivrante à l’aide de
caméras numériques. Dick Pope déclare : “J’ai tourné avec la
caméra Arri Alexa, que j’ai utilisée avec des objectifs Cooke
Panchro classiques à l’ancienne, pour obtenir un très beau rendu
cinématographique, mais avec tous les avantages d’un tournage en
numérique”.
En effet, le numérique s’est révélé
très pratique pour un film qui entraîne sans cesse le spectateur
dans les recoins sombres de la ville ou l'obscurité des clubs de
jazz. “Il y a beaucoup de scènes plongées dans la pénombre dans
le film”, remarque Dick Pope. “Le numérique est beaucoup plus
efficace quand on tourne avec des niveaux d'éclairage très faibles.
Je n’ai même plus vraiment besoin de mesurer la luminosité, je le
fais au jugé”.
Dick Pope a beaucoup apprécié de
pouvoir discuter avec Edward Norton sous sa casquette de réalisateur,
avant de le voir disparaître dans le rôle de Lionel l'instant
d’après. Le chef-opérateur reconnaît que, même en tant
qu’acteur, Edward Norton a une relation très instinctive avec la
caméra. “Quand il joue, on sent qu’il a conscience de
l'emplacement de la caméra et qu’il s’en sert au maximum, pas
seulement pour lui mais pour tous ceux qui sont devant l’objectif.
C’est très intuitif chez lui”.
Les images de New York signées Dick
Pope correspondent exactement à ce qu’Edward Norton avait en tête,
en plus frappant et plus expressif encore. “Je n’hésiterais pas
à dire que Dick a su filmer New York comme personne”,
déclare-t-il.
La caméra de Dick Pope sillonne des
quartiers et une architecture qui se sont animés grâce aux
recherches approfondies de la chef-décoratrice Beth Mickle. Avec son
équipe, elle a arpenté New York à la recherche de lieux
évocateurs, qui nous font voyager dans le temps.
“On a pu tourner dans des sites qu’on
a rarement, voire jamais, vus au cinéma”, explique Edward Norton.
“Beth a joué un rôle essentiel dans ce projet. Elle a donné une
ampleur extraordinaire au film malgré un budget très restreint
parce qu’elle a un goût très sûr et un sens inné des couleurs”.
Beth Mickle était impatiente de se
consacrer à l’étude des abondantes archives, une tâche qu’elle
savait être indispensable. “J’adore les films d’époque comme
tous les décorateurs”, explique Beth Mickle, qui a notamment
collaboré à THE DEUCE, une série qui se déroule dans un New York
rongé par la criminalité dans les années 1970. “Avec Edward, on
voulait éviter les éternels tons sépias du passé et privilégier
plutôt une vision sans concession du New York des années 1950”.
Donner à voir des quartiers de la
ville jamais représentés dans le cinéma des années 1950 était
une perspective particulièrement exaltante : “On voulait mettre en
avant des quartiers modestes tout en les juxtaposant avec des lieux
de pouvoir imposants et tout en marbre”, décrit Beth Mickle. “On
retrouve un très vaste échantillon de quartiers résidentiels et
d’architectures de l’époque”.
La production a investi un nombre de
lieux impressionnant, à commencer par les rangées de maisons de la
148e rue, typiques du quartier historique de Sugar Hill à Harlem.
Beth Mickle et son équipe nous plongent dans le temps grâce à
l’ajout d’un kiosque à journaux rétro, d’une cabine
téléphonique et de vitrines d’époque. À un pâté de maison de
là, dans la 149e rue, l’appartement de Laura Rose est situé dans
un immeuble chic avec un portique et des colonnes.
Le reste du tournage se concentre à
Brooklyn, qui donne son titre au film, et en particulier dans Vernon
Street, à Bedford-Stuyvesant. Lionel y suit Laura au fil de ses
rencontres avec les habitants de Fort Greene. Au cours de l’un des
jours de tournage les plus marquants, techniciens et acteurs se sont
rendus à Washington Square Park, à Greenwich Village, pour la scène
de manifestation en faveur de l'accès au logement, où des centaines
de figurants en costumes d’époque ont défilé en brûlant une
effigie de Moses Randolph.
L’équipe de tournage s’est aussi
rendue dans les lieux du pouvoir new-yorkais, notamment dans la
rotonde néo-classique du Palais de Justice de New York County
installé au 60 Centre Street, dans la grande salle de bal de l’hôtel
Plaza et à l’Académie de médecine de New York avec ses fenêtres
de 5 mètres de haut, devenue pour l’occasion le siège politique
du quartier avec le bureau luxueux de Randolph Moses.
Pour figurer les scènes essentielles
où Randolph va à la piscine pour effectuer ses longueurs
quotidiennes, Beth Mickle a fait une découverte fantastique : le
centre aquatique de loisir de Hansborough sur la 134e rue. Le
bâtiment, ouvert en 1925, abritait d’abord des bains douches ;
avec son architecture d’inspiration classique et ses vastes
fenêtres de toits, il instaure une atmosphère lumineuse et
ensoleillée, offrant un contraste parfait avec les scènes urbaines
de nuit. “Les carreaux de la piscine sont tout simplement
sublimes”, précise Beth Mickle. “Des constructions plus modernes
avaient été ajoutées et on a dû les enlever. Mais la lumière
était parfaite, en particulier grâce à l’effet créé avec la
vapeur, et c’est devenu mon décor préféré”.
Une flotte de voitures rétro, choisies
avec soin, permet de s’immerger plus facilement dans les scènes de
rue. Le coordinateur des véhicules Tommy Janulis a déniché un
large ensemble de voitures des années 50 mais aussi 30 et 40, pour
montrer que le New York de 1957 se caractérise par des accessoires
et des éléments de décors des périodes antérieures.
Les acteurs ont été impressionnés :
“Quand le décor est à ce point chargé d’histoire, c’est un
vrai plus pour nous autres comédiens”, explique Gugu Mbatha-Raw.
“J’adore la façon dont ces décors mettent en valeur la mixité
des cultures qui se côtoient à New York, ce qui a toujours été
l’essence de cette ville”.
Penn Station renaît de ses cendres
Des lieux historiques ou méconnus ont
servi de base de travail à BROOKLYN AFFAIRS, mais la technologie a
également joué un rôle important pour redonner vie à certains
quartiers de la ville qui avaient disparu. En postproduction, les
décors ont été étendus et ont gagné en vivacité grâce à
l’étroite collaboration d’Edward Norton avec le superviseur des
effets visuels Mark Russell. Ce dernier a cherché à effacer de
multiples anachronismes, comme les climatiseurs et les interrupteurs
modernes. Il a aussi créé des décors précis et détaillés pour
les nombreuses scènes de voiture.
Mais le tour de force de Mark Russell a
consisté à relever un défi improbable dont Edward Norton rêvait
depuis longtemps pour le film : reconstituer un des grands monuments
disparus de New York, la gare de Penn Station dans le style
Beaux-Arts. La gare a été détruite en 1964 et reconstruite
entièrement en sous-sol, sans qu’il ne reste aucune trace de cette
plaque tournante du transport urbain qui se déployait sur plusieurs
étages. En 1957, Penn Station devient une ligne d’arrivée
métaphorique pour Lionel – le lieu où sa quête de vérité sera
révélée au grand jour et où justice sera peut-être faite.
En redonnant vie à Penn Station,
Edward Norton rend hommage aux vieux fantômes de New York et répare
(temporairement seulement) l’une des plus grosses erreurs commises
par la municipalité au nom du développement immobilier.
“C’était très émouvant de
recréer l’un des plus grands chefs-d’œuvre à jamais disparus
de l’architecture américaine”, déclare-t-il. “Les plus beaux
quartiers du vieux New York ont été détruits par des camions et
des boulets de démolition à cause de cette frénésie de
reconstruction. La disparition de Penn Station se fait encore
douloureusement sentir, et nous rappelle qu’on ne doit plus laisser
cela se produire”.
À son ouverture en 1910, la gare a été
saluée comme un chef-d’œuvre aux lignes atemporelles. Réalisé
par la célèbre agence McKim, Mead and White, l'ouvrage rappelle la
majesté éternelle de la Rome antique. L’ironie du sort a voulu
que le bâtiment ne perdure que moins d’un demi-siècle. La gare a
été construite avec des tonnes de travertin : l’intérieur était
composé de voûtes de 45 mètres de haut, de colonnes corinthiennes
de 18 mètres de haut, d’un escalier aussi large qu’un terrain de
basket et de carreaux en verre qui laissaient tomber la lumière sur
les quais.
À la fin des années 1950, Penn
Station était déjà en mauvais état et engendrait pour la ville
des frais d'entretien considérables. À l’époque où on se
désintéressait du ferroviaire au profit de l’aviation, la ville a
décidé de vendre le terrain pour construire un nouveau Madison
Square Garden. Les équipes de démolition ont commencé à détruire
des parties de la gare, sous les yeux horrifiés des passagers en
transit. Les protestations qui ont suivi sont arrivées trop tard
mais ont permis la création en 1965 de la Commission de conservation
des monuments de la ville de New York.
Edward Norton a tourné les scènes de
Penn Station dans les Grumman Studios de New York. Beth Mickle y a
construit un stand de cireur de chaussures, des bancs et des
consignes, tandis que Dick Pope a créé un éclairage imitant les
immenses vitres de la gare. Les acteurs jouaient devant un fond vert
géant, où Penn Station a véritablement été ressuscitée.
Bien en amont, Mark Russell avait
éclusé toutes les archives historiques. “Je crois que j'ai vu
toutes les photos de Penn Station qui existent !”, s’exclame Mark
Russell. “La plupart sont en noir et blanc, mais certains films
comportent des images en couleur. Il y a une prise de vue importante
dans SEPT ANS DE RÉFLEXION qui est devenue une référence. C’est
ce qui nous a sauvés : on avait une très bonne perception de la
structure sous différents angles”.
Edward Norton et Mark Russell tenaient
à ce que la gare ainsi reconstituée soit en adéquation avec
l’univers de film noir de Lionel. C’est pour cette raison – et
pour des questions de vraisemblance à une époque où la gare était
en déclin – que Mark Russell a imaginé une Penn Station
légèrement détériorée. Ce n’est pas la gare éclatante du
début du siècle qu’on voit habituellement sur les photos mais
déjà un peu vieillie et abimée par le temps.
“On voulait un aspect un peu brut
qu’on voit rarement sur les clichés de la fin des années 1950”,
affirme Mark Russell. “Je suis parti de ces belles photos
d’architecture et je les ai un peu salies en ajoutant de la lumière
et de la fumée, de la poussière et de la saleté”.
Pour donner encore plus de réalisme à
leur création, Edward Norton et Mark Russell ont utilisé la
technologie révolutionnaire NCam, qui permet aux réalisateurs de
composer un arrièreplan numérique en temps réel pendant le
tournage. Les acteurs pouvaient donc apercevoir une prévisualisation
de Penn Station pendant qu’ils jouaient. “Le système NCam
reconnaît l’emplacement de la caméra dans un environnement 3D”,
explique Mark Russell. “Si la caméra tourne vers la gauche,
l’ordinateur le sent et propose un arrière-plan qui correspond à
la position de la caméra. C’est une ressource visuelle essentielle
pour les acteurs et l’équipe de tournage”.
Si la technologie déployée dans
BROOKLYN AFFAIRS était fascinante, Mark Russell a surtout apprécié
sa collaboration avec Edward Norton. “Edward connaît son sujet sur
le bout des doigts parce qu’il l'a en tête depuis des années”,
déclare-t-il. “Il savait ce qu’il voulait à chaque moment, et
c’est ce qui lui a permis de faire face à une telle complexité.
En même temps, il était toujours ouvert aux bonnes idées des
autres, ce qui rendait l’ambiance très propice à la création”.
Borsalinos et imperméables : les
costumes
Les textures et les couleurs du New
York de 1957 – qu’on ne voit pourtant pas souvent à l’écran –
imprègnent le travail de la costumière Amy Roth. Tout comme pour
les décors, Amy Roth a représenté tous les styles vestimentaires
des années 1950, des plus distingués aux plus plébéiens, en
fonction des quartiers où Lionel évolue, entre les rues populaires
et les sommets du pouvoir.
Edward Norton s’est tout de suite
entendu avec Amy Roth sur le plan artistique : “Ce qui m’a
immédiatement séduit chez Amy, c’est qu’elle a amené son
propre carnet de tendances et bizarrement, c’était comme une
capture d’écran de mon cerveau. Elle avait aussi choisi des photos
de Robert Frank et Saul Leiter”, se souvient-il.
Amy Roth confirme que, en lisant le
scénario, il s’est déroulé dans sa tête à travers le prisme
des grands photographes de l’illustre passé de la ville. “J’ai
pensé aux magnifiques œuvres de Saul Leiter, Gordon Parks, Vivian
Maier… tous ces photographes que j’aime et que j’admire”,
explique-t-elle. Elle était aussi passionnée par certains thèmes
de l’intrigue. “Je m’intéresse à la question du logement à
New York depuis longtemps. L’histoire de cette ville me fascine
autant qu’elle me perturbe et j’ai trouvé que le sujet du film
était vraiment actuel. Je me suis sentie profondément concernée”.
Quand elle a rencontré Edward Norton
pour la première fois, Amy Roth a préféré présenter son travail
plutôt que de se livrer à un long discours. Dès l’instant où
Edward Norton a découvert les ressemblances entre leurs deux carnets
de tendances, leur collaboration était lancée. “On s’est tout
de suite compris”, confirme Amy Roth. “On était vraiment sur la
même longueur d’onde en matière de référence – c'en était
presque étrange. On n’avait pas vraiment besoin de parler pour se
comprendre”.
Amy Roth s’est mise à se documenter
davantage sur les figures historiques qui ont influé sur l'intrigue
et elle a passé des soirées à écouter du jazz be-bop pendant ses
préparatifs. Elle s’est finalement heurtée à un obstacle : le
tournage d’un autre film situé à la même époque avait commencé
peu de temps avant, et avait mobilisé tous les costumes des années
1950 disponibles à New York. C'est ce qui a incité Amy Roth à
créer ses propres costumes : “Notre film ne cherche pas à
reconstituer le style idéalisé des années 1950”,
remarque-t-elle. “On montre des gens qui n’étaient pas souvent
représentés dans le cinéma de l’époque”.
Pour les costumes de Lionel, Amy Roth a
voulu faire évoluer son style vestimentaire au fur et à mesure que
son univers s’étend du Brooklyn de Frank Minna au vaste empire
immobilier de Moses Randolph. Elle a aussi pris pour référence le
photographe Saul Leiter : “Saul Leiter prend souvent des photos à
travers des vitres embuées, des portails en fer forgé, des vitres
de voitures à l’arrêt et il m’a fait penser à un détective
privé”, décrit-elle. ‘Il m’a un peu servi de modèle pour
Lionel”.
Quant à Laura Rose, Amy Roth a créé
sur mesure chacune de ses jupes, de ses chemisiers, chapeaux et
robes, ainsi que sa veste bleue emblématique. Elle explique : “J’ai
fait des recherches sur les années d’étude d’une jeune fille à
cette époque. J’ai imaginé que, quand Laura est sortie de la fac
de droit et qu’elle est retournée dans son quartier, elle n’avait
sûrement plus l’air d’appartenir à ce milieu. Malgré tout,
elle travaille dans le social si bien qu'elle ne peut pas être trop
sophistiquée. Elle a envie d’avoir toujours l’air accessible. En
même temps, Gugu est tellement sublime dans tout ce qu’elle porte
que ce n’était pas difficile de lui donner le petit truc en plus
qu’on a envie de voir chez le personnage principal”.
Gugu Mbatha-Raw a ressenti l’effet
des vêtements sur elle dès le départ : “Dans les films d’époque,
tout commence avec les sous-vêtements”, s’amuse-t-elle. “Dans
les années 1950, les femmes portaient des corsets et des
soutien-gorge pointus. Ça change complètement la silhouette et la
façon de bouger. On se déplace d’une façon plus délicate et
restreinte, ce qui en dit long sur la place des femmes dans la
société à l’époque”.
Durant sa transformation quotidienne en
Laura, Gugu Mbatha-Raw a dû suivre un rituel bien connu des femmes
des années 1950 et passer 45 minutes sous un sèche-cheveux : “À
l’époque, les femmes afro-américaines et métisses n’acceptaient
pas vraiment leur chevelure naturelle. Elles essayaient de ressembler
à Marilyn Monroe, bien qu’elles aient des cheveux afro”,
remarque Gugu Mbatha-Raw.
Amy Roth a aussi adoré travailler avec
Cherry Jones dans le rôle de Gabby Horowitz, dont le style est
largement inspiré d'Hortense Gabel. “On trouve assez peu de
documentation sur les héroïnes des années 1950”, souligne Amy
Roth. “On a eu du mal à trouver des photos d’Hortense au
travail. Mais on a quand même trouvé quelques éléments, et
c’était fantastique de travailler avec Cherry. Elle a enfilé la
robe et elle a tout de suite dit ‘Voilà, ça y est, c’est
Gabby’”.
Amy Roth s’est amusée à pousser le
style film noir jusqu’au bout pour le personnage de Frank Minna,
interprété par Bruce Willis, et ses acolytes. Pour la scène
d’ouverture, particulièrement complexe, elle devait avoir les
costumes en double ou en triple, et dans le cas de Frank Minna, en
sept exemplaires pour les différentes cascades.
Pour le personnage de Moses Randolph
campé par Alec Baldwin, elle s’est inspirée de Robert Moses qui,
bien que fortuné, était davantage animé par l’ambition et le
pouvoir que par l’apparence. “C’était le genre d’homme à
manger un sandwich jambon-beurre”, explique Amy Roth. “Il avait
des chemises monogrammées et des costumes sur mesure mais ce n’était
pas un homme particulièrement élégant. Randolph Moses a toujours
eu de l’argent et fréquenté des écoles prestigieuses. Avoir des
costumes sur mesure n’avait rien d’exceptionnel pour lui. On a
fait faire des costumes sur mesure à Alec pour qu’ils lui tombent
parfaitement”.
Un des personnages préférés d’Amy
Roth est Paul, type laissé pour compte, joué par Willem Dafoe : “Il
est intéressant car il a connu une vraie déchéance. J’ai
beaucoup pensé aux photos de soupe populaire de Dorothea Lange avec
des hommes vêtus de costumes usés jusqu’à la trame”,
déclare-t-elle.
Elle a aussi eu l’occasion de
concevoir les vêtements froissés et trempés de sueur d’un groupe
de jazz des années 1950. “J’ai pensé à Charlie Parker et Miles
Davis et au début du bebop à Harlem”, déclare Amy Roth. “Les
musiciens de ces Big Bands ne voulaient pas endosser un costume bleu
foncé et jouer la même chose tous les soirs… Ils préféraient se
pointer à minuit et se produire avec les personnages les plus
louches de la ville dans les tenues qu'ils portaient à ce
moment-là”.
Tout au long de ce travail, la vision
d’Edward Norton a inspiré Amy Roth. “Edward Norton a donné de
sa personne durant tout le tournage. C’est vraiment génial et
enthousiasmant quand un réalisateur est à ce point investi dans le
projet. Il n’y a pas de meilleure façon de travailler. En
contrepartie, notre défi est de maintenir un même niveau
d’enthousiasme dans le travail jour après jour”.
Au cours des dernières étapes de
création, Edward Norton s’est entretenu avec le monteur Joe Klotz
pour tisser les innombrables fils de l’histoire et donner de
l'unité à l'ensemble. Edward Norton avait beaucoup admiré le
travail de Joe Klotz pour PRECIOUS, nommé aux Oscars : “Joe a
insufflé beaucoup d'énergie à PRECIOUS, et cela m’a séduit car
je voulais explorer des pistes inhabituelles dans mon film pour
traduire le cheminement intellectuel de Lionel. Joe est vraiment
quelqu’un de bien. Il est très patient et a une grande éthique
professionnelle”.
Après avoir créé une aventure aussi
spectaculaire, Edward Norton et Joe Klotz ont conclu le film sur un
dénouement qui pointe les failles de l’être humain mais qui
laisse entrevoir une lueur d’espoir.
“Tous mes cinéastes préférés
mettent en avant des paradoxes et c’est le cas de ce film : le
mélange de beauté et de souffrance dans la pathologie de Lionel, le
mélange de destruction et de vision créative chez Moses Randolph”,
note Edward Norton. “J’espère que le film soulève des questions
importantes sur les villes, les discriminations et l’avenir. Mais
avant tout, j’espère que le public se sentira proche de ce
personnage peu orthodoxe qui part à la découverte de ses émotions”.
Source et copyright des textes des notes de production @ Warner Bros. France
#BrooklynAffairs
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