Drame/Un thème fort, mais des longueurs du fait du manque d'empathie pour le personnage principal
Réalisé par Antoine Russbach
Avec Olivier Gourmet, Adèle Bochatay, Delphine Bibet, Lalia Bron, Louka Minnella...
Long-métrage Suisse/Belge/Français
Durée: 01h42mn
Année de production: 2018
Distributeur: Condor Distribution
Date de sortie sur nos écrans : 25 septembre 2019
Résumé : Cadre supérieur dans une grande compagnie de fret maritime, Frank consacre sa vie au travail. Alors qu’il doit faire face à une situation de crise à bord d’un cargo, Frank, prend - seul et dans l’urgence - une décision qui lui coûte son poste. Profondément ébranlé, trahi par un système auquel il a tout donné, le voilà contraint de remettre toute sa vie en question.
Bande annonce (VF)
Ce que j'en ai pensé : avec CEUX QUI TRAVAILLENT, le réalisateur, Antoine Russbach, prend un pari risqué, mais intéressant : celui de nous présenter une histoire amorale et de l'assumer jusqu'au bout. Il explore des thématiques sociétales qui ne laissent pas indifférentes avec une volonté de dénoncer des travers abominables, et qui ne sont pas toujours perceptibles aisément du point du vue des consommateurs, du capitalisme. Le scénario a des fulgurances quand il dénonce certains comportements des entreprises et l'hypocrisie qui règne dans le monde du travail.
Il est cependant dommage que ces thèmes forts soient éventés par le choix complètement immoral du personnage principal, Frank, interprété par Olivier Gourmet. De sa décision, qui arrive tôt dans le déroulement des événements, s'en suit une remise en question de ce protagoniste, qui dans un autre contexte serait dramatique, mais à laquelle on adhère difficilement, car on ne ressent pas d'empathie pour lui. Il en va de même dans la tentative du réalisateur de construire une image de père qui aime ses enfants, qui vit dans un certain réalisme de ce qu'il est, et qui traverse une crise terrible. On ne se sent pas touché par l'expérience de vie de ce protagoniste. Le rythme est assez lent et comme on ne s'attache pas à Frank, les longueurs se font sentir. Oliver Gourmet a la carrure pour interpréter cet homme au caractère monochrome, taiseux et à la morale sans boussole.
CEUX QUI TRAVAILLENT propose une vision, malheureusement crédible, d'un certain type de personnalité que l'on croise dans la vie. Il a le mérite d'aborder des thèmes importants par un biais qui surprend parce qu'il ne tombe pas dans la facilité. Cependant, il ressort comme rugueux et trop long pour arriver à sa conclusion.
Il est cependant dommage que ces thèmes forts soient éventés par le choix complètement immoral du personnage principal, Frank, interprété par Olivier Gourmet. De sa décision, qui arrive tôt dans le déroulement des événements, s'en suit une remise en question de ce protagoniste, qui dans un autre contexte serait dramatique, mais à laquelle on adhère difficilement, car on ne ressent pas d'empathie pour lui. Il en va de même dans la tentative du réalisateur de construire une image de père qui aime ses enfants, qui vit dans un certain réalisme de ce qu'il est, et qui traverse une crise terrible. On ne se sent pas touché par l'expérience de vie de ce protagoniste. Le rythme est assez lent et comme on ne s'attache pas à Frank, les longueurs se font sentir. Oliver Gourmet a la carrure pour interpréter cet homme au caractère monochrome, taiseux et à la morale sans boussole.
Copyright photos ©2019 Condor Distribution
CEUX QUI TRAVAILLENT propose une vision, malheureusement crédible, d'un certain type de personnalité que l'on croise dans la vie. Il a le mérite d'aborder des thèmes importants par un biais qui surprend parce qu'il ne tombe pas dans la facilité. Cependant, il ressort comme rugueux et trop long pour arriver à sa conclusion.
NOTES DE PRODUCTION
(À ne lire qu'après avoir vu le film pour éviter les spoilers !)
Entretien
avec Antoine
Russbach,
Scénariste et réalisateur
Ceux qui travaillent s’inscrit dans un projet de trilogie.
Comment ces trois films vont-ils être reliés ?
Initialement, j’avais le désir de réaliser un film
choral intitulé CEUX QUI TRAVAILLENT, CEUX QUI COMBATTENT et CEUX QUI PRIENT,
dans l’idée d’esquisser un état général de la société. C’était un projet
ambitieux, complexe et coûteux, dont j’ai débuté l’écriture à l’issue de mes études
cinématographiques en Belgique. Puis cette idée s’est transformée en projet de trilogie
articulée autour du modèle médiéval formé par le tiers état (CEUX QUI
TRAVAILLENT), la noblesse (CEUX QUI COMBATTENT) et le clergé (CEUX QUI PRIENT).
Cette structure tripartite permet de mettre en évidence la difficulté de
trouver sa propre place aujourd’hui, contrairement à ce qui se passait dans une
société plus traditionnelle, où chacun avait un rôle prédéfini. Bien que ce
système médiéval soit problématique à plein d’égards, il permettait probablement
d’éviter cette souffrance de ne pas savoir quelle était sa place. Notre société
actuelle nous fait comprendre qu’on peut faire mieux, aller plus loin et nous
fait douter de notre rôle. Mes personnages font écho à ces anciennes fonctions
sociales et répondent à des questions fondamentales : qui nous nourrit, qui
nous défend, qui prend soin de nos âmes ?
CEUX QUI TRAVAILLENT répond au premier questionnement.
Qui, en effet, remplit nos supermarchés ?
Comment en êtes-vous arrivé à vous intéresser au secteur du
fret maritime ?
J’avais lu Splendeurs et misères du travail d’Alain de Botton, un philosophe
et écrivain suisse qui vit à Londres. Dans une de ses histoires, il suivait la
trajectoire d’un poisson pané de l’assiette d’un enfant jusqu’au pêcheur en
décrivant chaque étape. J’avais trouvé ce texte magnifique et inspirant. Avec
mon co-scénariste Emmanuel Marre, nous nous sommes beaucoup documentés sur ce
sujet et avons rencontré des professionnels du secteur du fret.
En discutant avec eux, j’ai réalisé qu’ils ne
voyaient jamais ces bateaux, ce qui me paraissait extraordinaire. Ces navires
sont des points sur des cartes. Cela rend compte de la semi-virtualité du monde
dans lequel nous vivons.
Votre film fait un va-et-vient constant entre le concret et l’abstrait,
entre l’individuel et le collectif…
Tout l’enjeu du film est de parvenir à montrer ce
rapport entre l’individu et le collectif de façon complexe et non idéologique.
Les films sociaux induisent la plupart du temps une aliénation de l’individu
par la société, dans la continuité d'une vision marxiste de la domination. Dans CEUX QUI TRAVAILLENT, l’individu est responsable de
ses actes et de son devenir. C’est tout l’intérêt de faire un film social du
point de vue de la classe dominante et dans un pays riche, la Suisse, où le
chômage est de 3 % et baisse chaque année. Cela permet de questionner le modèle
dans lequel nous vivons. Mon co-scénariste a lu un livre des années 1980 sur l’idéologie
des cols blancs. En substance, il y est expliqué que le travailleur en col bleu
est aliéné par son contremaître dans un rapport de domination très clair ; et
que le système fait croire, en revanche, au col blanc qu’il est son propre
chef, ce qui est une illusion.
Le col blanc serait donc auto-aliéné. C’est dans
cette idéologie-là que s’inscrit le personnage de Frank. Je ne voulais pas
faire un film qui fustige le système et le déclare responsable de l’aliénation
des travailleurs, ni un film qui pointe du doigt des grands cyniques qui
ruinent le monde, car tout cela aurait fini par rassurer le spectateur dans une
vision dogmatique du problème. Or nous sommes dans un système construit par des
individus et nos défaillances morales s'y reflètent peut-être. Le film
questionne plutôt la nature humaine et son impact dans les systèmes que nous
construisons. Il vise à faire réfléchir le spectateur à son rôle, sa place et
sa responsabilité dans cette société, à lui ouvrir les yeux.
Votre film met en lumière les aberrations de notre système
capitaliste, mais à aucun moment, il exprime l’idée qu’il faille l’éliminer…
CEUX QUI TRAVAILLENT n'est pas un film
pro-capitaliste ni un film totalement anticapitalisme : il nous fait remarquer
que ce système est aussi celui qui nourrit en grande partie le monde occidental.
Si ce système était éliminé, nous devrions revoir complètement nos habitudes de
consommateurs. Il est plutôt question ici de coresponsabilité. Le film nous met
face à notre hypocrisie. Si nous avons appelé notre personnage central Frank, c’est
en référence au monstre de Frankenstein (un roman qui a été écrit à Genève
!). Frank est un peu la créature que nous avons fabriquée, que l’on désigne
facilement en la condamnant, mais ce qu’elle fait nous arrange tous. Cette
hypocrisie est très violente. Nous sommes volontairement aveugles.
Les gens de droite qui disent que le monde va s’autoréguler
me font tout aussi peur que les gens de gauche qui veulent sauver le monde en
détruisant le système, mais qui ont un téléphone dans leur poche dont le
contexte de fabrication est plus que contestable. Si le film s’attache à
quelque chose, c’est à notre aveuglement volontaire. Il dévoile que nous sommes
tous complices du crime qu’a commis Frank.
Politiquement, comment situez-vous votre film ?
J’insiste sur le fait que je ne veux pas que ce soit
un film de gauche. Je ne souhaite pas exclure les gens de droite de la salle.
Le film est politique, mais non polarisé. C’est pourquoi, à la fin, Frank ne
déchire pas le contrat. Cela aurait été trop facile de faire dire au film : «
Il suffit de dire non ». Ce serait simpliste et l’on sortirait du film très
rassuré. À l’origine du film, il y avait l’idée de ces gens en costume-cravate
que je voyais à Genève. Je me suis surpris à avoir un regard sur eux très
simpliste. Je les voyais différents de moi. Je leur faisais porter tous les
problèmes du monde. Puis je me suis réveillé : je me suis trouvé arrogant et j’ai
refusé de penser ainsi. Cette prise de conscience est à la source du film. À la
base de ma démarche cinématographique, il y a le désir d’aller comprendre l’autre,
d’aller vers ce qui m’est étranger. C’est un élan d’empathie.
Votre personnage, père d’une famille nombreuse, est un homme
sans sourire…
C’est un homme malheureux. Là où il est aliéné, c’est
qu’il a cessé de se demander s’il était heureux ou non. Seule compte la valeur
travail pour lui. Il pense qu’avoir un travail et un certain niveau de vie est
plus important qu’être heureux. Il ne s’est jamais écouté et s’est dénigré. Un homme
plus en phase avec lui-même n’aurait jamais commis un pareil crime. Frank m’intéresse,
car nous sommes tous susceptibles de faire comme lui et d’écouter les sirènes d’un
système méritocratique qui promet qu’on obtiendra tout si l’on sacrifie tout. C’est
très dangereux. Frank est prisonnier de cette idéologie. Et pire encore : il a
construit une famille qu’il n’aime pas. Il a fabriqué des enfants bourgeois,
alors que lui ne l’est pas. Il éprouve du mépris pour eux, car ils ne se battent
pas comme lui s’est battu. Alors que c’est lui qui a fait d'eux ce qu'ils sont
en leur offrant tout. Ses valeurs se sont retournées contre lui. Cet homme est
une bête de somme déconnectée de son bonheur et des siens.
Un lien persiste tout de même avec sa fille cadette. C’est d’ailleurs
elle qui va permettre que prenne corps, à l’image, le monde abstrait et
invisible du fret maritime…
Frank a l’occasion de faire mieux avec sa plus jeune
fille qu’avec ses aînés. Avec eux, le rapport est statique. Il était important
qu’il y ait un endroit dans cette famille qui soit mobile. Avec la petite
fille, il y a encore des enjeux d’avenir. On ne sait pas si Frank fait ce
voyage avec Mathilde pour découvrir le monde lui-même ou s’il la prépare à la
violence du monde pour lui éviter de vivre dans une bulle de luxe comme ses
frères et sœurs. Les rayons des supermarchés qu’il va lui montrer sont comme
des écrans qui masquent cette violence. Ce sont des interfaces ; nous ne voyons
pas ce qui se cache derrière. La question de l’invisible est posée à divers
niveaux dans ce film. L’invisible, c’est en premier lieu ce qui se passe dans la
tête de Frank. L’une des questions les plus profondes du film est celle de l’empathie.
Le film se demande si nous avons de l’empathie et si nous sommes capables d’aimer
Frank, malgré sa monstruosité. La musique y est absente pour éviter de suggérer
les émotions des personnages ou pour éviter que nous ressentions tous une même
émotion. En outre, j’ai utilisé une focale de 50 mm qui ne montre jamais une
vision d’ensemble des choses. Jusqu’au voyage, où l’on a utilisé des focales
plus larges et où nous avons filmé Frank face à cette énorme machine qu’est le
port. L’idée sous-jacente qui est posée de manière esthétique à cet instant est
: quelle est la valeur de son drame personnel et du crime qu’il a commis face à
l’ampleur de cette construction humaine folle qu’est cette gigantesque machine
de distribution?
Que change à la marche du monde le drame que vit
Frank ?
L’environnement domestique dans lequel évolue Frank en voiture
est fait de haies qui dissimulent les villas des voisins…
Ces haies dans ces quartiers riches sont comme des œillères.
Elles font écho à tout ce qu’on ne veut pas voir. La question se pose d’autant
plus radicalement pour la famille de Frank, qui sait ce qu’il a fait, fait mine
de l’ignorer et continue à consommer de la même façon. C’est la même position
qu’on adopte en tant que consommateur : nous sommes capables de nous indigner
de la violence du système capitaliste et d’aller acheter un téléphone le
lendemain. La question est de savoir où s’arrête notre capacité d’inertie.
Notre capacité à ne pas changer malgré ce qu’on sait me fascine et me terrifie,
car nous n’avons pas d’excuses : nous sommes sur-informés.
Un temps fort du film est l’instant où le capitaine du navire
reconnaît la voix de
Frank avant de le confronter. Cette séquence est saillante, car
elle fait se rencontrer deux mondes, l’invisible et le visible, par le biais d’un
timbre, d’une
vibration organique…
CEUX QUI TRAVAILLENT raconte que nous croyons vivre
dans un monde virtuel, mais que nous vivons bel et bien dans un monde concret.
Il est question d’un clandestin sur un bateau qui va coûter de l’argent. Cet
homme invisible est un être humain, un vrai, et Frank l’oublie. Les
communications téléphoniques du film laissent à penser que ces gens à qui nous
parlons à l’autre bout du monde ne sont pas réels. Nous pensons que nos biens
de consommation viennent de nulle part et il serait bon que nous nous
réveillions. Cette reconnaissance soudaine de la voix du capitaine est une
manière d’évoquer cela.
D’où vous vient votre goût pour les antihéros, déjà à l’œuvre
dans vos deux courts-métrages, MICHEL et LES BONS GARÇONS ?
Je ne sais pas. J’adore ça. Je trouve qu’il y a un
mécanisme très cinématographique dans le fait de pouvoir aimer les monstres. M
LE MAUDIT est un film qui m’a beaucoup marqué quand j’étais jeune. C’est un
personnage de pédophile affreux qu’on ne voit jamais, sauf pendant son procès à
la fin du film et je n’ai jamais compris pourquoi j’avais autant d’empathie
pour lui. Une chose incroyable au cinéma est le fait que l’empathie n’a rien à
voir avec l’approbation morale.
On peut aimer des personnages avec lesquels on n’est
pas d’accord. Il y a un mécanisme fondamental qui veut qu’on ait de l’empathie
pour le personnage qui souffre le plus. Hitchcock en parle dans ses entretiens
avec Truffaut. Il suffit que l’escalier grince quand le tueur monte l’escalier
pour aller tuer sa victime pour qu’on ressente de l’empathie pour lui. J’adore
explorer cette idée, parce qu’elle nous amène à faire l’expérience de l’altérité.
Quand on choisit Olivier Gourmet pour le personnage de Frank,
on prend en charge aussi son iconographie plutôt positive…
Je n’ai pas écrit le film en pensant à lui. J’ai
préféré écrire sans penser à un acteur en particulier, pour ne pas perdre en
plasticité. Il se trouve qu’Olivier Gourmet a l’histoire personnelle et le
corps qu’il faut pour ce personnage-là. Il vient d’un milieu rural, c’est quelqu’un
de physique et non d’intellectuel. Il y a chez lui tout un savoir-faire
corporel. Il a quelque chose d’un cow-boy dans sa manière de se placer et de
bouger. La chose la plus essentielle était le rapport du comédien à la partie
obscure de la nature humaine. Il fallait quelqu’un qui ait le courage de jouer
ce monstre. Il a cette intelligence. J’aime la manière qu’il a de se
positionner par rapport à ses personnages. Il se refuse à les sauver de manière
angélique et il ne les condamne pas non plus. Frank n’est pas un étranger pour
Olivier. Il fait le chemin d’essayer de comprendre comment un homme peut agir
ainsi, sans juger, en allant au bout de cet exercice, qui demande beaucoup de
ressources, d’efforts et de remises en question. Il endosse la part de lumière
et la part d’ombre de ses personnages. C’est ça, le véritable humanisme. Quand
il a lu le scénario, il l’a fait avec les yeux de Frank. Bien sûr, il a amené
avec lui sa vie, car il est aussi père de famille, il travaille beaucoup, et
tout ça, il le porte dans son corps.
Comment avez-vous travaillé avec vos comédiens ?
J’aime bien avoir un scénario qui peut être testé par
la mise en scène. Certaines scènes ont été coupées, car elles n’étaient pas
justes. J’aime l’idée que le plateau ne soit pas le lieu où l’on projette ses
visions, mais qu’il soit un espace ouvert pour découvrir ce que chacun offre. Avec
les comédiens, c’est pareil : je leur explique le mieux possible ce qu’ils
doivent faire, le sens de ce qu’ils font, tous les outils utiles pour qu’eux
puissent se les accaparer et les interpréter selon ce qui leur semble
judicieux. On cherche donc ensemble ce qui est le plus pertinent pour la scène.
De la même manière, le cadreur a la liberté d’aller chercher ce qu’il veut avec
la caméra. J’aime l’idée qu’il fasse confiance à son instinct, dès lors qu’il a
compris le sens du film.
Comment avez-vous composé le personnage de l’épouse de Frank,
qu’incarne Delphine Bibet ?
Mon idée est que Frank et sa femme ont cheminé
ensemble en partant d’une vie plus modeste, qu’elle l’a soutenu, mais qu’elle a
eu plus de temps que lui pour s’ouvrir au monde. Elle lui révèle qu’il aurait
pu faire un autre choix que le sien.
Comme dans vos courts-métrages, CEUX QUI TRAVAILLENT est
traversé d’une tension de bout en bout. Cela fait-il partie de votre plaisir de
cinéaste ?
J’utilise beaucoup les mécanismes liés à l’ironie
dramatique. C’est-à-dire le décalage de connaissance entre le spectateur et les
personnages. C’est ce qui m’avait beaucoup marqué dans LE FILS des frères
Dardenne. C’est un film d’une heure et demie où il ne se passe rien et qui m’a
tendu considérablement. Dans la mesure où l’on est conscient de ce qui relie
ces personnages, tout ce que l’on voit est teinté. Même le bois dans ce film
prend un autre sens qu’en menuiserie ! Je trouve ce mécanisme fondamentalement
excitant, car on attend la jouissance de la résolution. Cet instant est atteint
quand les personnages qui ignorent l’information centrale la découvrent. On est
dans l’attente de ce soulagement. Cela nous tend, nous tient en haleine, et
nous fait voir le monde différemment, car il est inscrit dans tel ou tel non-dit.
C’est une façon passionnante d’expérimenter de nouvelles façons de regarder le
réel.
Votre partition sonore fait la part belle au silence…
Ils sont importants, car ils nous permettent de nous
demander si nous aurions fait la même chose que Frank ou non : ils laissent la
place à la réflexion. J’ai voulu accorder beaucoup de place aux ambiances. Les
silences sont pleins dans ce film. Ils intègrent des sons réalistes du quotidien,
qui nous font sentir que tout ce qu’on voit est vrai. Dans la voiture, je
voulais qu’on se sente comme dans une bulle, isolés du monde. Par exemple, dans
la séquence où Frank donne l’ordre de tuer le clandestin, on se trouve derrière
lui dans la voiture, il raccroche et va chercher sa fille à l’école dans le
même plan. Lorsque Mathilde ouvre la portière, on entend les oiseaux. C’est un
son qu’on a travaillé pour faire éprouver cette façon qu’a le personnage d’être
déconnecté du monde.
De la même manière, vos décors sont composés minutieusement…
D’une façon générale, nous avons accordé beaucoup d’importance
aux détails dans le film. Dans le décor, nous avons imaginé tous les objets
avec beaucoup de précision afin de faire éprouver un sentiment de réalité. Je
ne voulais pas qu’on représente le monde de l’entreprise et de la classe
dirigeante de manière stylisée. L’écueil aurait été de montrer une entreprise d’un
blanc immaculé, avec des objets symétriques, des lumières grotesques, qui
auraient été l’incarnation de l’empire du mal omnipotent, que je vois parfois
dans certains films. Je n’aime pas cette manière de faire, car elle déshumanise
ces entreprises. Alors que ce système est construit par des humains et qu’il
est proche de nous. J’ai discuté avec beaucoup de dirigeants qui ont une
sensibilité étonnante au monde. C’est d’autant plus perturbant ! Nous avons
travaillé sur les costumes avec la même minutie. Avec ma sœur qui est photographe,
nous avons passé un après-midi à Genève à prendre, au téléobjectif, des photos de
businessmen qui sortaient des banques, pour observer leurs coupes de cheveux,
les détails qui faisaient leur singularité et qui pouvaient aider à façonner le
personnage de Frank. Quant à sa maison, je voulais qu’elle soit triste. Tout ce
qu’on y voit est cher, mais manque d’âme. Il y a un modèle, d’une part, et la
réalité, d’autre part, qui n'est jamais vraiment à sa hauteur. L’ironie
dramatique dans cette histoire fait que, comme on sait ce que Frank a fait, on ne
peut regarder son intérieur de façon neutre. On sait qu’il est en train de se
damner pour cette maison, pour ce mode de vie.
Comment avez-vous travaillé aux dialogues du film ?
L’idée est toujours d’en dire le moins possible et de
ne jamais dire ce qu’on peut voir ou comprendre autrement. C’est une règle de
bon sens au cinéma, mais qui n’est pas toujours respectée.
Votre photographie est très claire, peu contrastée…
Les couleurs dominantes sont pastel et il m’importait
que l’image du film soit peu contrastée.
Le contraste aurait suggéré une frontière entre le
bien et le mal et je n’en voulais surtout pas.
La caméra ne doit pas en savoir plus que nous ni nous
suggérer ce que nous devons penser.
Pourquoi avoir situé vers la fin du film le récit d’un souvenir
traumatique de l’enfance de Frank ?
Dans cette séquence, c’est la manière dont ses
enfants entendent cette histoire qui m’intéressait. Je me demandais ce que cela
signifiait pour ses enfants de manquer de quelque chose, alors qu’eux ne savent
pas ce que cela veut dire et vivent dans l’opulence. En filigrane se profilait
aussi l’idée que le capitalisme vise à nous sauver du manque. Mais nous nous sommes
tellement éloignés de cette idée aujourd’hui que le problème semble même
inverse : il est désormais celui de l’excès. Cela me permettait de donner une
finalité au mouvement de Frank et à ses choix de vie. Et, bien sûr, d’apporter
un éclairage psychologique à son attitude : sa dureté naît aussi d’un désir de
dépasser la précarité qu’il a connue enfant.
Quant au placement de cette séquence à ce moment
avancé du récit, il est lié au fait que les membres de sa famille savent ce que
Frank a fait. Ses enfants vont donc l’écouter différemment. Au départ, Frank
nous est étranger et cette séquence nous permet de dévoiler une part intime
importante de son personnage et de le découvrir progressivement.
Avez-vous foi dans les pouvoirs du cinéma à transformer les
consciences ?
Si on peut agir pour que chacun cesse de se replier
dans ses certitudes et ses retranchements, c’est déjà pas mal ! Je pense
surtout que le cinéma n’est pas là pour donner des réponses. En tout cas, mon
film ne cherche pas donner l’exemple. Je préfère montrer le contre-exemple et
que chacun ait le devoir de se situer par rapport à ça. Si cela peut nous
permettre d’être moins arrogant, c’est déjà bien !
Propos recueillis par Anne-Claire Cieutat
Entretien
avec OLIVIER GOURMET,
Interprète de Frank Blanchet
Quelle était votre impression à la première lecture du scénario
?
Le scénario m’a tout de suite parlé. J’ai directement
vu en l’histoire et le personnage de Frank Blanchet un écho pertinent et
sensible sur la société́ aujourd’hui. S’en sont suivi plusieurs discussions
avec Antoine à Bruxelles, durant lesquelles nous avons parlé en détail de certaines
scènes, de l’esthétique du film, de son rythme et de son identité́. J’ai été́ immédiatement
intéressé́ par ce premier film et par les questions morales soulevées par ce jeune
réalisateur.
Tout en étant très crédible en chemise et costard, il ne semble
pas que vous soyez très familier avec le monde de la finance et du fret
maritime... Comment vous êtes-vous préparé́ pour ce rôle ?
Ce n’est pas un monde que je connais ou qui me
ressemble. Bien au contraire ! Mais ça n’a pas été́ très difficile. Mon travail
de préparation passe par l’observation. Lors de mes études, j’ai été́ formé à
observer et écouter beaucoup pour m’enrichir de ce qui nous entoure. C’est fondamental
d’avoir une certaine sensibilité́ pour avoir un jeu crédible. Même si Frank
Blanchet paraît très différent d’Olivier Gourmet, de ma personnalité́ et de mon
monde, ça n’est pas si éloigné́ que ça au bout du compte... Le désir d’argent
et de réussite, on l’a quand même tous quelque part en soi. Moi aussi, j’ai
besoin de gagner ma vie, moi aussi j’ai des factures à payer.
Ce n’est pas toujours facile. On peut donc facilement
se transposer. Frank Blanchet c’est un cas extrême, mais dans la vie de tous
les jours on est parfois amené́ à prendre des décisions brutales et injustes.
Le moteur qui guide notre âme marche de la même façon. Que l’on soit cuisinier,
ouvrier ou médecin, les ressorts humains sont les mêmes...
Vous portez le film, vous incarnez le rôle principal, comment
appréhendez ce genre de responsabilité́ ?
J’en fais abstraction, je ne me mets pas trop de
pression, même si on y pense sur le plateau. Mais on n’est pas seul, il y a un
réalisateur et toute une équipe de professionnels ; on construit ensemble un
film. Vous pouvez être le meilleur comédien du monde, si le réalisateur n’arrive
pas à rassembler et diriger en transmettant avec conviction et force son
projet, le film risque d’être raté ; heureusement ce n’était pas le cas ! La
pression n’est pas que sur moi ; elle est sûrement sur Antoine ; c’est sa
première expérience sur un long métrage. Mon rôle est celui de me mettre au
service du réalisateur et de ce qu’il veut raconter. Je sais que je dois être disponible
et à l’écoute : ma responsabilité́ c’est d’être concentré et en forme, de bien
dormir, de connaître mon texte, mais surtout d’avoir du plaisir et de l’entretenir
tous les jours avec toutes les personnes sur le plateau.
Vous parliez de l’importance d’apprendre son texte, cependant
CEUX QUI TRAVAILLENT s’articule beaucoup autour des silences, de l’intériorisation.
Comment arrive-t-on à en dire plus avec le silence qu’avec les mots ?
Les films silencieux font un peu partie de mon ADN et
j’ai une certaine sensibilité́ pour les scénarios qui vont dans cette
direction. Je pense que les silences, les regards et le jeu corporel peuvent
mieux donner à voir certaines problématiques et tensions. C’est comme dans la
vie de tous les jours ; nos silences cachent souvent des problèmes pour
protéger nos proches ou parce qu’on n’est pas fier de soi pour plein de raison
et que l’on s’emmure. Les films qui traitent ce genre de problématique, quand
ils sont trop bavards ne m’émeuvent pas. Ce qui m’émeut, ce sont les
personnages qui se transforment, et qui n’ont plus de mots pour expliquer ce qu’ils
ressentent. Du coup, il faut jouer avec le corps et dans les silences. Le
scénario de CEUX QUI TRAVAILLENT était écrit comme ça. Avant de tourner, j’ai
pourtant sûrement dû dire à Antoine que certaines séquences étaient trop
dialoguées ou trop explicatives, que dans la vie on ne dit pas ça ou qu’on le
dit différemment. Comme le film est très proche de certaines réalités et vérités
humaines, il fallait aller dans cette direction.
Un point important du film est votre relation avec la cadette
Mathilde, joué par Adèle Bochatay. C’est sa première expérience derrière la
caméra, comment est-ce que c’était de travailler avec elle ?
Elle était bien choisie, formidable et plus que
naturelle, très présente. Elle proposait des choses, elle se questionnait,
comprenait son personnage avec cette naïveté́, pudeur, candeur et force qu’ont
seulement les enfants quand ils plongent entièrement dans le jeu. Avec les enfants,
il faut rester à l’écoute et disponible et ne pas imposer ce qu’on veut faire
passer, mais laisser faire. Il ne faut que rarement les emmener ailleurs, quand
on sent qu’ils ne vont pas là où on veut qu’ils aillent. C’est pareil avec un
autre partenaire, mais c’est plus simple avec un enfant. Souvent, un partenaire
a déjà̀ pensé et prémédité son jeu, c’est donc plus compliqué de l’emmener
ailleurs, alors qu’un enfant est plus instinctif, plus disponible et malléable.
Est-ce qu’il faut aimer ses personnages pour les jouer ?
Aimiez-vous Frank Blanchet ?
Ce n’est pas évident d’apprécier Frank Blanchet au
premier abord, même s’il est touchant. Son personnage véhicule un message
concret sur la société́ d’aujourd’hui, un message urgent dont il faut parler.
Frank Blanchet me mobilise et j’ai donc eu du plaisir à le faire vivre à l’écran.
Il nous permet de réfléchir, de résister, il nous maintient éveillés. C’est le
déclencheur d’une chose horrible, mais on peut facilement se reconnaître en
lui.
Source et copyright des textes des notes de production :
© 2018 Box Productions, Novak Prod, RTS, Teleclub AG, RTBF. Tous droits réservés.
© 2019 Condor Distribution SAS.Tous droits réservés.
#CeuxQuiTravaillent
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