Drame/Thriller/Une super mise en scène et un film qui résonne avec l'actualité
Réalisé par Park Chan-Wook
Avec Song Kang-Ho, Kim Myoeng-Su, Lee Yeong-Ae , Kim Tae-Woo, Shin Ha-Kyun...
Long-métrage Sud-Coréen
Titre original : Gongdong gyeongbi guyeok JSA
Durée : 01h50mn
Année de production : 2000
Distributeur : Les Bookmakers / La Rabbia
Date de sortie sur nos écrans : 27 juin 2018
INÉDIT EN SALLES
Résumé : A la suite d'une fusillade dans la Zone Commune de Sécurité (Joint Security Area) séparant les deux Corée : deux soldats de l’armée nord-coréenne sont retrouvés morts. Cette affaire donne lieu a un incident diplomatique majeur entre les deux pays. Afin que la situation ne dégénère pas, une jeune enquêtrice suisse est chargée de mener les auditions des soldats qui étaient en poste... Elle se rend très vite compte que les divers témoignages rendent l’enquête complètement indémêlable… Que s’est-il vraiment passé, ce soir-là, entre les soldats des deux Corée, dans la Zone Commune de Sécurité ?
Bande annonce (VOSTFR)
Ce que j'en ai pensé : JSA (JOINT SECURITY AREA) est un des premiers longs-métrages du réalisateur Sud-coréen, Park Chan-Wook, qui sort pour la première fois en France au cinéma, en version restaurée 4K le 27 juin 2018. C'est l'occasion de découvrir ce film sur un grand écran, ce qu'il mérite. Bien qu'il ait été produit en 2000, il n'en est pas moins étonnamment actuel. Il faut dire que le cadre de son film est bien réel puisque l'action prend place dans la Joint Security Area qui sépare les deux Corées. Cependant, dès sa scène d'ouverture, le réalisateur procure à cet endroit une atmosphère particulière, presque mystérieuse ou irréelle, qui sied parfaitement à la situation que vivent les soldats dans le film. En effet, ils sont soumis aux pressions historiques et gouvernementales tout en étant pleinement conscient qu'une guerre pourrait éclater à tout moment avec leurs frères d'en face pour une broutille.
L'intrigue part d'un incident grave et nous découvrons une part de la vérité. Park Chan-Wook met alors en place l'enquête, qui a son propre ton dans le présent, et remonte la ligne temporelle des événements pour nous offrir une histoire fraternelle et humaine, dans une atmosphère qui rappelle sans cesse qu'on est dans le souvenir des faits. Il insère dans sa narration des imbrications historiques et met en avant le fait que cette situation entre les deux pays torture les hommes la vivent. Sa mise en scène est très proche des personnages qu'il rend attachants parce qu'on apprend à les connaître et qu'on comprend qu'ils sont dans un rôle qu'on leur impose, dont ils préféreraient s'échapper.
Il faut dire que les acteurs font un excellent travail pour apporter des personnalités distinctes et complémentaires à leurs protagonistes. Ils expriment parfaitement les sentiments contraires et compliqués qui les animent. Le réalisateur fait aussi de très beaux plans sur la zone de sécurité qui en font un endroit particulier et un des personnages de ce film dont l'influence joue un rôle déterminant. Dans ce passage entre les deux pays se nichent les fantasmes, les tensions et les espoirs.
Avec JSA (JOINT SECURITY AREA), Park Chan-Wook nous raconte et nous fait vivre des événements en nous les proposant sous forme de divertissement dramatique, grâce à sa talentueuse mise en scène, tout en nous passant des messages importants. Il nous entraîne dans la JSA pour ne plus nous lâcher jusqu'à la fin. Si vous appréciez ce réalisateur, il ne faut pas rater cette sortie et si vous ne le connaissez pas, ce film est une excellente façon de le découvrir.
NOTES DE PRODUCTION
(Á ne lire qu'après avoir vu le film pour éviter les spoilers !)
INCIDENTS
À LA FRONTIÈRE
Le 13
novembre 2017, une séquence rapidement diffusée en mondovision
montre que la Guerre Froide est encore chaude. Des caméras de
surveillance des Nations Unis installées à la frontière entre les
deux Corées - la JSA
(Joint Security Area) - l’une des zones les plus militarisées au
monde, filme l’évasion en pleine après-midi d’un soldat
nord-coréen vers le Sud. On distingue d’abord, une jeep roulant à
vive allure sur une route de campagne dépeuplée et bordée
d’arbres. Les caméras comme engourdies, voire incrédules, tentent
péniblement à l’aide de mouvements heurtés de suivre cette
course sans poursuite. La jeep se perd quelques secondes devant un
baraquement avant de poursuivre sa route, puis se retrouve en quasi
gros plan embourbée à quelques mètres de la ligne de démarcation.
Le soldat
sort alors de la voiture et franchit les quelques mètres qui le
sépare du Sud tandis que des militaires nord-coréens affolés, lui
tirent dessus. L’un d’eux dépasse lui-aussi la ligne de
démarcation violant ainsi les accords d’armistices signés en 1953
à la fin de la Guerre Corée, avant de faire aussitôt marche
arrière. Le fugitif atteint de quatre balles s’effondre derrière
un muret avant d’être secouru par des militaires sud-coréens
rampant jusqu’à lui. Les caméras sont cette fois passées en mode
infra-rouge pour mieux distinguer les présences humaines à l’œuvre
dans une nature vert-de-gris qui confond tout. Fin du spectacle.
Le reste va
désormais se jouer hors-champ. Tout juste apprend-on que le
pronostic vital de l’homme n’est pas engagé. L’Occident a
gagné la partie. Ces morceaux de « cinéma » arrachés
au réel dont la qualité précaire du rendu ajoute paradoxalement à
la tension de l’ensemble, expriment tout à la fois l’hostilité
entre les deux Corées dont les tentatives de réconciliations sont
sans cesse perturbées par des provocations en tout genre (les
invectives par Twitter interposé entre Donald Trump et Kim Jong-un
pour savoir qui a le plus gros bouton nucléaire, en sont
l’illustration la plus bouffonne) et ce, même si la venue du
leader nord- coréen aux Jeux Olympiques d’hiver organisée cette
année en Corée du Sud a permis d’adoucir les relations. La
détresse d’un peuple Nord-Coréen vivant sous cloche dans des
conditions ultra-précaires (le fugitif présente des signes
inquiétants de malnutrition), enfin la fascination du « public »
occidental pour cette dictature d’un autre âge qui éveille tous
les fantasmes d’un passé soudain recomposé. Mais à l’échelle
du cinéma, c’est la fiction qui est ici attaquée de toutes parts
par le réel, sur son propre terrain de jeu.
JSA - JOINT SECURITY AREA de Park Chan-wook date de 2000. Il était jusqu’ici inédit en France sur grand écran. Le (re-)voir aujourd’hui au regard de ces images récentes, c’est retrouver la pleine puissance du cinéma, son pouvoir sur le réel, son expressivité la plus folle et sa fonction première : le questionnement du regard. Un travail que les caméras de surveillance sont bien incapables d’interroger toutes accaparées qu’elles sont à scruter telles des démiurges sans conscience, un espace restreint dont elles redoutent les perturbations. La caméra de Park Chan-wook prise dans le bouillonnement de plusieurs points de vue sur un même récit (Que s’est-il vraiment passé dans le baraquement entre ces quatre soldats isolés du reste du monde ?), accompagne au contraire tous les bouleversements intimes et physiques des protagonistes de ce drame. Le montage complexe qui bouleverse sans cesse la temporalité, redéfinit cet espace militaire à priori figé et immuable. « Ici on préserve la paix tout en cachant la vérité !» explique le général de la Commission des nations neutres au major Sophie Jean chargée de l’enquête, avant d’ajouter : « Ce que les deux Corées ne veulent pas, c’est que cette enquête aboutisse ». Ici le « processus » de l’enquête est plus important qu’un « résultat » qui pourrait mettre les uns ou les autres dans une fâcheuse position.
Reste donc à savoir si le cinéma est un médium suffisamment puissant et efficace pour raconter cette vérité. Au moment où ces phrases sont prononcées - soit dans le dernier tiers du film – une grande partie du voile est déjà levée. Park Chan-wook croit aux vertus de son art, à commencer par sa façon de jouer avec les trompe-l’œil qu’impose une représentation par l’image et de bousculer les perspectives. Le cinéaste revendique à longueur d’interview une passion pour l’œuvre d’Alfred Hitchcock, découverte en marge de ses études d’esthétique et de philosophie à l’Université. Une œuvre fondatrice et formatrice dans sa manière d’appréhender le monde :
«Et puis soudain j’ai découvert "Vertigo" et je me suis aperçu qu’une rue de San Francisco pouvait avoir des aspects différents selon la manière de la filmer. Grâce au regard du cinéaste, un lieu peut devenir magique ou angoissant. Le spectateur est soudain projeté dans un rêve, un univers surréaliste. J’ai compris ce jour-là que je voulais devenir cinéaste moi-même pour montrer ce que je voyais… Je n’ai jamais été animé par une idéologie intellectuelle ou politique, c’est la dimension artistique qui m’intéresse.» (1)
A hauteur de regards
La structure
d’ensemble de JSA
à la fois lyrique, mélancolique, sauvage et tourmentée s’accorde
au mental de ces militaires sous pression qui cherchent en vain un
relâchement et une fraternité possible au milieu d’une situation
qui les dépassent.
Park
Chan-wook n’use pas pour autant d’effets de styles
contradictoires qui viendraient télescoper les différents angles du
récit afin de brouiller les cartes. Sa mise en scène dans toute son
éblouissante sophistication, trouve au contraire des points
d’équilibre, de fixation et d’appui afin d’être la plus
lisible possible et ne rien cacher au spectateur.
Les hommes
peuvent mentir, pas les images, encore faut-il savoir les regarder en
détail comme le démontre le superbe dernier plan du film qui évoque
un autre disciple d’Hitchcock, Brian de Palma. La caméra balade
son objectif le long d’une image arrêtée, créée des raccords
entre les différents sujets de cette photographie touristique à
priori anodine.
« Au
niveau visuel JSA
parait très complexe avec ces travellings circulaires qui vont dans
tous les sens, l’alternance quasi-systématique entre les lignes
horizontales et verticales, les plongées et les contre-plongées qui
se répondent, les jeux de lumière… Il fallait créer des conflits
entres les images. Si un mouvement exprime une séparation, celui
d’après doit représenter la réconciliation. La caméra défie la
rigidité de l’espace de l’action. Un espace soumis à des règles
très strictes, avec cette ligne qui sépare le monde en deux.» (2)
Dans JSA
tout se joue, in fine, à hauteur de regard. Park Chan-wook
multiplie ainsi les gros plans sur les visages de ses protagonistes.
Ces derniers peuvent être par moment éblouis par une lumière trop
vive ou obligés d’ajuster la netteté de leurs jumelles pour être
sûr de bien cerner ce qui se joue de l’autre côté. Une fois à
bonne distance, c’est au fond des yeux de l’autre que se loge la
vérité des sentiments. La seule qui vaille vraiment la peine dans
cette zone où l’humanité a été coupée en deux cinquante ans
auparavant. Quant aux pièces du puzzle, ce sont des portraits
photographiques ou dessinés, qui serviront d’indices et
permettront au major de recoller les morceaux. Bien avant que cette
histoire ne commence, le regard perçant d’une chouette est apparu
dans la cadre. Un premier plan presque irréel en forme
d’avertissement : attention quelqu’un voit tout mais il ne
peut pas parler. L’animal s’envole aussitôt en direction d’une
pleine lune pour observer de plus haut, la comédie humaine.
« Je
voulais que JSA
débute comme un film de genre et bascule dans des atmosphères
différentes jusqu’au final. L’idée était de plonger d’emblée
le spectateur dans une ambiance énigmatique. Il y a d’abord ce
hibou en gros plan qui s’envole avec en fond une image de synthèse
assez visible. Puis, il y a ce plan du pont de Non-Retour, la pluie
qui commence à tomber. Enfin, survient, hors champ, le drame. On
entend des coups de feu. Une balle dessine un trou dans la paroi. Si
le hibou s’approchait il pourrait voir à l’intérieur ce qui se
passe. C’est bientôt ce que va faire, le major Sophie Jean pour
éclaircir cet épais mystère. » (2)
Si la vérité
de cette affaire est trop dangereuse et inconcevable pour les
autorités des pays concernés, elle n’appartient en définitive
qu’aux survivants du drame et donc au major Sophie Jean, qui a
décidé de s’en approcher au plus près. JSA
est en cela autant un drame de l’intime
maquillé en thriller tortueux, qu’un film de guerre pacifique. Il
tente de mettre à distance des excès de violence pourtant
inéluctables. Le récit en flash-back vient ainsi rompre le cours
d’un présent explosif. Mais la violence contamine les jointures du
cadre de ses efforts répétés. Entre ces quatre hommes, la paix est
fragile. Ils sont des bombes à retardement. Ils s’en doutent. Nous
le savons : « Mon
film traite de la tension, du sentiment d’instabilité
psychologique extrême juste avant qu’une guerre n’éclate. Les
deux Corées ont la même inquiétude : que l’autre côté les
attaque en premier (…) Toute l’histoire du film est l’expression
de cette angoisse. » (3)
Un monde coupé en deux
En 2000,
date à laquelle le film est sorti, la Corée du Nord, dernière
dictature stalinienne au monde, est dirigée par le « Cher
dirigeant » Kim Jong-il qui succède à son père décédé en
1994. Il lui faudra toutefois attendre une période de deuil de trois
ans pour jouir des pleins pouvoirs. Il arrive aux commandes d’un
pays en proie à une famine endémique qui, selon des ONG autorisées
à venir sur place, aurait tué 3.5 millions de personnes entre 1995
et 1998 et poussée des milliers de personnes à fuir le pays. C’est
également le début d’une crise nucléaire de plus en plus tendue
avec l’Occident dont on trouve aujourd’hui une sorte d’apogée
puisque l’actuel dictateur, Kim Jong-un, multiplie les essais au
nez et à la barbe du monde entier, affirmant avoir les doigts
constamment à portée du bouton nucléaire. Dans les premières
minutes du film, un bulletin radiophonique évoque ainsi la
suspicion des pays occidentaux d’un programme nucléaire au Nord
qui pourrait viser « la Marine américaine en alerte dans la
mer de l’Est. » L’enquête du major Sophie Jean se doit donc
d’apaiser les tensions afin d’éviter une guerre. La paix entre
ces deux pays prévient le général de la commission des pays
neutres est une « forêt sèche, une petite étincelle et tout
s’enflamme ! »
« La
séquence de la fusillade, qui ne sera visible que dans la
dernière partie du film, exprime
assez bien la situation actuelle de la péninsule coréenne. Chacun
pointe son arme sur l’autre. La tension est extrême. Le meilleur
moyen de surmonter sa peur est alors de prendre l’initiative,
d’attaquer l’adversaire en premier.» (2)
En 2000, la
Corée du Sud, elle, découvre en revanche, les effets du boom
économique grâce à une démocratie pleinement retrouvée, vingt
ans après avoir fait tomber le régime autoritaire de Park
Chung-hee. Les liens avec les Etats-Unis se rapprochent à nouveau et
la culture de l’oncle Sam infuse de plus belle au sein de la
société. Dans JSA,
les deux soldats nord-coréens ne blâment pas tant leur voisin
direct que les « yankees » qui manipuleraient les
autorités sud-coréennes pour faire tomber le régime communiste.
Park
Chan-wook,
né en 1963 au sein d’une famille cultivée, a donc grandi sous une
dictature. Il a 20 ans quand les étudiants sud-coréens battent le
pavé pour changer l’horizon du pays. Il voit des
amis et des proches enfermés et torturés au nom de cet idéal. Un
passé forcément lourd qui laisse des traces indélébiles et
conditionne l’œuvre à venir comme pour réparer un crime
originel :
« Personnellement,
je n’ai pas pris part à cette bataille et j’en nourris depuis
une forte culpabilité. Pour que ce sentiment de remord soit moins
présent dans mes films, il faudrait que je ne participe plus à leur
écriture.» (1)
De nos jours –
la ligne de démarcation est
mentionnée en rouge
Un succès surprise.
JSA
est un film de commande de Myung Films qui
propose à Park Chan-wook l’adaptation d’un roman de Park
Sang-yeon. Trois scénaristes travaillent sur le script qui est
supervisé et validé par le cinéaste lui-même, qui changera au
passage le sexe du major chargé de l’enquête afin d’éviter un
film trop masculin. Chan-wook affirme avoir eu une totale liberté de
mouvement sur le film et s’être investit dans cette entreprise
avec la sincérité d’un auteur conscient qu’il jouait peut-être
ici son avenir de cinéaste. Ses deux premiers long-métrages (The
Moon Is … the Sun’s dream, Trio)
ont été, en effet, des échecs commerciaux et ce JSA
qui bénéficie d’un gros budget, se doit donc d’être un succès.
Le sujet aussi rare au cinéma - du moins dans son approche réfléchie
et mesurée -, à cause des contraintes de la censure en vigueur
jusqu’en 1997, que porteur dans un pays qui souffre dans sa chair
de cette division, fait du film à venir un événement. L’idée
est pourtant dans l’air du temps et le premier blockbuster du
cinéma sud-coréen moderne, Shiri
de Je-kyu Kang, vient alors de casser la baraque et de renverser les
lois du box-office de l’industrie cinématographique nationale.
Ce film
d’anticipation (l’action se déroule en 2002), imagine une
attaque terroriste diligentée par des activistes nord-coréens dans
un stade de Séoul en présence des présidents des deux pays, et ce,
afin de déclencher une nouvelle guerre fratricide. Les héros, deux
agents des services secrets sud-coréens – dont l’un est
interprété par Song Kang-oh qui incarne un des soldats nord-coréens
de JSA -
essaient de désamorcer l’attaque et traquent l’un des cerveaux
de l’opération criminelle : une action-girl nord-coréenne.
Si le film n’épargne pas les autorités sud-coréennes et lorgne
vers une lecture à priori politique des événements, la surenchère
de séquences d’action et ses effets de manche afférents, dictent
la vraie loi du récit.
L’approche
de Park Chan-wook, plus humble et mesurée, est évidemment tout
autre. L’intrigue de JSA
circonscrite à un périmètre restreint où l’action est sans
cesse remise en cause, s’affiche donc comme le pendant intimiste
voire le contre-type de Shiri. Ce
qui n’empêchera pas le film de faire mieux que son concurrent en
totalisant 6 millions d’entrées.
« Le
succès a été une surprise, je pensais que mon approche du sujet
était trop sérieuse pour séduire le plus grand nombre. » (4)
Avec
l’explosion du cinéma sud-coréen à l’échelle nationale puis
bientôt à l’international, les fictions autour des tensions avec
ce voisin trop encombrant, vont se succéder et engendrer un corpus
disparate. Parmi les plus belles réussites citons, par exemple, le
magnifique The Coast Guard
en 2002 de l’iconoclaste et rebelle Kim Ki-duk, autour d’un jeune
appelé sud-coréen installée en bordure des côtes frontalières
qui suite à une erreur d’appréciation tue un homme à la
recherche de sa petite amie, le prenant pour un espion venu du Nord.
Ce film assume un romantisme désespéré pour signifier la violence
et la bêtise induites par cette frontière. A l’instar de Park
Chan-wook, Ki-duk, en cinéaste humaniste, fait des enjeux
géopolitiques un système qui ne peut s’accorder à la sensibilité
des hommes censés le protéger.
A sa sortie,
la réception de JSA
par les politiques et les intellectuels du pays est contrastée selon
qu’ils soient de droite ou de gauche. Les uns parlent de
« scandale » et de « trahison » quand les
autres jugent que la situation ne peut pas être « récupérée
de façon commerciale.» (5)
Le film de
Park Chan-wook offre bien-sûr une approche contrastée de la
situation et la lecture des uns et des autres ne fait que traduire
l’extrême sensibilité du sujet. La réalité, elle, a de toute
façon déjà rattrapé la fiction. Durant la post-production du
film, le président sud-coréen a, en effet effectué un voyage
historique à Pyongyang à la rencontre de Kim Jong-il, confortant le
cinéaste dans la pertinence de son geste.
« Quand
vous êtes le réalisateur d’un film comme celui-là vous vous
devez d’être prudent. Certaines autorités pouvaient purement et
simplement enterrer mon film en le privant de sortie. En voyant
évoluer la situation politique durant sa fabrication, j’étais
toutefois rassuré. Le public sud-coréen était finalement prêt
jusque dans son subconscient à recevoir cette histoire.» (4)
Pour des
raisons évidentes, JSA
a été intégralement tourné en studio. Un studio qui bien après
le tournage servira d’attraction touristique où le public
frissonne à l’idée de traverser à loisir la frontière entre le
Sud et le Nord.
Le casting
de JSA
permet l’éclosion de jeunes interprètes
que l’on recroisera chez Park
Chan-wook ou ailleurs. Lee Yeong-ae (Major Sophie Jean) sera six ans
plus tard la Lady
vengeance de Chan-wook, Lee Byung-hun (le
sergent sud-coréen Lee), verra lui, sa carrière exploser grâce à
sa rencontre avec Kim Jee-woon (A Bittersweet
life, Le bon, la brute
et le cinglé, J’ai
rencontré le diable…) et une incursion à
Hollywood (Terminator Genisys,
Les 7
mercenaires…).
Quant à Song Kang-ho (le sergent
nord-coréen Oh), il est devenu la « muse » de Chan-wook,
présent dans la quasi-totalité de la filmographie du cinéaste (de
Sympathy for Mr
Vengeance à
Thirst)
et le grand complice de Bong Joon ho, tenant les premiers rôles de
Memories of
murder, de The
Host et
Snowpiercer et
bientôt Parasite.
Lorsque JSA
sera présenté au Festival Deauville Asie en 2001 où il obtient 3
Prix dont le Lotus d’or,
c’est sa prestation que le jury présidé par Alain Corneau décide
d’honorer. Au flegme mystérieux de Lee Byung-hun, Song Kang-ho
impose une sorte de détachement tranquille. Cette apparente bonhomie
que contredit un charisme évident, n’empêche pas une approche
ultra-sensible dans son jeu et permet d’exprimer toute la
complexité du sergent nord-coréen qu’il incarne, figure
mélancolique et vaillante face au chaos.
« La
réussite du film tient essentiellement au travail des acteurs. Ce
sont eux qui permettent de suggérer et de véhiculer toutes les
émotions que je cherchais à transmettre. Sans leur excellence et
leur sérieux, mon film n’aurait peut-être pas dépassé le niveau
de tous ces films « bien construits » qui sont souvent
caractérisés par une grande banalité. En tant que cinéaste, il
fallait que je m’élève à leur niveau. Cela passait par exemple,
par une utilisation expressive de la lumière censée être au
diapason des inquiétudes des personnages qu’ils incarnaient.» (2)
L’impossible
traversée
Dans
JSA,
outre la dimension physique et charnelle, la
notion de territoire
est primordiale. La façon de l’appréhender dicte la mise en
scène. Les fantasmes liés à l’histoire du lieu placent d’emblée
un climat presque magique. Tout se joue autour d’un pont séparant
le Nord et le Sud qu’il faut franchir : Le
pont de non-retour. Son nom suggère déjà
une transgression, rappelant le « No Trespassing » aux
portes du Xanadu du Citizen Kane
qui invite insidieusement la caméra toute puissante d’Orson Welles
à outrepasser l’interdit. Park
Chan-wook se doit donc aussi d’accomplir une impossible traversée.
Le
pont de Non-Retour, enjambe la rivière
Sachon au Sud de la JSA.
Très vite un des personnages principaux du film met son compagnon –
et donc le spectateur - au parfum. C’est sur ce pont que se
faisaient les échanges de prisonniers à la fin de la Guerre de
Corée.
Ceux qui
partaient vers le Nord effectuaient alors un aller simple sans espoir
de faire machine arrière. Jusqu’au milieu des années
soixante-dix, les soldats nord-coréens étaient toutefois contraints
d’utiliser ce passage afin de rejoindre un autre poste frontière
et se retrouvaient ainsi en zone ennemie sur quelques mètres. Mais
le 18 août 1976, un drame change la donne. Lors d’une mission
encadrée par l’ONU, des soldats américains chargés d’abattre
un arbre près du pont qui empêche une parfaite visibilité du
secteur, sont violemment agressés par des soldats nord-coréens. Ces
derniers sont envoyés pour stopper les travaux prétextant que
l’arbre en question a été planté par leur leader et ne peut donc
être touché. Face à leur refus, les soldats armés d’armes
blanches interviennent et tuent deux
officiers américains. On appelle cet épisode : L’incident
du peuplier. Tout ce passé remonte ici à
la surface. Pour Park Chan-wook, ce pont est comme cette rue de San
Francisco dans le Vertigo
d’Alfred Hitchcock. Il est capable lui-aussi de le réinventer à
loisir.
« Lors
des projections, on sentait les spectateurs sidérés lorsqu’ils
voyaient la caméra traverser le pont du Nord au Sud pour accompagner
le héros blessé. Ce mouvement était pour eux inconcevable. Pas un
sud-coréen ne l’avait fait auparavant. »
(4)
Le climat
sombre et violent qui entoure ce lieu minuscule mais explosif, est
désamorcé par un humour qui replace aussitôt les choses à une
valeur plus triviale. Ainsi un soldat peut affirmer : « Les
deux côtés sont plus proches que je ne le pensais. »
Et obtenir comme réponse : « On
pourrait même entendre les péter ! »
C’est en cherchant à se soulager d’une envie pressante que l’un
des héros va s’écarter de sa zone autorisée et ainsi justifier
dans son récit inaugural le rapprochement fortuit avec ceux du Nord.
Cette trivialité n’est jamais grossière, elle permet au contraire
au scénario d’afficher ses propres règles morales : les
protagonistes sont des hommes ordinaires et innocents pris au piège
d’un micro-territoire régit par des règles aberrantes. A
différents moments du film, Chan-wook filme des soldats perdus au
milieu d’une nature sauvage nimbée d’une lumière presque
irréelle, se demandant penauds s’ils sont, ou non, du bon côté
de la frontière. JSA
avec sa pleine lune au milieu d’un ciel étoilé, prend souvent des
allures de conte.
« Je
redoutais que JSA
soit trop sentimental. Le film est d’un teneur extrêmement
dramatique car le spectateur sait dès le départ l’issue tragique
de cette histoire. Il fallait toutefois montrer son aspect
comique. Outre le côté amusant de certaines situations, c’est
la structure même du récit, volontairement répétitive, qui donne
un aspect absurde à l’ensemble.» (2)
L’absurdité
de ce monde, nos quatre soldats en ont bien-sûr pleinement
conscience et leur donne même l’occasion de jouer avec. Comme ces
séquences où les frères ennemis obligés de donner le change une
fois postés en plein jour au poste frontière principale de la JSA,
s’amusent de cette ligne tracée par l’homme.
Là, c’est
une ombre qui se permet d’étendre sa portée au-delà de la zone
autorisée, ici, des crachats s’envolent dans les airs et viennent
atterrir sur les boots de l’ennemi amusé par cette audace
complice. Les héros ne sont finalement que des jeunes gens aux
allures de lycéens faisant l’expérience de la séduction, de
l’amitié virile, des jeux interdits, avant d’être rattrapés
par une réalité. Une réalité qui les obligera à se confronter à
leurs propres peurs voire à trahir l’être aimé tout en le
suppliant dans les yeux de lui pardonner.
Cette
culpabilité teintée de duplicité et de désespoir, traduit
l’ultime renoncement d’êtres à qui l’on a refusé le droit
d’être innocents.
JSA
est la matrice de l’œuvre d’un cinéaste qui va dès lors
continuer à explorer la douleur de vivre dans un monde violent et
bipolaire contaminé de l’intérieur. Chez Park Chan-wook, la
douceur et la beauté ne sont pas exclues pour autant. Elles méritent
même tous les sacrifices.
Thomas
Baurez
(1) Studio Cinelive n°
8 - octobre 2009 -
(2) Commentaires du
cinéaste sur les bonus du DVD édité chez TF1 vidéo en 2003.
(3) Positif
n° 567 - mai 2008 -
(4) Interview réalisée par Nick Roddick & disponible sur le site www.filmfestivals.com
(5) Analyse du
chercheur Antoine Coppola pour Libération – juin 2015.
#JSA
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