Policier/Un polar virtuose qui décontenance autant qu'il fascine
Réalisé par Joon-Ho Bong
Avec Song Kang-Ho, Kim Sang-kyung, Hie-bong Byeon, Jae-ho Song, Seo-hie Ko, Hee-Bong Byun, Song Jaeho, Seo-Hee Koh...
Long-métrage Sud-Coréen
Titre original : Salinui chueok
Durée: 02h10mn
Année de production: 2003
Distributeur: Les Bookmakers / La Rabbia
Date de sortie originale : 23 juin 2004
Date de reprise sur nos écrans : 5 juillet 2017 - Version restaurée
Résumé : En 1986, dans la province de Gyunggi, le corps d'une jeune femme violée puis assassinée est retrouvé dans la campagne. Deux mois plus tard, d'autres crimes similaires ont lieu. Dans un pays qui n'a jamais connu de telles atrocités, la rumeur d'actes commis par un serial killer grandit de jour en jour. Une unité spéciale de la police est ainsi créée dans la région afin de trouver rapidement le coupable. Elle est placée sous les ordres d'un policier local et d'un détective spécialement envoyé de Séoul à sa demande. Devant l'absence de preuves concrètes, les deux hommes sombrent peu à peu dans le doute...
Bande annonce (VOSTFR)
Ce que j'en ai pensé : Bong Joon-ho réalise un polar ancré dans la culture sud-coréenne, dans une partie précise de son histoire, et dénonce au passage les manquements des organismes d'État. Il vise très spécifiquement ici la police. Il montre l'impact d'un fait divers monstrueux, qui prend place dans la campagne sud-coréenne, sur une équipe de policiers locaux aidé par un collègue venu spécialement pour l'occasion de Séoul, la capitale. Il faut savoir que ce long-métrage est malheureusement basé sur des faits réels. Cela renforce l'horreur de la situation et nous laisse deviner que le réalisateur exprime aussi une certaine rancœur et une colère face au résultat de cette enquête.
Portrait du réalisateur Bong Joon-ho |
Bong Joon-ho joue avec les codes du polar pour nous décontenancer. Malgré l'horreur des crimes, c'est l'humour qui prime au début, presque à la façon d'une farce. On comprend vite qu'on n'a pas à faire à des flèches. L'humour est utilisé pour montrer l'état d'esprit de départ des personnages, puis au fur et mesure que l'intrigue avance l'utilisation des tons s'inverse. Alors que l'enquête pèse de plus en plus sur les épaules des enquêteurs, le film devient proportionnellement plus sombre. Entre plans-séquences et photographies métaphoriques d'instants intenses, il nous entraîne peu à peu dans les ténèbres. Il surprend par le décalage des styles, mais aussi par la force avec laquelle il impose les moments d'angoisse. Il y a un équilibre délicat et une cohérence habile dans sa façon de mener cette histoire, tout en nous la présentant d'une façon originale pour son genre.
Les acteurs font un excellent travail pour nous montrer l'évolution de leurs protagonistes tout en restant fidèle aux personnalités définies au départ. Ainsi, chacun apporte un plus à l'histoire, tout en se complétant. Les défauts et les failles du duo des détectives Doo-man Park, interprété par Song Kang-Ho, et Tae-yoon Seo, interprété par Kim Sang-kyung, les rendent attachants.
Avec MEMORIES OF MURDER, Bong Joon-ho nous livre un polar qui décontenance autant qu'il fascine. Son approche originale et son efficacité dans la mise en place des ambiances en font un film qu'il ne faut pas hésiter à aller (re)découvrir, dans cette version restaurée, sur grand écran.
NOTES DE PRODUCTION
(A ne regarder/lire qu'après avoir vu le film pour éviter les spoilers !)
Après la projection du film organisée à Paris par Sens Critique le 30 juin 2017, François Theurel, le Fossoyeur de Films, est venu partager son analyse sur MEMORIES OF MURDER et échanger avec le public. Retrouvez les vidéos de cette rencontre ci-dessous :
NOTES DE PRODUCTION
« J’ai une relation complexe à ce qu’on appelle « le film de genre ». J’adore tout autant que je déteste. Je ressens une excitation à faire frissonner le public avec mais j’essaie en même temps de trahir ou de détruire ce que l’on espère y trouver. » Bong Joon-ho
Retourner
sur les lieux du crime
2004.
La nouvelle vague coréenne
2004
fut une année décisive pour le cinéma coréen. En l’espace de
quelques mois furent révélés trois cinéastes inconnus, tous
promis à une prestigieuse carrière. En mai, Old
Boy de Park
Chan-wook,
sélectionné à Cannes, fascina le président du jury Quentin
Tarantino et remporta le Grand Prix. En juin, Deux
sœurs de Kim
Jee-woon (Grand prix
du Festival de Gérardmer) dévoilait le raffinement et la cruauté
des fantômes coréens. Le même mois, Memories
of Murder de Bong
Joon-ho (Grand prix
du Festival du film policier de Cognac) s’imposait comme un
classique du néo-noir, s’emparant d’un genre d’ordinaire
réservé à Hollywood : le film de Serial Killer. Ce n’était
pas une mode passagère : les cartes du cinéma asiatique
étaient redistribuées et après le Japon et Hong Kong, c’est la
Corée qui imposait son style : élégant, sensuel mais aussi
trouble et violent.
Revoir
Memories of Murder
treize ans après sa sortie, c’est replonger dans un classique
contemporain mais surtout se laisser prendre à nouveau aux maléfices
d’une œuvre dont on n’a jamais fini d’explorer les strates.
Avec cette traque d’un tueur de femmes dans une campagne pluvieuse
et fantomatique, Bong
signait un thriller à la précision diabolique, une peinture amère
de la Corée des années 80, une comédie noire mais surtout une
réflexion sur le visage du Mal.
Hwaseong,
Corée du Sud, 1986.
Que
s’est-il passé à Hwaseong, petite ville de la région de Gyeonggi
entre le 15 septembre 1986 et le 3 avril 1991 ? Dans la campagne
environnante, dix femmes, de 12 à 60 ans, furent assassinées. Si
les dates des meurtres ne répondaient à aucune logique apparente,
le modus operandi
était identique : un viol suivi d’une mort par strangulation
opérée avec les sous-vêtements de la victime. Malgré plus de deux
millions d’enquêteurs au fil des ans et les auditions de 21 280
suspects, l’affaire ne fut
jamais élucidée. Les victimes ayant survécu ne purent décrire
qu’un homme grand et mince d’une vingtaine d’années, à la
voix paisible et surtout aux mains d’une étrange douceur.
L’affaire de Hwaseong reste le plus grand mystère criminel de
l’histoire de la Corée, équivalent du Zodiac américain. La
prescription en Corée étant de quinze
ans, lorsque sort
Memories of Murder,
le tueur pouvait encore être inculpé pour deux crimes commis en
1990 et 1991. C’est cette inquiétude sur un esprit malfaisant,
encore en liberté, que traduit le regard caméra de Song
Kang-ho à la fin du
film : « L’idée
que le tueur voie le film était dans la tête de toute l’équipe,
la mienne en premier. C’est une des nombreuses raisons pour
laquelle, Song Kang-ho regarde la caméra dans la scène finale »,
se souvient Bong
Joon-ho.
La
république noire
L’autre
sens de ce regard était la volonté de regarder le passé du pays
dans les yeux. Situer un film à la fin des années 80 en Corée ne
se confond pas, comme en Occident, avec la nostalgie. Avec Memories
of Murder, nous
découvrions un pays au ciel sombre et aux nuits chargées
d’angoisse. Les années 80 débutent par l’événement le plus
sanglant de la dictature militaire : le massacre de Kwangju. Le
général Park (père de la présidente destituée cette année Park
Chung-hee) avait succombé à un putsch le 26 octobre 1979 après
seize
ans de règne. Cet
événement est relaté dans le film d’Im
Sang-soo, The
President’s last bang
(2005). Loin d’ouvrir le pays à la démocratie, c’est une autre
dictature militaire qui lui succéda, menée par l’instigateur du
coup d’état, le général Chun Doo-hwan. Les espoirs déçus du
peuple entraînèrent une énorme manifestation dans la ville de
Kwangju et une répression sanglante par l’armée. Le gouvernement
n’avoua que 200 morts en tentant de les faire passer pour des
espions nord-coréens mais c’est 2 000 personnes qui furent portées
disparues.
À
l’époque du massacre de Kwangju, Bong
Joon-ho n’a que dix
ans. Il passa toute son adolescence sous la dictature, n’ayant
accès qu’à une culture nationale verrouillée ou aucune voix
contestataire n’était permise, sous peine d’incarcération. Le
cinéma d’action, les mélodrames, les films érotiques et, selon
un certain pourcentage, les productions américaines sont autorisées
mais toute critique politique est interdite. Même les chanteurs
n’ont pour exutoires que des histoires d’amour déprimantes
telles Sad Letter
de Shin Ha Kyun, la chanson-fétiche du tueur de Memories
of Murder.
En 1988, une VIe
République est cependant votée. Commence alors un long chemin vers
la démocratie avec une nouvelle constitution : un président
est élu pour 5 ans et plus de 3000 prisonniers politiques sont
libérés. La même année, les Jeux Olympiques de Séoul marquent le
début de cette transition, symbolisée par un pont flambant neuf
nommé Olympic Bridge, enjambant cette Han River dont sortira, bien
des années plus tard, le monstre de The
Host. Pourtant,
pendant encore dix
ans, les Coréens
ne connurent pas une pleine liberté. Des scandales de corruptions
éclatèrent, parfois meurtriers comme l’effondrement du grand
magasin Sampoong en 1996 (502 morts et 937 blessés), ou politique
comme le détournement de 600 millions de dollars par le parti du
président Roh entre 1988 et 1998. Les meurtres de Hwaseong se
situent ainsi à la charnière de la dictature et de cette République
qui avait tant de mal à naître.
Bong Joon-ho mène l’enquête
«
C’est l’affaire
des meurtres de Hwaseong, le héros est un inspecteur de campagne un
peu voyou, et c’est l’histoire de flics qui échouent.
» Lorsqu’il expose son pitch au producteur Cha
Seoung-jae, Bong
Joon-ho n’est alors
qu’un cinéaste prometteur dont le premier long métrage, Barking
Dog Never Bites
(2000), n’avait pas rencontré le succès. L’idée lui est
inspirée par la pièce de théâtre de Kim Kwang-rim, Come
and see me : un
huis-clos se déroulant dans le commissariat de la petite ville, où
le même acteur, Ryu
Tae-ho, interprétait
trois suspects différents. C’est d’ailleurs à lui que Bong
Joon-ho confiera le
rôle de l’ouvrier « pervers » qui porte des
sous-vêtements féminins. De la pièce vient également Kim
Roe-ha, le policier
violent qui y tenait un rôle similaire. Pour Bong,
il était cependant crucial de réimplanter la pièce dans son
contexte historique et géographique.
« Barking
Dog est sorti en
salles en février 2000 et j’ai commencé à écrire Memories
of Murder en juin.
Cela m’a pris une année entière pour écrire le scénario.
Pendant 6 mois, je n’ai pas écrit une ligne, je n’ai fait que
des recherches. J’ai rencontré les enquêteurs qui avaient
travaillé sur l’affaire, les habitants de Hwaseong, et les
reporters du Gyeongin Ilbo, le quotidien de la région. J’ai aussi
fait des recherches sur la mémoire collective des habitants et sur
celle des acteurs de la pièce Come
and see me, sur la
façon dont ils avaient préparé leurs rôles. Des informations
décisives sont venues de l’émission « I want to know »
sur la chaîne SBS, consacrée à l’affaire. Comme il s’agissait
d’un programme grand public, certaines choses ne pouvaient pas être
évoquées ou montrées. J’ai pu visionner leurs archives et
découvrir des
informations inédites comme des photos des scènes de crimes et les
témoignages des premières victimes qui avaient été sexuellement
agressées mais pas tuées. »
Atrocement
drôle, terriblement triste
Au
cours de ces six mois de préparation, Bong
mena un vrai travail de profiler,
se plongeant dans les livres sur les serial killers américains, dont
le fameux Zodiac, recoupant leurs profils psychologiques et leurs
modus operandi.
« J’étais
très effrayé au cours de ce processus et je souffrais beaucoup
psychologiquement. Pendant cette période, j’étais tellement
plongé
dans mes recherches que j’avais l’illusion que je pouvais
capturer le tueur. J’étais réellement épuisé, physiquement et
émotionnellement. Mais surtout j’étais en colère.
Certaines victimes
et suspects sont les synthèses de plusieurs cas mais tout est vrai à
la base. L’histoire de l’écolière s’est déroulée comme je
la raconte. C’était la 9e
victime. Elle était très jeune et jolie et a été violée et
assassinée de façon extrêmement sauvage. Les serial killers ne
sont pas insaisissables, il est possible de prévoir leurs mouvements
puisqu’ils reproduisent les mêmes schémas. C’est pourquoi j’en
voulais tant à ces policiers qui se prenaient fièrement en photo
après avoir arrêté un suspect. C’est à la fois atrocement drôle
et terriblement triste. Ils étaient incompétents et en même temps,
leurs moyens, à cause de l’époque, étaient très limités. On
n’était pas capable de pratiquer des tests ADN en Corée et il
fallait les envoyer à l’étranger. On avait pourtant tout
l’équipement nécessaire mais il était réquisitionné pour des
affaires de douane. Pendant la période des meurtres, la Corée
imposait des exercices de défense civile, et en particulier des
black-outs. C’était horrible de penser que ces femmes étaient
mortes dans le noir à cause de ces exercices qui monopolisaient la
police. Ma colère était très profonde. »
Entre
réalisme et magie
En
se documentant sur le plus mythique des tueurs en série, Jack
l’éventreur, Bong
découvre From Hell
(1991-1996), le roman
graphique d'Alan Moore et Eddie Campbell. Ce passionné de BD, qui
dessine avec talent ses propres story-boards, n’est pas seulement
impressionné par le trait charbonneux de Campbell et par la
documentation minutieuse de Moore, mais par leur façon de circuler à
l’intérieur de l’époque victorienne. From
Hell ausculte les
classes sociales, de la royauté au sous-prolétariat, mais dévoile
aussi une dimension moins palpable, celle des peurs millénaristes et
des courants de pensées occultes. Bong
Joon-ho raconte qu’au
cours de ses recherches, lorsqu’il consultait les journaux, il ne
restait pas uniquement focalisé sur les meurtres mais lisait ce qui
les entourait, aussi bien les programmes de télévision que les
articles sur les déplacements du général Chun ou les préparatifs
des Jeux Olympiques. Les pratiques magiques comme la consultation de
chamanes par les policiers eurent réellement lieu. La présence des
forces occultes, les légendes urbaines, et la dimension maléfique
des éléments comme la pluie rapprochent par moment Memories
of Murder de la
vague de cinéma fantastique asiatique des années 2000. Certaines
scènes, comme la marche dans la forêt de la femme-flic servant
d’appât, toute de rouge vêtue sous la pluie, confèrent au film
des allures de conte de fées morbide. Avant le tournage, Bong
demanda que soit organisée une cérémonie chamanique pour le repos
des âmes des victimes. En Asie, on ne plaisante pas avec le monde
des morts.
Deux
inspecteurs et un suspect
La
distribution de Memories
of Murder est
prodigieuse. Il n’y a qu’à voir l’étonnante composition de
Park No-shik
interprétant Baek, le jeune attardé au visage brûlé. Un tel souci
de composer un monde crédible entre amateurs recrutés sur place ou
dans l’équipe, acteurs de théâtre ou de cinéma déjà
chevronnés, rappelle le grand cinéma italien de Dino
Risi ou Elio
Petri. La gageure
résidait d’abord dans la composition du couple d’enquêteurs :
l’inspecteur des champs et l’inspecteur des villes. Song
Kang-ho, interprète
du frustre Park Doo-man, était à l’origine un acteur de théâtre
rompu à l’improvisation. Bien que sa carrière dramatique remonte
au début des années 90, il ne joue que des petits rôles au cours
de la décennie, préférant se consacrer à sa carrière sur scène.
Ce n’est qu’au début des années 2000 qu’il devient l’acteur
fétiche de la nouvelle vague coréenne. Park
Chan-wook lui offre
le rôle d’un officier dans le thriller politique JSA
(2000) et Kim
Jee-woon en fait un
salaryman-catcheur dans The
Fool King (2000).
Ce dernier film, où aucune doublure n’est utilisée pour les
combats, révèle le génie comique de Song et en fait une star. Pour
Memories of Murder,
il grossit d’une quinzaine de kilos, pour incarner ce personnage un
peu veule et fainéant, persuadé de posséder un don
quasi-surnaturel pour confondre les coupables. La collaboration entre
Bong
et Song Kang-ho
ne s’arrêtera pas là puisqu’il incarnera le père bouleversant
de The Host
(2006) et Namgoong Minsu, l’ingénieur des systèmes de sécurité
de Snowpiercer
(2013).
Kim
Sang-kyung dans le
rôle de Seo Tae-yoon, le flic de Séoul,
est l’exact opposé de Song
Kang-ho. En 2003, sa
carrière est relativement récente. Depuis 1998, il enchaîne les
dramas, ces célèbres feuilletons coréens qui mobilisent parfois la
population entière. Lorsque Bong
l’engage, il n’a que deux longs métrages de cinéma à son
actif : If the
Sun Rose in the West
(1998) de Lee Eun,
une comédie romantique, et surtout Turning
Gate (2002)
d’Hong Sang-soo.
Il retrouvera par ailleurs la star coréenne du cinéma d’auteur
avec Conte de
cinéma (2005) et
HaHaHa
(2010). Bong
va utiliser son image
de « beau gosse », forgée par les dramas, pour rattacher
son personnage de flic urbain au cinéma de genre coréen classique,
mais va le rendre davantage rugueux et tourmenté. Un drame secret, à
l’origine dans le scénario, explique le désarroi grandissant du
flic et sa rage après l’assassinat de la collégienne : il se
sent responsable de la mort d’une précédente victime lors d’une
affaire similaire à Séoul.
Pour
le choix du suspect principal, Park Hyeon-gyu, Bong
se tourne vers le jeune Park
Hae-il que la comédie
romantique Jealousy
Is My Middle Name
(2003) de Park
Chan-oka a rendu très
populaire auprès des spectatrices. Bong
reprend le principe hitchcockien de confier dans Psychose
le rôle de Norman Bates au fragile Anthony
Perkins, alors adulé
par les jeunes américaines. C’est d’ailleurs une ambiance de
romantisme noir que crée le tueur dans son modus
operandi, écoutant
une triste chanson sentimentale et choisissant une jeune femme
habillée de rouge, comme s’il se rendait, sous la pluie, à un
rendez-vous amoureux. Lorsque l’inspecteur Park plonge ses yeux
dans ceux du suspect à la fin du film, il ne voit rien qui lui
indique sa culpabilité. Mais ce que nous voyons, derrière le visage
d’ange de Park
Hae-il, c’est un
être froid comme un serpent, absolument dénué d’âme et du
moindre sentiment.
On
retrouve Park Hae-il
dans The Host
où il incarne le frère cadet, ancien activiste politique.
Un
homme en colère
Pour
dresser le décor de ce qu’il appelle avec humour un « thriller
rural » avec des ambiances de « tracteurs pourris »,
Bong
est allé tourner aux quatre coins du pays. « La
Corée des années 80 n’existe plus et même dans les petites
villes de campagne, les tours de verre se dressent et toutes les
fenêtres sont équipées de double vitrage. La recherche de lieux
restés intacts nous a sans cesse conduits à bouger.
» Hwaseong, la petite ville de la région de Kyungkido, est un
puzzle auquel la mise en scène et en particulier la photographie
donnent son unité.
Seuls
le début et la fin du film, autour de ce petit tunnel de béton
devenu le mausolée de la première victime, possèdent une dimension
solaire, avec ces champs de blés baignés de lumière dorée. Le
reste du film est gris, nuageux, pluvieux ou nocturne. Pour le chef
opérateur Kim
Hyeong-gyu, il
fallait retrouver la couleur de la Ve
République : « Le
fait que ce soit un passé très récent était difficile pour nous.
C’est une époque qu’on a bien connue, mais dont le développement
a été rapide. Sur le plan visuel, il y a de grandes différences.
De plus, la Ve
République était une période extrêmement sombre ».
Bong
a donc opté pour « des
couleurs ternes et des lumières un peu fades, des gris cendrés.
Pour le développement, nous avons choisi dès le début d’appliquer
la technique de la décoloration. »
Autre
facteur d’unité : la colère que ressentait Bong
pendant la préparation du film. Transformée en la rage désespérée
des personnages, elle anime le film d’une énergie noire. Celle-ci
peut prendre la forme d’impulsions violentes et comiques lorsque
Park, le flic des champs, bondit sur Seo, l’inspecteur de Séoul,
dès leur première rencontre. Elle peut également s’exprimer de
façon plus sophistiquée, lors de plans-séquences virtuoses dignes
de Brian De Palma :
suivis au corps par la caméra, les acteurs gonflés à bloc
traversent les décors à toute allure. Ainsi, la découverte de
l’empreinte de pas du tueur sur une scène de crime envahie par les
policiers et les paysans. Bong
élabore une chorégraphie précise sous le désordre apparent :
« Le plan
séquence en steadycam était une séquence compliquée qui nous a
pris la journée. C’était très complexe, à cause des dizaines de
figurants, du timing avec le tracteur qui détruit l’empreinte et
de la caméra qui suit Song Kang-ho. Mais c’est la scène que
j’aime le plus. Ça montre le bordel de l’enquête, le bazar qui
règne sur les lieux et M. Byun (le premier commissaire) qui entre en
scène en dégringolant un talus.
»
La
mise en scène de Bong
articule ces moments où les personnages se débattent avec l’enquête
dans des lieux clos, qu’il s’agisse du petit périmètre d’une
scène de crime ou d’un commissariat et des scènes de grande
ampleur comme la course poursuite nocturne entre les policiers et un
suspect. Les personnages serpentent à travers les ruelles exigües
et sombres du village pour déboucher sur l’immense carrière
illuminée où travaillent des centaines d’ouvriers. Comment alors
retrouver le fuyard ? Par les sous-vêtements féminins rouges
qui dépassent très légèrement de son pantalon d’ouvrier. Bong
s’affirme comme le meilleur élève actuel d’Hitchcock
puisque c’est un détail, une note de couleur discordante, qui
permet à l’œil de lynx de l’inspecteur Park de débusquer le
suspect dans la masse uniforme et monochrome des ouvriers.
Les
spectateurs, comme les enquêteurs, sont confrontés à des indices
et doivent analyser les scènes, fascinés par le théâtre à la
fois morbide et burlesque qui se dresse devant eux. Car Bong,
comme il le prouvera dans The
Host, est un
maître du mélange des genres. Les policiers de la campagne sont à
la fois violents, gaffeurs et ridicules,
comme cet adjoint frustre qui n’a qu’une méthode
d’interrogatoire : sauter sur les suspects tel un Bruce
Lee de série Z. Les
meurtres ont beau être sordides, on est souvent hilares devant les
déductions farfelues de l’inspecteur Park passant par exemple ses
journées au sauna pour débusquer un tueur dont il imagine que le
sexe est imberbe. En revanche, déchirant est le long ralenti suivant
Kim Sang-kyung
jusqu’au cadavre de la collégienne. Où que l’œil du spectateur
se pose,
quelque chose se passe : un policier qui vomit, le visage abattu
du commissaire, un geste désabusé de Song
Kang-ho…
Le
visage du Mal
La
fibre hitchcockienne de Bong
s’exprime dans ces montagnes russes émotionnelles mais aussi par
un sentiment d’incertitude devenant un principe de mise en scène.
Nous sommes comme Song
Kang-ho fixant le
visage du dernier suspect, le regardant dans les yeux et ne pouvant
affirmer qu’il s’agit du coupable. Pour parvenir à cette énigme
sur la nature du mal, bien plus métaphysique que policière, Bong
a dû doser avec précision les scènes où apparaît le meurtrier.
« Le personnage
interprété par Park
Hyeon-gyu
n’était pas basé sur une vraie personne parce que la vérité
restait inconnue. J’avais besoin d’un dispositif pour éviter que
le public soit sûr à 100% qu’il était le tueur. Il devait y
avoir une certaine marge pour qu’on n’en soit pas totalement
certain. C’était pour moi la chose la plus difficile à mettre en
images. Ce qui m’a vraiment donné mal à la tête était de devoir
tout contrôler, même les vêtements de Park
Hyeon-gyu. Par
exemple si le détective Seo suivait Park
et qu’il était habillé en bleu, une manche bleue ne devait pas
apparaître si je montrais la main du tueur. Le public aurait été
alors certain de sa culpabilité. Dans le cas contraire, si la manche
du tueur était d’une autre couleur le public aurait été
convaincu de l’innocence de Park.
Je devais rester dans le vague entre ces deux états.
C’est aussi pour
cela que j’ai intentionnellement utilisé trois acteurs différents
pour interpréter le tueur. Pour
certaines scènes,
c’était Park
Hae-il, pour
d’autres un membre de l’équipe et pour une petite partie un
étudiant en cinéma. »
L’un
des plans les plus fascinants de Memories
of Murder est à
cet égard celui de la femme marchant la nuit, sur une petite route.
Alors qu’elle longe un champ, au loin, la tête du tueur émerge un
instant des blés. Cette seule image pourrait tout dire de la
conception de la peur chez Bong,
d’autant plus glaçante qu’elle se joue sur un détail presque
imperceptible. Il y a du Friedkin
chez Bong
dans cette interrogation sur la forme insaisissable du Mal. On
comprend l’attention extrême accordée à l’ultime confrontation
sous la pluie, devant le tunnel d’une voie ferrée. Dix jours de
tournage furent nécessaires pour cette seule séquence, les acteurs
étant frigorifiés malgré les tenues amphibies qu’ils portaient
sous leurs vêtements. Lorsque le suspect s’engouffre dans le
tunnel et est avalé par l’obscurité, c’est comme s’il
disparaissait dans les ténèbres de cette époque de souffrance et
de malheurs.
Que
nous dit Bong
lors de la scène finale, lorsque quinze ans après l’inspecteur
Park, devenu un salaryman, revient sur les lieux du crime ?
Si
la dictature laisse place à la démocratie, les démons ne
disparaissent jamais vraiment : ils ne font que changer
d’apparence.
*Les propos
de Bong Joon-ho viennent en majorité du livre de Jung Ji-youn, Bong
Joon-ho de la collection Korean Film
Directors, édité par le KOFIC (Korean Film Council) en 2008.
*Ceux du
directeur de la photographie Kim Hyeong-gyu proviennent du bonus de
l’édition DVD française.
#MemoriesOfMurder
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