dimanche 2 juillet 2017

MEMORIES OF MURDER


Policier/Un polar virtuose qui décontenance autant qu'il fascine

Réalisé par Joon-Ho Bong
Avec Song Kang-Ho, Kim Sang-kyung, Hie-bong Byeon, Jae-ho Song, Seo-hie Ko, Hee-Bong Byun, Song Jaeho, Seo-Hee Koh...

Long-métrage Sud-Coréen
Titre original : Salinui chueok 
Durée: 02h10mn
Année de production: 2003
Distributeur: Les Bookmakers / La Rabbia 

Date de sortie originale : 23 juin 2004
Date de reprise sur nos écrans : 5 juillet 2017 - Version restaurée


Résumé : En 1986, dans la province de Gyunggi, le corps d'une jeune femme violée puis assassinée est retrouvé dans la campagne. Deux mois plus tard, d'autres crimes similaires ont lieu. Dans un pays qui n'a jamais connu de telles atrocités, la rumeur d'actes commis par un serial killer grandit de jour en jour. Une unité spéciale de la police est ainsi créée dans la région afin de trouver rapidement le coupable. Elle est placée sous les ordres d'un policier local et d'un détective spécialement envoyé de Séoul à sa demande. Devant l'absence de preuves concrètes, les deux hommes sombrent peu à peu dans le doute...

Bande annonce (VOSTFR)


Ce que j'en ai penséBong Joon-ho réalise un polar ancré dans la culture sud-coréenne, dans une partie précise de son histoire, et dénonce au passage les manquements des organismes d'État. Il vise très spécifiquement ici la police. Il montre l'impact d'un fait divers monstrueux, qui prend place dans la campagne sud-coréenne, sur une équipe de policiers locaux aidé par un collègue venu spécialement pour l'occasion de Séoul, la capitale. Il faut savoir que ce long-métrage est malheureusement basé sur des faits réels. Cela renforce l'horreur de la situation et nous laisse deviner que le réalisateur exprime aussi une certaine rancœur et une colère face au résultat de cette enquête.

Portrait du réalisateur Bong Joon-ho
Bong Joon-ho joue avec les codes du polar pour nous décontenancer. Malgré l'horreur des crimes, c'est l'humour qui prime au début, presque à la façon d'une farce. On comprend vite qu'on n'a pas à faire à des flèches. L'humour est utilisé pour montrer l'état d'esprit de départ des personnages, puis au fur et mesure que l'intrigue avance l'utilisation des tons s'inverse. Alors que l'enquête pèse de plus en plus sur les épaules des enquêteurs, le film devient proportionnellement plus sombre. Entre plans-séquences et photographies métaphoriques d'instants intenses, il nous entraîne peu à peu dans les ténèbres. Il surprend par le décalage des styles, mais aussi par la force avec laquelle il impose les moments d'angoisse. Il y a un équilibre délicat et une cohérence habile dans sa façon de mener cette histoire, tout en nous la présentant d'une façon originale pour son genre. 



Les acteurs font un excellent travail pour nous montrer l'évolution de leurs protagonistes tout en restant fidèle aux personnalités définies au départ. Ainsi, chacun apporte un plus à l'histoire, tout en se complétant. Les défauts et les failles du duo des détectives Doo-man Park, interprété par Song Kang-Ho, et Tae-yoon Seo, interprété par Kim Sang-kyung, les rendent attachants. 




Avec MEMORIES OF MURDER, Bong Joon-ho nous livre un polar qui décontenance autant qu'il fascine. Son approche originale et son efficacité dans la mise en place des ambiances en font un film qu'il ne faut pas hésiter à aller (re)découvrir, dans cette version restaurée, sur grand écran.

NOTES DE PRODUCTION 
(A ne regarder/lire qu'après avoir vu le film pour éviter les spoilers !)

Après la projection du film organisée à Paris par Sens Critique le 30 juin 2017, François Theurel, le Fossoyeur de Films, est venu partager son analyse sur MEMORIES OF MURDER et échanger avec le public. Retrouvez les vidéos de cette rencontre ci-dessous :





NOTES DE PRODUCTION
« J’ai une relation complexe à ce qu’on appelle « le film de genre ». J’adore tout autant que je déteste. Je ressens une excitation à faire frissonner le public avec mais j’essaie en même temps de trahir ou de détruire ce que l’on espère y trouver» Bong Joon-ho
Retourner sur les lieux du crime

2004. La nouvelle vague coréenne

2004 fut une année décisive pour le cinéma coréen. En l’espace de quelques mois furent révélés trois cinéastes inconnus, tous promis à une prestigieuse carrière. En mai, Old Boy de Park Chan-wook, sélectionné à Cannes, fascina le président du jury Quentin Tarantino et remporta le Grand Prix. En juin, Deux sœurs de Kim Jee-woon (Grand prix du Festival de Gérardmer) dévoilait le raffinement et la cruauté des fantômes coréens. Le même mois, Memories of Murder de Bong Joon-ho (Grand prix du Festival du film policier de Cognac) s’imposait comme un classique du néo-noir, s’emparant d’un genre d’ordinaire réservé à Hollywood : le film de Serial Killer. Ce n’était pas une mode passagère : les cartes du cinéma asiatique étaient redistribuées et après le Japon et Hong Kong, c’est la Corée qui imposait son style : élégant, sensuel mais aussi trouble et violent.

Revoir Memories of Murder treize ans après sa sortie, c’est replonger dans un classique contemporain mais surtout se laisser prendre à nouveau aux maléfices d’une œuvre dont on n’a jamais fini d’explorer les strates. Avec cette traque d’un tueur de femmes dans une campagne pluvieuse et fantomatique, Bong signait un thriller à la précision diabolique, une peinture amère de la Corée des années 80, une comédie noire mais surtout une réflexion sur le visage du Mal.

Hwaseong, Corée du Sud, 1986.

Que s’est-il passé à Hwaseong, petite ville de la région de Gyeonggi entre le 15 septembre 1986 et le 3 avril 1991 ? Dans la campagne environnante, dix femmes, de 12 à 60 ans, furent assassinées. Si les dates des meurtres ne répondaient à aucune logique apparente, le modus operandi était identique : un viol suivi d’une mort par strangulation opérée avec les sous-vêtements de la victime. Malgré plus de deux millions d’enquêteurs au fil des ans et les auditions de 21 280 suspects, l’affaire ne fut jamais élucidée. Les victimes ayant survécu ne purent décrire qu’un homme grand et mince d’une vingtaine d’années, à la voix paisible et surtout aux mains d’une étrange douceur. L’affaire de Hwaseong reste le plus grand mystère criminel de l’histoire de la Corée, équivalent du Zodiac américain. La prescription en Corée étant de quinze ans, lorsque sort Memories of Murder, le tueur pouvait encore être inculpé pour deux crimes commis en 1990 et 1991. C’est cette inquiétude sur un esprit malfaisant, encore en liberté, que traduit le regard caméra de Song Kang-ho à la fin du film : « L’idée que le tueur voie le film était dans la tête de toute l’équipe, la mienne en premier. C’est une des nombreuses raisons pour laquelle, Song Kang-ho regarde la caméra dans la scène finale », se souvient Bong Joon-ho.

La république noire

L’autre sens de ce regard était la volonté de regarder le passé du pays dans les yeux. Situer un film à la fin des années 80 en Corée ne se confond pas, comme en Occident, avec la nostalgie. Avec Memories of Murder, nous découvrions un pays au ciel sombre et aux nuits chargées d’angoisse. Les années 80 débutent par l’événement le plus sanglant de la dictature militaire : le massacre de Kwangju. Le général Park (père de la présidente destituée cette année Park Chung-hee) avait succombé à un putsch le 26 octobre 1979 après seize ans de règne. Cet événement est relaté dans le film d’Im Sang-soo, The President’s last bang (2005). Loin d’ouvrir le pays à la démocratie, c’est une autre dictature militaire qui lui succéda, menée par l’instigateur du coup d’état, le général Chun Doo-hwan. Les espoirs déçus du peuple entraînèrent une énorme manifestation dans la ville de Kwangju et une répression sanglante par l’armée. Le gouvernement n’avoua que 200 morts en tentant de les faire passer pour des espions nord-coréens mais c’est 2 000 personnes qui furent portées disparues.

À l’époque du massacre de Kwangju, Bong Joon-ho n’a que dix ans. Il passa toute son adolescence sous la dictature, n’ayant accès qu’à une culture nationale verrouillée ou aucune voix contestataire n’était permise, sous peine d’incarcération. Le cinéma d’action, les mélodrames, les films érotiques et, selon un certain pourcentage, les productions américaines sont autorisées mais toute critique politique est interdite. Même les chanteurs n’ont pour exutoires que des histoires d’amour déprimantes telles Sad Letter de Shin Ha Kyun, la chanson-fétiche du tueur de Memories of Murder. En 1988, une VIe République est cependant votée. Commence alors un long chemin vers la démocratie avec une nouvelle constitution : un président est élu pour 5 ans et plus de 3000 prisonniers politiques sont libérés. La même année, les Jeux Olympiques de Séoul marquent le début de cette transition, symbolisée par un pont flambant neuf nommé Olympic Bridge, enjambant cette Han River dont sortira, bien des années plus tard, le monstre de The Host. Pourtant, pendant encore dix ans, les Coréens ne connurent pas une pleine liberté. Des scandales de corruptions éclatèrent, parfois meurtriers comme l’effondrement du grand magasin Sampoong en 1996 (502 morts et 937 blessés), ou politique comme le détournement de 600 millions de dollars par le parti du président Roh entre 1988 et 1998. Les meurtres de Hwaseong se situent ainsi à la charnière de la dictature et de cette République qui avait tant de mal à naître.

Bong Joon-ho mène l’enquête

« C’est l’affaire des meurtres de Hwaseong, le héros est un inspecteur de campagne un peu voyou, et c’est l’histoire de flics qui échouent. » Lorsqu’il expose son pitch au producteur Cha Seoung-jae, Bong Joon-ho n’est alors qu’un cinéaste prometteur dont le premier long métrage, Barking Dog Never Bites (2000), n’avait pas rencontré le succès. L’idée lui est inspirée par la pièce de théâtre de Kim Kwang-rim, Come and see me : un huis-clos se déroulant dans le commissariat de la petite ville, où le même acteur, Ryu Tae-ho, interprétait trois suspects différents. C’est d’ailleurs à lui que Bong Joon-ho confiera le rôle de l’ouvrier « pervers » qui porte des sous-vêtements féminins. De la pièce vient également Kim Roe-ha, le policier violent qui y tenait un rôle similaire. Pour Bong, il était cependant crucial de réimplanter la pièce dans son contexte historique et géographique.

« Barking Dog est sorti en salles en février 2000 et j’ai commencé à écrire Memories of Murder en juin. Cela m’a pris une année entière pour écrire le scénario. Pendant 6 mois, je n’ai pas écrit une ligne, je n’ai fait que des recherches. J’ai rencontré les enquêteurs qui avaient travaillé sur l’affaire, les habitants de Hwaseong, et les reporters du Gyeongin Ilbo, le quotidien de la région. J’ai aussi fait des recherches sur la mémoire collective des habitants et sur celle des acteurs de la pièce Come and see me, sur la façon dont ils avaient préparé leurs rôles. Des informations décisives sont venues de l’émission « I want to know » sur la chaîne SBS, consacrée à l’affaire. Comme il s’agissait d’un programme grand public, certaines choses ne pouvaient pas être évoquées ou montrées. J’ai pu visionner leurs archives et découvrir des informations inédites comme des photos des scènes de crimes et les témoignages des premières victimes qui avaient été sexuellement agressées mais pas tuées. »

Atrocement drôle, terriblement triste

Au cours de ces six mois de préparation, Bong mena un vrai travail de profiler, se plongeant dans les livres sur les serial killers américains, dont le fameux Zodiac, recoupant leurs profils psychologiques et leurs modus operandi.

« J’étais très effrayé au cours de ce processus et je souffrais beaucoup psychologiquement. Pendant cette période, j’étais tellement plongé dans mes recherches que j’avais l’illusion que je pouvais capturer le tueur. J’étais réellement épuisé, physiquement et émotionnellement. Mais surtout j’étais en colère. Certaines victimes et suspects sont les synthèses de plusieurs cas mais tout est vrai à la base. L’histoire de l’écolière s’est déroulée comme je la raconte. C’était la 9e victime. Elle était très jeune et jolie et a été violée et assassinée de façon extrêmement sauvage. Les serial killers ne sont pas insaisissables, il est possible de prévoir leurs mouvements puisqu’ils reproduisent les mêmes schémas. C’est pourquoi j’en voulais tant à ces policiers qui se prenaient fièrement en photo après avoir arrêté un suspect. C’est à la fois atrocement drôle et terriblement triste. Ils étaient incompétents et en même temps, leurs moyens, à cause de l’époque, étaient très limités. On n’était pas capable de pratiquer des tests ADN en Corée et il fallait les envoyer à l’étranger. On avait pourtant tout l’équipement nécessaire mais il était réquisitionné pour des affaires de douane. Pendant la période des meurtres, la Corée imposait des exercices de défense civile, et en particulier des black-outs. C’était horrible de penser que ces femmes étaient mortes dans le noir à cause de ces exercices qui monopolisaient la police. Ma colère était très profonde. » 

Entre réalisme et magie

En se documentant sur le plus mythique des tueurs en série, Jack l’éventreur, Bong découvre From Hell (1991-1996), le roman graphique d'Alan Moore et Eddie Campbell. Ce passionné de BD, qui dessine avec talent ses propres story-boards, n’est pas seulement impressionné par le trait charbonneux de Campbell et par la documentation minutieuse de Moore, mais par leur façon de circuler à l’intérieur de l’époque victorienne. From Hell ausculte les classes sociales, de la royauté au sous-prolétariat, mais dévoile aussi une dimension moins palpable, celle des peurs millénaristes et des courants de pensées occultes. Bong Joon-ho raconte qu’au cours de ses recherches, lorsqu’il consultait les journaux, il ne restait pas uniquement focalisé sur les meurtres mais lisait ce qui les entourait, aussi bien les programmes de télévision que les articles sur les déplacements du général Chun ou les préparatifs des Jeux Olympiques. Les pratiques magiques comme la consultation de chamanes par les policiers eurent réellement lieu. La présence des forces occultes, les légendes urbaines, et la dimension maléfique des éléments comme la pluie rapprochent par moment Memories of Murder de la vague de cinéma fantastique asiatique des années 2000. Certaines scènes, comme la marche dans la forêt de la femme-flic servant d’appât, toute de rouge vêtue sous la pluie, confèrent au film des allures de conte de fées morbide. Avant le tournage, Bong demanda que soit organisée une cérémonie chamanique pour le repos des âmes des victimes. En Asie, on ne plaisante pas avec le monde des morts.

Deux inspecteurs et un suspect

La distribution de Memories of Murder est prodigieuse. Il n’y a qu’à voir l’étonnante composition de Park No-shik interprétant Baek, le jeune attardé au visage brûlé. Un tel souci de composer un monde crédible entre amateurs recrutés sur place ou dans l’équipe, acteurs de théâtre ou de cinéma déjà chevronnés, rappelle le grand cinéma italien de Dino Risi ou Elio Petri. La gageure résidait d’abord dans la composition du couple d’enquêteurs : l’inspecteur des champs et l’inspecteur des villes. Song Kang-ho, interprète du frustre Park Doo-man, était à l’origine un acteur de théâtre rompu à l’improvisation. Bien que sa carrière dramatique remonte au début des années 90, il ne joue que des petits rôles au cours de la décennie, préférant se consacrer à sa carrière sur scène. Ce n’est qu’au début des années 2000 qu’il devient l’acteur fétiche de la nouvelle vague coréenne. Park Chan-wook lui offre le rôle d’un officier dans le thriller politique JSA (2000) et Kim Jee-woon en fait un salaryman-catcheur dans The Fool King (2000). Ce dernier film, où aucune doublure n’est utilisée pour les combats, révèle le génie comique de Song et en fait une star. Pour Memories of Murder, il grossit d’une quinzaine de kilos, pour incarner ce personnage un peu veule et fainéant, persuadé de posséder un don quasi-surnaturel pour confondre les coupables. La collaboration entre Bong et Song Kang-ho ne s’arrêtera pas là puisqu’il incarnera le père bouleversant de The Host (2006) et Namgoong Minsu, l’ingénieur des systèmes de sécurité de Snowpiercer (2013).

Kim Sang-kyung dans le rôle de Seo Tae-yoon, le flic de Séoul, est l’exact opposé de Song Kang-ho. En 2003, sa carrière est relativement récente. Depuis 1998, il enchaîne les dramas, ces célèbres feuilletons coréens qui mobilisent parfois la population entière. Lorsque Bong l’engage, il n’a que deux longs métrages de cinéma à son actif : If the Sun Rose in the West (1998) de Lee Eun, une comédie romantique, et surtout Turning Gate (2002) d’Hong Sang-soo. Il retrouvera par ailleurs la star coréenne du cinéma d’auteur avec Conte de cinéma (2005) et HaHaHa (2010). Bong va utiliser son image de « beau gosse », forgée par les dramas, pour rattacher son personnage de flic urbain au cinéma de genre coréen classique, mais va le rendre davantage rugueux et tourmenté. Un drame secret, à l’origine dans le scénario, explique le désarroi grandissant du flic et sa rage après l’assassinat de la collégienne : il se sent responsable de la mort d’une précédente victime lors d’une affaire similaire à Séoul.

Pour le choix du suspect principal, Park Hyeon-gyu, Bong se tourne vers le jeune Park Hae-il que la comédie romantique Jealousy Is My Middle Name (2003) de Park Chan-oka a rendu très populaire auprès des spectatrices. Bong reprend le principe hitchcockien de confier dans Psychose le rôle de Norman Bates au fragile Anthony Perkins, alors adulé par les jeunes américaines. C’est d’ailleurs une ambiance de romantisme noir que crée le tueur dans son modus operandi, écoutant une triste chanson sentimentale et choisissant une jeune femme habillée de rouge, comme s’il se rendait, sous la pluie, à un rendez-vous amoureux. Lorsque l’inspecteur Park plonge ses yeux dans ceux du suspect à la fin du film, il ne voit rien qui lui indique sa culpabilité. Mais ce que nous voyons, derrière le visage d’ange de Park Hae-il, c’est un être froid comme un serpent, absolument dénué d’âme et du moindre sentiment.

On retrouve Park Hae-il dans The Host où il incarne le frère cadet, ancien activiste politique.

Un homme en colère

Pour dresser le décor de ce qu’il appelle avec humour un « thriller rural » avec des ambiances de « tracteurs pourris », Bong est allé tourner aux quatre coins du pays. « La Corée des années 80 n’existe plus et même dans les petites villes de campagne, les tours de verre se dressent et toutes les fenêtres sont équipées de double vitrage. La recherche de lieux restés intacts nous a sans cesse conduits à bouger. » Hwaseong, la petite ville de la région de Kyungkido, est un puzzle auquel la mise en scène et en particulier la photographie donnent son unité.

Seuls le début et la fin du film, autour de ce petit tunnel de béton devenu le mausolée de la première victime, possèdent une dimension solaire, avec ces champs de blés baignés de lumière dorée. Le reste du film est gris, nuageux, pluvieux ou nocturne. Pour le chef opérateur Kim Hyeong-gyu, il fallait retrouver la couleur de la Ve République : « Le fait que ce soit un passé très récent était difficile pour nous. C’est une époque qu’on a bien connue, mais dont le développement a été rapide. Sur le plan visuel, il y a de grandes différences. De plus, la Ve République était une période extrêmement sombre ». Bong a donc opté pour « des couleurs ternes et des lumières un peu fades, des gris cendrés. Pour le développement, nous avons choisi dès le début d’appliquer la technique de la décoloration. »

Autre facteur d’unité : la colère que ressentait Bong pendant la préparation du film. Transformée en la rage désespérée des personnages, elle anime le film d’une énergie noire. Celle-ci peut prendre la forme d’impulsions violentes et comiques lorsque Park, le flic des champs, bondit sur Seo, l’inspecteur de Séoul, dès leur première rencontre. Elle peut également s’exprimer de façon plus sophistiquée, lors de plans-séquences virtuoses dignes de Brian De Palma : suivis au corps par la caméra, les acteurs gonflés à bloc traversent les décors à toute allure. Ainsi, la découverte de l’empreinte de pas du tueur sur une scène de crime envahie par les policiers et les paysans. Bong élabore une chorégraphie précise sous le désordre apparent : « Le plan séquence en steadycam était une séquence compliquée qui nous a pris la journée. C’était très complexe, à cause des dizaines de figurants, du timing avec le tracteur qui détruit l’empreinte et de la caméra qui suit Song Kang-ho. Mais c’est la scène que j’aime le plus. Ça montre le bordel de l’enquête, le bazar qui règne sur les lieux et M. Byun (le premier commissaire) qui entre en scène en dégringolant un talus. »

La mise en scène de Bong articule ces moments où les personnages se débattent avec l’enquête dans des lieux clos, qu’il s’agisse du petit périmètre d’une scène de crime ou d’un commissariat et des scènes de grande ampleur comme la course poursuite nocturne entre les policiers et un suspect. Les personnages serpentent à travers les ruelles exigües et sombres du village pour déboucher sur l’immense carrière illuminée où travaillent des centaines d’ouvriers. Comment alors retrouver le fuyard ? Par les sous-vêtements féminins rouges qui dépassent très légèrement de son pantalon d’ouvrier. Bong s’affirme comme le meilleur élève actuel d’Hitchcock puisque c’est un détail, une note de couleur discordante, qui permet à l’œil de lynx de l’inspecteur Park de débusquer le suspect dans la masse uniforme et monochrome des ouvriers.

Les spectateurs, comme les enquêteurs, sont confrontés à des indices et doivent analyser les scènes, fascinés par le théâtre à la fois morbide et burlesque qui se dresse devant eux. Car Bong, comme il le prouvera dans The Host, est un maître du mélange des genres. Les policiers de la campagne sont à la fois violents, gaffeurs et ridicules, comme cet adjoint frustre qui n’a qu’une méthode d’interrogatoire : sauter sur les suspects tel un Bruce Lee de série Z. Les meurtres ont beau être sordides, on est souvent hilares devant les déductions farfelues de l’inspecteur Park passant par exemple ses journées au sauna pour débusquer un tueur dont il imagine que le sexe est imberbe. En revanche, déchirant est le long ralenti suivant Kim Sang-kyung jusqu’au cadavre de la collégienne. Où que l’œil du spectateur se pose, quelque chose se passe : un policier qui vomit, le visage abattu du commissaire, un geste désabusé de Song Kang-ho

Le visage du Mal

La fibre hitchcockienne de Bong s’exprime dans ces montagnes russes émotionnelles mais aussi par un sentiment d’incertitude devenant un principe de mise en scène. Nous sommes comme Song Kang-ho fixant le visage du dernier suspect, le regardant dans les yeux et ne pouvant affirmer qu’il s’agit du coupable. Pour parvenir à cette énigme sur la nature du mal, bien plus métaphysique que policière, Bong a dû doser avec précision les scènes où apparaît le meurtrier. « Le personnage interprété par Park Hyeon-gyu n’était pas basé sur une vraie personne parce que la vérité restait inconnue. J’avais besoin d’un dispositif pour éviter que le public soit sûr à 100% qu’il était le tueur. Il devait y avoir une certaine marge pour qu’on n’en soit pas totalement certain. C’était pour moi la chose la plus difficile à mettre en images. Ce qui m’a vraiment donné mal à la tête était de devoir tout contrôler, même les vêtements de Park Hyeon-gyu. Par exemple si le détective Seo suivait Park et qu’il était habillé en bleu, une manche bleue ne devait pas apparaître si je montrais la main du tueur. Le public aurait été alors certain de sa culpabilité. Dans le cas contraire, si la manche du tueur était d’une autre couleur le public aurait été convaincu de l’innocence de Park. Je devais rester dans le vague entre ces deux états. C’est aussi pour cela que j’ai intentionnellement utilisé trois acteurs différents pour interpréter le tueur. Pour certaines scènes, c’était Park Hae-il, pour d’autres un membre de l’équipe et pour une petite partie un étudiant en cinéma. »

L’un des plans les plus fascinants de Memories of Murder est à cet égard celui de la femme marchant la nuit, sur une petite route. Alors qu’elle longe un champ, au loin, la tête du tueur émerge un instant des blés. Cette seule image pourrait tout dire de la conception de la peur chez Bong, d’autant plus glaçante qu’elle se joue sur un détail presque imperceptible. Il y a du Friedkin chez Bong dans cette interrogation sur la forme insaisissable du Mal. On comprend l’attention extrême accordée à l’ultime confrontation sous la pluie, devant le tunnel d’une voie ferrée. Dix jours de tournage furent nécessaires pour cette seule séquence, les acteurs étant frigorifiés malgré les tenues amphibies qu’ils portaient sous leurs vêtements. Lorsque le suspect s’engouffre dans le tunnel et est avalé par l’obscurité, c’est comme s’il disparaissait dans les ténèbres de cette époque de souffrance et de malheurs.

Que nous dit Bong lors de la scène finale, lorsque quinze ans après l’inspecteur Park, devenu un salaryman, revient sur les lieux du crime ?
Si la dictature laisse place à la démocratie, les démons ne disparaissent jamais vraiment : ils ne font que changer d’apparence. 

*Les propos de Bong Joon-ho viennent en majorité du livre de Jung Ji-youn, Bong Joon-ho de la collection Korean Film Directors, édité par le KOFIC (Korean Film Council) en 2008.
*Ceux du directeur de la photographie Kim Hyeong-gyu proviennent du bonus de l’édition DVD française. 

  
#MemoriesOfMurder



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