Drame/Un beau duo d'acteurs pour une histoire intimiste touchante
Réalisé par Denzel Washington
Avec Denzel Washington, Viola Davis, Stephen Henderson, Russell Hornsby, Mykelti Williamson, Saniyya Sidney, Jovan Adepo...
Long-métrage Américain
Durée: 02h19mn
Année de production: 2016
Distributeur: Paramount Pictures France
Date de sortie sur les écrans américains : 25 décembre 2016
Date de sortie sur nos écrans : 22 février 2017
Résumé : L'histoire bouleversante d’une famille où chacun lutte pour exister et être fidèle à ses rêves, dans une Amérique en pleine évolution. Troy Maxson aspirait à devenir sportif professionnel, mais il a dû renoncer et se résigner à devenir employé municipal pour faire vivre sa femme et son fils. Son rêve déchu continue à le ronger de l’intérieur et l’équilibre fragile de sa famille va être mis en péril par un choix lourd de conséquences…
Bande annonce (VOSTFR)
Extrait - Les temps ont changé (VOSTFR)
Extrait - "Face à face" (VOSTFR)
Ce que j'en ai pensé : FENCES s'inspire de la pièce de théâtre éponyme d'August Wilson et Denzel Washington, le réalisateur, l'adapte ici en lui conservant son âme théâtrale. Peu de changement de décor et des échanges fleuves entre les protagonistes sont au programme. L'ambiance et l'esprit de l'époque sont très bien retranscrits. Le spectateur comprend de suite les frustrations construites au cours de la vie du personnage principal, Troy Maxson. On sent que sa personnalité va se révéler plus complexe qu'il n'y paraît au départ.
Bien que FENCES se positionne dans une époque de lutte raciale et de changement sociétal, les thèmes abordés sont universels et touchent tout le monde. Depuis l'angoisse des parents pour l'avenir de leurs enfants, en passant par les mauvaises décisions prises par la force de nos faiblesses, jusqu'à l'amour et l'importance de la famille, tout ici parle au cœur des spectateurs. Les défauts de Troy Maxson, interprété par Denzel Washington, sont à l'origine de bien des peines et d'actes manqués. L'acteur lui offre aisément cette présence plus grande que nature. Il est aussi très convaincant pour exprimer les contradictions de ce protagoniste.
Face à lui, Viola Davis interprète sa femme, Rose. Il s'agit là aussi d'un rôle de composition qui est fortement lié à l'époque du film. Viola Davis est touchante et son jeu est très fin. Elle complète parfaitement le jeu de Denzel Washington à l'écran. Elle a d'ailleurs remporté l'Oscar du meilleur second rôle féminin pour cette interprétation.
De ce fait, leur couple et les problèmes qu'il rencontre prennent une dimension humaine crédible.
Bien que des longueurs s'installent par moments, ce long-métrage a un style assumé et clair qui nous guide au travers des difficultés que rencontre la famille Maxson. Les personnages secondaires permettent aux spectateurs de connaître les réactions de Rose et Troy au-delà de leur relation de couple. Il y a d'ailleurs des moments très touchants entre Troy et son frère Gabriel, interprété par Mykelti Williamson.
FENCES est un drame intimiste qui permet à deux superbes acteurs de nous offrir un portrait de famille entre ombre et lumière, à la fois touchant et sans concessions sur la nature humaine.
Bien que FENCES se positionne dans une époque de lutte raciale et de changement sociétal, les thèmes abordés sont universels et touchent tout le monde. Depuis l'angoisse des parents pour l'avenir de leurs enfants, en passant par les mauvaises décisions prises par la force de nos faiblesses, jusqu'à l'amour et l'importance de la famille, tout ici parle au cœur des spectateurs. Les défauts de Troy Maxson, interprété par Denzel Washington, sont à l'origine de bien des peines et d'actes manqués. L'acteur lui offre aisément cette présence plus grande que nature. Il est aussi très convaincant pour exprimer les contradictions de ce protagoniste.
Face à lui, Viola Davis interprète sa femme, Rose. Il s'agit là aussi d'un rôle de composition qui est fortement lié à l'époque du film. Viola Davis est touchante et son jeu est très fin. Elle complète parfaitement le jeu de Denzel Washington à l'écran. Elle a d'ailleurs remporté l'Oscar du meilleur second rôle féminin pour cette interprétation.
De ce fait, leur couple et les problèmes qu'il rencontre prennent une dimension humaine crédible.
Bien que des longueurs s'installent par moments, ce long-métrage a un style assumé et clair qui nous guide au travers des difficultés que rencontre la famille Maxson. Les personnages secondaires permettent aux spectateurs de connaître les réactions de Rose et Troy au-delà de leur relation de couple. Il y a d'ailleurs des moments très touchants entre Troy et son frère Gabriel, interprété par Mykelti Williamson.
FENCES est un drame intimiste qui permet à deux superbes acteurs de nous offrir un portrait de famille entre ombre et lumière, à la fois touchant et sans concessions sur la nature humaine.
NOTES DE PRODUCTION
(A ne lire qu'après avoir vu le film pour éviter les spoilers !)
INTRODUCTION
par Samuel G. Freedman
À la fin du mois d’octobre 1941, des tailleurs de
pierre achevaient leur travail dans une région enclavée du Dakota du Sud. Au
bout de 14 ans de dur labeur, d’efforts et de prise de risque, ils avaient fini
d’immortaliser les visages de quatre présidents américains dans le granite du
Mont Rushmore.
Ces bustes imposants de Washington, Jefferson,
Lincoln et Theodore Roosevelt visaient tout simplement à camper un panthéon de
divinités dédié à la religion civile de la démocratie américaine. Et pour une
nation qui sortait à peine des affres de la Grande Dépression et qui allait
bientôt mener une guerre totale contre le fascisme, le monument servait de
rappel tangible à plusieurs grands principes : la détermination, l’héritage et l’«
exceptionnalisme américain », autrement dit le sentiment d’occuper une place à part
parmi les nations.
Pendant les dix dernières années de la réalisation du
Mémorial du Mont Rushmore, le théâtre américain a vu la naissance de son
équivalent symbolique. C’est à cette époque qu’Eugene O’Neill, déjà récompensé
du prix Nobel de littérature, rédige ses deux chefs d’œuvre, LE MARCHAND DE
GLACE EST PASSÉ et LONG VOYAGE VERS LA NUIT. Au même moment, la jeune
génération, incarnée par Tennessee Williams et Arthur Miller, prenait Broadway
d’assaut avec des pièces qui allaient rester dans les mémoires comme étant
leurs plus grands succès : LA MÉNAGERIE DE VERRE, UN TRAMWAY NOMMÉ DÉSIR, et
MORT D’UN COMMIS VOYAGEUR.
Au cours des décennies suivantes, O’Neill, Williams
et Miller ont peuplé de leurs personnages le Mont Rushmore virtuel du théâtre
américain. Ces trois dramaturges ont occupé cette place pendant si longtemps –
et bâti une telle tour d’ivoire autour d’eux – que pendant de nombreuses
années, on a cru qu’à l’inverse des présidents emblématiques gravés dans la
pierre, il ne pourrait y en avoir un quatrième. Et la composition de ce
panthéon a implicitement renforcé le message à une nation marquée par le péché
originel de l’esclavage_: les plus grandes œuvres artistiques ne pouvaient être
conçues que par des Blancs, pour des Blancs et sur des Blancs. Toutes ces
certitudes, cette arrogance et ce sentiment de supériorité ont été balayées un
soir d’avril 1984 lorsque la pièce d’August Wilson, MA RAINEY’S BLACK BOTTOM, a
été jouée pour la première fois au Yale Repertory Theatre. Quand l’auteur s’est
éteint, tragiquement, des suites d’un cancer en 2005, à l’âge de 60 ans, après
avoir écrit une série de pièces sans précédent sur la condition des Noirs en
Amérique, il avait déjà gagné sa place parmi les dieux du théâtre américain. Et
à l’échelle mondiale, Wilson ne peut être comparé qu’à une poignée de génies du
théâtre comme Shaw, Tchekhov, Ibsen, Beckett, Pinter ou Fugard.
« Héroïque
n’est pas un mot qu’on utilise souvent à la légère pour décrire un écrivain ou
un dramaturge », a déclaré Tony Kushner, l’auteur
de ANGELS IN AMERICA récompensé du Pulitzer, après la disparition de Wilson. « Mais l’énergie et la détermination
qui ont accompagné la création de ce corpus d’œuvres relèvent vraiment du récit
épique ». Cette épopée est intitulée THE
AMERICAN CENTURY CYCLE et consiste en 10 drames retraçant l’histoire des
Afro-Américains, chacune des pièces se déroulant au cours de l’une des
décennies du XXe siècle. Grâce à cette amplitude temporelle, Wilson
explore les conséquences dévastatrices de l’esclavage (GEM OF THE OCEAN, JOE
TURNER’S COME AND GONE), les grandes migrations du Sud rural vers le Nord
urbain (MA RAINEY’S BLACK BOTTOM, THE PIANO LESSON) jusqu’aux bouleversements économiques
liés à la guerre du Vietnam et au mouvement des droits civiques (TWO TRAINS
RUNNING, JITNEY), avant de se pencher sur la désintégration des communautés
noires pendant l’épidémie de crack (KING HEDLEY II). En homme visionnaire,
Wilson a conclu son cycle en décrivant dans RADIO GOLF la naissance d’une
bourgeoisie afro-américaine, qu’il voyait comme le signe ultime de l’éradication
de l’histoire des Noirs.
Mais aucune pièce n’a eu autant de retentissement et
de succès que FENCES, qui a été montée pour la première fois en 1985. Ce drame
familial situé dans les années 1950 a été joué 525_fois à Broadway, plus que
toute autre oeuvre de son auteur, et a remporté les trois récompenses les plus
prestigieuses : le Pulitzer, le Tony Award et le New York Drama Critics’ Circle
Award. En 2010, la reprise de la pièce à Broadway avec Denzel Washington et
Viola Davis a été récompensée de plusieurs Tony : celui de la meilleure reprise,
de la meilleure actrice et du meilleur comédien pour Viola Davis et Washington.
Il était logique que FENCES soit donc la première
pièce de Wilson à être adaptée au cinéma : Denzel Washington en signe la
réalisation et se met en scène aux côtés de Viola Davis.
L’œuvre d’August Wilson n’a tout simplement pas d’équivalent
dans les annales du théâtre américain. O’Neill avait un projet de onze pièces
sur l’histoire d’une famille mais il n’a pu en écrire que deux avant d’être
terrassé par la maladie de Parkinson. Quant à Williams et Miller, la suite de
leur carrière, il faut bien le reconnaître, n’a pas été à la hauteur de leurs
premiers succès. Si on doit trouver une analogie artistique à l’épopée de
Wilson, c’est sans doute en dehors de la littérature qu’il faut la chercher – par
exemple du côté du peintre Jacob Lawrence et de sa série intitulée MIGRATIONS. Véritable
œuvre d’histoire lyrique, THE AMERICAN CENTURY CYCLE enchevêtre des existences
individuelles et les plonge dans l’histoire commune à tous les Noirs américains
: de l’esclavage à la liberté, du partage des terres dans le Sud aux bidonvilles
du Nord, de la lutte des classes moyennes au désespoir post-industriel. Pourtant,
ces forces à l’œuvre, comme la domination blanche qui les orchestre, bien qu’omniprésentes,
agissent la plupart du temps dans l’ombre.
Le plus important pour Wilson, ce sont les vies
quotidiennes de ces Noirs qui peuplent les pensions de famille, les studios d’enregistrement,
les arrière-cours, les stations routières et les comptoirs des cafétérias de
son univers. Tout comme William Faulkner a créé une partie de son œuvre à
partir d’une vision idéalisée de Yoknapatawpha County, ce « timbre-poste de mon sol natal » comme il l’appelait, Wilson,
lui, a transposé le cadre urbain méconnu du Hill District de Pittsburgh, où il
a grandi, en une scène lui permettant d’explorer la condition humaine.
Chemin faisant, il a infligé un choc à l’Amérique
blanche et l’a brutalement contrainte à une prise de conscience. Sur scène, les
personnages issus de son imagination féconde représentent de façon intangible
le peuple noir. Des hommes et des femmes que la nation a entrepris d’écraser
par l’esclavage puis la ségrégation, en les dépouillant de leur culture
africaine, en les déshumanisant, en en faisant des citoyens de seconde zone
même après leur émancipation et, assurément, en les privant de la dignité qu’offre
l’art.
Définir August Wilson comme un auteur noir est à la
fois pertinent et insuffisant. Produit du nationalisme noir des années 1960, et
en particulier du mouvement « Black Art » animé par des figures emblématiques
comme Amiri Baraka, Wilson a toujours été un « homme de race » plus qu’un
assimilationniste. Les personnages blancs n’apparaissent quasiment pas dans THE
AMERICAN CENTURY CYCLE et toutes les pièces, à l’exception de MA RAINEY qui se
déroule à Chicago, se situent dans le quartier de The Hill. Par conséquent, il
est peut-être juste de qualifier Wilson de « Noir » comme on pourrait qualifier
O’Neill d’ « Irlandais catholique » ou Miller de « Juif » et Williams d’ «
écrivain du sud » et d’ « homosexuel ».
Wilson s’inspire du blues, qu’il décrivait comme « le
livre sacré » des Noirs américains. Il puise aussi son inspiration chez Romare
Bearden, dont Wilson explique qu’il «
illumine l’existence des Noirs grâce à une humanité, une richesse et une
plénitude que je n’avais jamais rencontrées jusque-là ». Wilson a aussi été inspiré par
son extraordinaire acuité auditive, sa mémoire du langage oral et par la poésie
urbaine des gens qu’il fréquentait dans Hill District où il a passé les 33
premières années de sa vie. Paradoxalement pour le dramaturge, ces voix se sont
élevées seulement après son départ de Pittsburgh, en 1978, pour St. Paul dans le Minnesota, région majoritairement
blanche.
« C’était comme s’il découvrait ses
propres battements de cœur »,
a déclaré Rob Penny, ami de longue date de Wilson. « C’est difficile de déceler
quelque chose d’artistique dans les expériences vécues du quotidien ». Pourtant, quand Wilson a été
qualifié d’ « auteur noir », il a aussi riposté. Trop souvent, il percevait
dans cette épithète une hypothèse sous-jacente, laissant entendre que son
identité noire était secondaire par rapport à son identité d’américain ou d’écrivain.
Au contraire, l’œuvre de Wilson témoigne de la vérité artistique suivante :
plus on s’attache à un contexte bien particulier, plus on touche à l’universel.
Sans faire la moindre concession à la culture blanche dominante des États-Unis –
bien plus oppressante encore durant la jeunesse de l’auteur –, l’immense
qualité de ses pièces a permis à Wilson de trouver sa place parmi les plus
grands dramaturges.
Même
s’il explore les spécificités de la communauté noire, Wilson cherchait à dépasser
le seul registre d’une œuvre « contestataire », donnant à sa colère une valeur universelle.
Comme intellectuel sinon comme artiste, Wilson s’inscrit moins dans la
tradition de contestation sociale de Richard Wright que dans celle,
ontologique, de Ralph Ellison. Le personnage éponyme de L’HOMME INVISIBLE d’Ellison,
tout comme les protagonistes de Wilson, sont confrontés à l’identité noire, non
comme une fonction de la pigmentation mais comme condition de l’âme.
L’homme blanc dans les pièces de Wilson peut être
trompé, ignoré, intimidé, il reste néanmoins l’entité toute-puissante contre
lequel ses personnages vitupèrent. Lorsqu’un musicien dans MA RAINEY entend qu’un
attroupement de Blancs a forcé un révérend noir à danser, il se met à hurler au
ciel « Mais où donc était Dieu quand tout
cela s’est passé ? »
Troy Maxon dans FENCES, Becker dans JITNEY, Herald
Loomis dans JOE TURNER – nombreux sont
les nombreux personnages qui, chez Wilson, invectivent ainsi Dieu. De la
prophétie d’Ezéchiel dans la vallée des ossements à l’image de l’échelle de Jacob
et à la vision de Saint Pierre aux portes du Paradis, Wilson intègre des images
religieuses à ses pièces. Néanmoins, il le fait non pas pour entériner sa foi
mais plutôt pour se demander si elle le moindre sens pour les Noirs américains
dont les prières ont été si souvent méprisées.
Comme le souligne Tony Kushner, de telles
confrontations révèlent un talent artistique de tout premier ordre : « Les plus grands drames n’invoquent-ils
pas Dieu dans le débat_ ? Les plus grandes pièces ne soulèvent-elles pas des
questionnements théologiques qui s’immiscent dans les affaires humaines_?
Eugene O’Neill, dramaturge dont Wilson se rapproche le plus, a procédé ainsi.
Même un athée comme Brecht a procédé ainsi. Les pièces du cycle de Wilson le
font de façon encore plus flagrante ».
Aussi étonnant que cela puisse paraître, Wilson est un dramaturge quasiment autodidacte.
Il quitte le lycée à l’âge de 14 ans, après qu’un professeur l’accuse de
plagiat lors d’un examen (sa copie est jugée trop bonne pour qu’un adolescent de
couleur puisse l’avoir écrite). Ensuite, Wilson se cultive seul en fréquentant
les bibliothèques où il prête une attention toute particulière à la section «
culture noire ».
Au moment du mouvement du « Black Art », il se met à
écrire de la poésie, puis s’essaie à la dramaturgie. Ses premières pièces sont
maniérées et ampoulées et, parce que l’auteur traverse sans doute une période
de doute artistique, singent le style des Blancs. Le départ de Wilson pour St
Paul favorise son inspiration, et une fois installé, il commence à écrire
JITNEY. En 1982, il soumet sa nouvelle pièce, MA RAINEY’S BLACK BOTTOM, au
National Playwright Institute du O’Neill Theater Center, établissement
légendaire pour le développement de nouvelles pièces et la formation des
dramaturges. Après la sélection de la pièce par l’Institut, Wilson entame sa
collaboration avec Lloyd Richards, metteur en scène qui devient son mentor. Une
lecture mise en scène de MA RAINEY est présentée cet été-là : selon les règles
du O’Neill, les critiques n’y sont pas conviés, mais des commentaires élogieux
ne tardent néanmoins pas à parvenir jusqu’à Broadway. MA RAINEY est ensuite
monté à Yale : c’est la première grande mise en scène d’une pièce de Wilson
qui, à l’âge de 39 ans, est encore un dramaturge quasiment inconnu. Dans un
article du New York Times qui va lancer la carrière de l’auteur, Franck Rich, le
critique de théâtre le plus influent du pays, perçoit alors à juste titre que
la relève du théâtre américain est finalement assurée.
« Poète tout autant que dramaturge,
Wilson écrit avec compassion, un humour ravageur et une profonde sagesse », s’enthousiasme Rich. « Les thèmes de sa pièce ne sont
pas nouveaux au théâtre : MA RAINEY’S BLACK BOTTOM parle de la quête d’identité
des Noirs américains et aborde aussi la façon dont tous les Américains vendraient
leur âme pour ce qu’Arthur Miller a appelé le rêve du commis-voyageur. Toutefois,
le style de M. Wilson, lui, est bien particulier. Si la pièce s’inspire un peu
du MARCHAND DE GLACE EST PASSÉ, ou encore de la musique de ses personnages dont
certains ont vraiment existé, le résultat est étonnamment novateur ». Grâce au personnage central de
Ma Rainey [l’une des premières chanteuses de blues à être connue, décédée en
1939, NdT.], Wilson rend aussi son hommage le plus direct à l’importance qu’occupe
la musique noire dans son art. «
Les gens ne comprennent pas le blues »,
note Ma Rainey. « Ils entendent son chant mais ils
ne comprennent pas comment il a été composé. Ils ne comprennent pas qu’il
exprime le langage de la vie. On ne chante pas pour se sentir mieux. On chante
parce que c’est une façon de comprendre la vie ». Lorsqu’il gagne en notoriété,
Wilson est comparé à Lorraine Hansberry, l’auteur d’UN RAISIN AU SOLEIL (A Raisin in the Sun), en partie parce que cette
pièce a également été mise en scène par Richards. Pourtant, l’analogie sous-estime
grandement Wilson et l’influence durable d’une œuvre profonde, ample et
brillante. Lorsque MA RAINEY est finalement monté au théâtre, il a entretemps fini
d’écrire les deux premières versions de JITNEY et FENCES. Par la suite, c’est le
succès retentissant de FENCES lors de sa première au théâtre qui l’encourage à écrire
THE AMERICAN CENTURY CYCLE.
Wilson a reçu de son vivant deux fois le Pulitzer,
pour FENCES puis pour THE PIANO LESSON, ainsi que huit prix de la meilleure
pièce du New York Drama Critics’ Circle (seules KING HEDLEY II et GEM OF THE
OCEAN n’ont pas été récompensées). Toutes ses pièces à l’exception de GEM OF
THE OCEAN et RADIO GOLF ont été montées à de nombreuses reprises à Broadway et
off-Broadway et son œuvre occupe une place fondamentale dans le répertoire d’un
grand nombre de théâtres associatifs américains et anglais. En effet, le
Britain’s National Theatre a monté récemment une mise en scène plébiscitée par
la critique de MA RAINEY’S BLACK BOTTOM qui a remporté un Olivier Award, l’équivalent
anglais des Tony.
Au fil des années, ces productions ont fait connaître
au public plusieurs générations d’acteurs, metteurs en scène et décorateurs
afro-américains comme Viola Davis, Charles S. Dutton, Stephen McKinley
Henderson, S. Epatha Merkerson, Mary Alice, Carl Gordon, Kenny Leon, Ruben
Santiago-Hudson et Brandon Dirden. Des vedettes confirmées comme Denzel
Washington, James Earl Jones ou Laurence Fishburne ont campé les rôles principaux
de l’œuvre de Wilson : l’exemple du dramaturge pour les jeunes générations de
dramaturges noirs américains est si important que Suzan-Lori Parks, l’une des
plus renommées, lui a déclaré un jour_: «
Vous êtes notre roi ». Retraçant sa carrière lors d’un
discours intitulé « The Ground on Which I Stand » [« D’où je viens », NdT],
Wilson a cité diverses influences de la littérature théâtrale classique et bien
d’autres. Ce discours peut être interprété comme une véritable déclaration d’intention_
: « D’un côté, je me situe dans la
lignée des tragédiens grecs, comme Euripide, Eschyle et Sophocle, de William
Shakespeare, de Shaw et d’Ibsen, et d’autres dramaturges américains comme
Eugene O’Neill, Arthur Miller et Tennessee Williams. De l’autre, je suis la trace
de pionniers comme mon grand-père, Nat Turner, Denmark Versey, Marcus Garvey et
le grand Elijah Muhammad. Il s’agit là du fondement de l’affirmation de soi –
une affirmation qui a toute sa valeur face au rejet profond et parfois pressant
imposé par la société. C’est de là que je viens et que, jeune homme entrant
dans l’âge adulte et cherchant à quoi consacrer ma vie, j’ai découvert le
mouvement du ‘Black Power’ dans les années 1960. J’ai senti que participer à ce
moment historique était un devoir et une responsabilité, alors que les descendants
de ceux qui étaient arrivés en Amérique enchaînés et mal nourris, au fond des
cales des navires portugais, hollandais ou anglais, cherchaient des moyens de
changer leur relation à la société dans laquelle ils vivaient. Chose sans doute
encore plus importante : ils recherchaient des moyens de modifier leur image en
tant que communauté ».
Il est particulièrement judicieux de se pencher
aujourd’hui sur l’œuvre de Wilson, au moment où sa propre adaptation de
«FENCES» est enfin portée à l’écran : il a en effet rédigé une première mouture
du scénario à la _n des années 1980 et a continué de le retoucher jusqu’à sa
mort. Avec Denzel Washington aux commandes, le _lm est un hommage posthume à
Wilson et à son désir de longue date qu’un Noir américain en signe l’adaptation
cinématographique. Même si les pièces de Wilson sont montées sur scène,
enseignées dans les écoles, les lycées et les conservatoires d’art dramatique,
les adapter pour l’écran non seulement les préserve mais permet d’en produire
la version définitive. Pour apprécier la force du cinéma, il suffit de se rappeler
à quel point l’adaptation au cinéma d’UN TRAMWAY NOMMÉ DÉSIR avec Marlon Brando
dans le rôle de Stanley Kowalski demeure dans la mémoire collective comme l’emblème
même du talent de Tennessee Williams.
FENCES est généralement considérée comme l’œuvre la
plus autobiographique de Wilson. Pourtant, cette pièce prend aussi des libertés
avec la réalité dans sa recherche d’une certaine vérité. Wilson est né le 27
avril 1945 et a grandi dans le Hill District à l’époque où ce quartier animé de
Pittsburgh, autrefois habité par la classe moyenne, est devenu de plus en plus
déshérité. Le père biologique de Wilson, un boulanger nommé Frederick Kittle,
était blanc. C’était aussi un père absent et un mari violent et alcoolique. À
une époque où le concept actuel d’identité métisse n’existait pas – dans un
pays raciste qui imposait le « one-drop rule » pour classer les gens selon leur
appartenance ethnique [toute personne avec un ancêtre d’origine africaine, ne
serait-ce qu’avec une seule « goutte de sang noir », est considérée comme noire,
NdT.], Wilson n’a eu d’autre choix que de vivre comme un Noir. De manière révélatrice,
il s’est d’ailleurs choisi un nom qui le confirme : baptisé sous le nom de Frederick
Kittle, homonyme d’un Blanc bon à rien, il a adopté son deuxième prénom August
et pris pour patronyme celui de sa mère noire. L’homme qui a élevé Wilson est David
Bedford, ancienne vedette du football américain anéanti par la ségrégation et la
prison et devenu éboueur municipal.
À travers le prisme de l’imagination de Wilson, David
Bedford et Daisy Wilson sont devenus Troy Maxson et sa femme Rose. Dans la
version fictionnalisée, Troy est une ancienne star du base-ball de la Negro
League, pour qui l’intégration de Jackie Robinson dans la Major League est
arrivée trop tard [Robinson a été le premier joueur professionnel
afro-américain à appartenir à la Major League, NdT.]. Victime de sa colère, il
a, tout comme Bedford, commis un crime violent qui l’a envoyé en prison pendant
de nombreuses années. Désormais âgé d’une cinquantaine d’années et amer, il a
pourtant toujours à ses côtés sa femme aimante et dévouée, Rose, et un fils qui
l’admire, Cory. Pendant son enfance, August Wilson a rendu David Bedford fou de
rage en quittant l’équipe de football de son lycée. Dans FENCES, Wilson
intervertit ces événements : lorsque Cory est recruté par des entraîneurs de l’université,
Troy refuse de croire que les temps ont changé et ordonne plus ou moins à son fils
d’abandonner le sport. Et quand Cory le défie en refusant de le faire, et que
son père le découvre, le confit éclate.
Plus d’un critique a comparé FENCES à MORT D’UN
COMMIS VOYAGEUR en raison de l’affrontement père-fils qui constitue le cœur de
la pièce. Même s’il s’agit d’un commentaire élogieux, il n’en est pas moins
réducteur. Car quand Troy s’emporte contre Cory, le poussant à s’éloigner de
lui, il trompe aussi Rose pour une femme plus jeune. Son meilleur ami Jim Bono
prend lui aussi ses distances pour ne pas assister à l’autodestruction de Troy.
FENCES n’est pas MORT D’UN COMMIS VOYAGEUR : plus proche du ROI LEAR, il
esquisse le portrait torturé d’un patriarche à la personnalité écrasante, aux
émotions excessives, qui détruit ceux qu’il aime le plus.
Même lorsque Wilson pointe son regard acéré sur les
faiblesses humaines, son jugement est néanmoins tempéré par sa générosité.
Comme Lear, Troy meurt brisé, mais contrairement à lui, il est finalement
pardonné, peut-être même absous. Et cette rédemption doit être interprétée d’un
point de vue à la fois ethnique et individuel. Elle appartient à l’élan vital
que Wilson place au cœur de l’histoire afro-américaine. Comme Wilson l’a confié
à John Lahr du New Yorker en 2001, à l’époque où il s’apprêtait à conclure THE
AMERICAN CENTURY CYCLE, sur lequel il travaillait depuis près de trente ans : « Quand on regarde dans le
dictionnaire le sens du mot «
Noir », on trouve la définition suivante ‘Affecté
par un état indésirable’. On se dit alors que le [fait d’être] Noir est
problématique. Quand des Blancs disent ‘Je ne vois pas de différence de couleur’,
ce qu’ils veulent dire, c’est ‘Vous êtes marqué par cet état indésirable mais
je vais faire semblant de ne pas le remarquer’. Et moi je dis ‘Non, regardez ma
couleur, voyez-là, regardez-moi, je n’ai pas honte de qui je suis et de ce que
je suis’».
Samuel
G. Freedman a commencé à écrire sur August Wilson pour le New York Times en 1984, pendant la première
mondiale de MA RAINEY’S BLACK BOTTOM au Yale Repertory Theatre, pièce
inaugurale de THE AMERICAN CENTURY CYCLE à faire l’objet d’une importante mise
en scène. En 2007, Freedman a été mandaté par le Theatre Communications Group pour
écrire l’introduction du texte de FENCES pour la parution d’un coffret des
pièces de THE AMERICAN CENTURY CYCLE. Chroniqueur pour le Times depuis 2004,
Freedman est également l’auteur de huit livres et enseigne à l’école de
journalisme de l’université de Columbia. Cet essai a été rédigé pour servir de
préface à la parution du scénario de FENCES écrit par August Wilson et publié
parallèlement à la sortie de l’adaptation cinématographique réalisée par Denzel
Washington.
ENTRETIEN
avec Denzel Washington
Comment avez-vous découvert la pièce d’August Wilson ?
J’ai vu MA RAINEY’S BLACK BOTTOM [qui fait partie de
l’ensemble de dix pièces intitulé le PITTSBURGH CYCLE, NdT] en 1984, l’année où
la pièce a été montée, et je me souviens de prestations d’acteurs inoubliables.
Mais c’est surtout Charles Dutton, dans le rôle de Levee, qui m’a époustou_é.
Je n’avais jamais entendu parler de lui et j’ai alors mené mes recherches et
découvert qu’il avait fait de la prison, où il avait commencé à s’intéresser au
métier d’acteur, et puis qu’il avait étudié à la Yale Drama School. Quand j’ai
vu cette pièce, je ne connaissais pas August Wilson. J’ignorais qu’il allait
écrire d’autres pièces extraordinaires, mais quelque part le point de vue qu’il
défendait trouvait un écho chez moi. Je me souviens très bien de cette soirée
au théâtre où j’ai été stupéfait et ému.
Quel est votre souvenir de la première représentation de
FENCES à Broadway ?
Je me sentais surtout proche de Cory, interprété par Courtney
Vance, parce que j’avais plus ou moins son âge. Je me rappelle à quel point
Mary Alice, dans le rôle de Rose, semblait frêle à côté de James Earl Jones,
qui campait Troy. J’avais vu James dans le rôle d’Othello avec Christopher
Plummer à Broadway. Et je l’avais aussi vu dans le rôle d’Œdipe Roi à St. John the Divine. En réalité, je m’étais même invité
dans les coulisses ! Il ne me connaissait pas, mais j’imagine qu’il a dû se
dire que j’étais un jeune comédien et il m’a donc laissé faire. Il y avait du
monde qui était venu le voir et j’observais son maquillage et les bagues qu’il
portait pour les besoins de la pièce. Je me suis alors mis à les enfiler et
quand on sait que James était un type imposant, les bagues ressemblaient
davantage à des bracelets. Je me souviens surtout de sa corpulence, de sa voix
et de son charisme.
Et sa prestation dans le rôle de Troy ?
Dès que James Earl Jones se produisait au théâtre, je
courais le voir. J’ai fait mes débuts sur scène. Je faisais partie de ces
jeunes élitistes qui ne fréquentaient que le Lincoln Center Theatre. On
n’envisageait pas du tout de faire du cinéma. J’espérais suivre les pas de
James Earl Jones, gagner 650 dollars par semaines et jouer OTHELLO. D’ailleurs,
les deux premiers rôles que j’ai tenus sont EMPEROR JONES d’Eugene O’Neill et
OTHELLO. Mes modèles étaient donc James et Paul Robeson et mon objectif était
de suivre leur chemin.
Est-ce que votre père vous faisait penser, d’une manière
ou d’une autre, à Troy ?
Mon père n’était pas un type dur, mais plutôt doux.
C’était un pasteur, tourné vers la spiritualité. Mais tout comme Troy, ses
préoccupations pour son fils étaient d’ordre pragmatique. Je me souviens qu’il
me tenait des propos du genre «
Trouve-toi un bon métier ».
Il travaillait pour le Service des Eaux de New York et il se rendait dans le nord
de l’État pour contrôler les bassins de retenue. Il nous ramenait des
échantillons d’eau. Il me disait qu’il pouvait me faire entrer au Service des
Eaux et que je pouvais grimper les échelons et devenir directeur d’ici trente
ans. Ce à quoi ma mère répondait : «
Non, il ira à l’université ».
Comment votre père a-t-il réagi en apprenant que vous
vouliez devenir comédien ?
Je
ne me souviens pas de ce qu’il a dit à mes débuts mais je me rappelle que
j’étais allé le voir en Virginie quelque temps après. C’était très gênant parce
que, dès qu’on allait au supermarché ou ailleurs, il n’arrêtait pas
d’interpeler les gens en leur disant : « Vous savez qui c’est ? » Et personne n’en avait la
moindre idée. Mais mon nom est Denzel Washington Jr. et lui, Denzel Washington Sr., se vantait de m’avoir comme fils.
Je suis heureux pour lui comme pour moi d’être devenu comédien. En avril 1991, alors
que je m’apprêtais à aller voir Spike Lee à New York pour MALCOLM X, je me souviens
que mon frère était venu à l’aéroport. Il m’a dit « Viens avec moi et assieds-toi ». Je lui ai répondu : « Je n’ai pas besoin de m’assoir.
Qui est mort ? » Il
se trouve que mon père était mourant. D’où le lien avec la pièce.
Quelle est la place de Troy dans sa propre famille ?
FENCES parle de rêves brisés et de la manière dont on
canalise son énergie. Le film parle de ce qui arrive à un rêve quand il est «
reporté à plus tard » selon le mot de Langston Hughes. Que se passe-t-il quand
on était à la hauteur et qu’on n’a pas réussi à aller au bout de son rêve ?
Comment canaliser son énergie quand on est empêché de révéler son talent au
grand jour ? Troy aurait pu être l’égal de Willie Stargell, formidable frappeur
de l’équipe des Pittsburgh Pirates, mais quand la société a enfin évolué, il
était trop tard pour Troy.
Consumé par son amertume, il veut ce qu’il y a de
mieux pour son fils mais ses ambitions pour lui sont limitées. Rose lui dit : « Cory pourrait aller à
l’université grâce à une bourse pour ses mérites sportifs ». Mais Troy n’a qu’une idée en
tête : il veut que Cory décroche un boulot. Il ne perçoit pas les possibilités
qui s’offrent à lui. Il n’a aucune vision de l’avenir. D’ailleurs, Rose lui
balance : « Le monde est en train de changer
et tu ne t’en rends même pas compte ».
Troy reste prisonnier du passé : il n’est pas armé pour faire face à un monde
en pleine mutation et il est frustré par les occasions qu’il a ratées.
Quand avez-vous rencontré August Wilson ?
Je ne l’ai pas très bien connu. J’ai passé une
journée merveilleuse en sa compagnie au début des années 2000. J’ai pris
l’avion jusqu’à Seattle où il vivait à l’époque. Il a plu toute la journée et
August n’a pas arrêté de fumer. Et il écrivait. Il écrivait GEM OF THE OCEAN, son
avant-dernière pièce, et mon agent m’a conseillé d’aller le voir. Du coup, c’est
ce que j’ai fait et on a bavardé toute la journée. Il m’a parlé du contexte
dont il avait besoin pour écrire ses pièces : il verrouille toutes les portes,
il ferme les fenêtres et il écrit ensuite ce que les personnages lui disent
d’écrire. Le message qu’il voulait me faire passer, c’est qu’il écrivait ce
qu’il se sentait obligé d’écrire. Je comprenais très bien ce qu’il voulait
dire. Je me souviens parfaitement de cette journée. C’était une journée
formidable.
August Wilson est décédé en 2005. Il avait achevé ses
pièces du cycle du « Siècle américain ». Mais il est mort avant que le scénario
de FENCES ne soit écrit. Vous sentiez-vous davantage encore l’obligation de
réaliser ce film ?
Non, je n’avais pas besoin de ça. J’avais déjà toute
la motivation nécessaire.
D’où teniez-vous cette motivation ?
Du texte lui-même. Et d’August. J’ai simplement
essayé de me mettre au service de son œuvre du mieux que je pouvais. Je me sentais
la responsabilité de ne pas me planter ! Quand on est en proie au doute, je
crois bien qu’il faut revenir à la source. S’il y a 25 000 mots dans le
scénario, 24 900 sont d’August Wilson. J’ai peut-être ajouté un dialogue ici ou
là, et j’ai sans doute improvisé de temps en temps, mais ce sont les mots
d’August.
D’un côté, pour les gens de théâtre et du monde de
l’édition, August Wilson compte incontestablement parmi les plus grands
dramaturges de l’histoire mondiale. En revanche, la plupart des gens découvriront
Wilson grâce à ce film. Qu’espérez-vous qu’ils en retiendront ?
Quand on me pose cette question, je réponds toujours
que cela dépend de l’état d’esprit dans lequel on est au départ. Je suis sûr
que le public va passer un bon moment et apprendre quelque chose. Je suis
également certain que les spectateurs pourront admirer de grands comédiens à
l’écran. Et ils découvriront un point de vue qu’ils ne connaissent pas, mais
qui trouve un écho chez eux. C’est lié au rythme et à la musicalité de la langue.
En tant qu’acteur, était-ce différent de camper Troy sur
scène et devant la caméra ?
Je n’aurais pas pu envisager de faire ce film si je
n’avais pas déjà tenu le rôle au théâtre, ce qui m’a permis de mieux cerner
Troy. Ce n’est pas au moment du tournage qu’on peut prendre le temps de
s’interroger sur ce type d’enjeu. Du coup, dès le départ, j’ai eu le temps
d’explorer le personnage. Je savais aussi qu’on avait monté un spectacle qui marchait,
que le public était au rendez-vous et que la critique nous couvrait d’éloges.
Je
savais que ça fonctionnait. Je ne sais pas si, du coup, on sent plus de
pression sur les épaules. On se dit « Ce n’est pas le moment de se planter ! » Tout ce que je savais, c’est
qu’il fallait simplement placer la caméra devant les comédiens et les laisser
faire leur boulot.
Vous êtes-vous inspiré de la mise en scène de la pièce ?
Quand j’emprunte des choses, je les emprunte aux
meilleurs. En réalité, le film, dans sa forme, était très proche de la pièce –
ou, en tout cas, les personnages étaient très proches de ceux de la mise en
scène de Kenny Leon. En revanche, on pouvait se permettre de tourner des scènes
à l’intérieur de la maison des Maxson. Tout ne se passe pas dans leur jardin,
comme dans la pièce. On pouvait explorer des lieux différents. Mais en dehors
de Jovan Adepo (Cory) et Saniyya Sidney (Raynell), la petite fille, on a repris
les mêmes comédiens.
Comment expliquer l’alchimie entre les comédiens ?
La générosité. Il n’y a rien de magique là-dedans. En
remontant la pièce à Broadway, on avait d’innombrables occasions de nous
entraîner face à une salle comble tous les soirs. Du coup, on pouvait identifier
ce qui fonctionnait et ce qui ne fonctionnait pas. Parfois, on jouait en
matinée devant 1 200 lycéens qui bavardaient entre eux pendant qu’on jouait sur
scène. Je me souviens même d’une fois où il a fallu que je m’interrompe. Je me
suis arrêté au beau milieu de la pièce et j’étais là à regarder les spectateurs.
Ils se sont mis à glousser avant de se faire mutuellement signe de se taire et
ils se sont effectivement tus. Je me suis alors dit que je pouvais y aller et
j’ai repris le cours de la pièce. On a vraiment dû faire face à toutes sortes
de situations.
Pour vos partenaires, était-ce difficile de reprendre au
cinéma les rôles qu’ils avaient tenus sur scène ?
J’ai dit à mes comédiens : « Ne vous en préoccupez pas. Ne
changez rien ». À mon sens, le jeu des acteurs
de cinéma n’a rien de spécifique. Il ne faut pas se dire : « Je dois avoir l’air effacé ». Car alors on aura bel et bien
l’air effacé à l’image – sauf si le personnage l’exige. C’est à moi, en tant
que réalisateur, de veiller à l’allure qui se dégage des comédiens et, s’il le
faut, on déplace la caméra. Et si mes acteurs semblent en faire trop, on
reculera la caméra si nécessaire.
Qu’est-ce qui définit le mieux Viola en tant qu’actrice
?
Le mot qui me vient immédiatement à l’esprit est «
puissance ». C’est une comédienne d’une puissance formidable. C’est vraiment le
terme qui me vient à l’esprit : la puissance.
Elle doit vous inciter à être au sommet de votre art…
De toute façon, il faut toujours être au sommet de
son art. Et mieux vaut être au sommet de son art quand on joue du August
Wilson. Ensuite, en tant que réalisateur, je tiens à ce que tous mes acteurs donnent
le meilleur d’eux-mêmes, de Saniyya à Viola. La pièce se déroule entièrement
dans la cour et le jardin de la maison.
Dans le film, on entre chez les Maxson et on se rend
compte à quel point Rose s’occupe bien de son intérieur.
Oui, ce n’est pas parce qu’on est pauvre qu’on vit
forcément dans la saleté ! En réalité, les gens pauvres récurent et nettoient
le peu qu’ils ont plus que les autres. Cette maison était son château et elle
l’entretenait très bien, notamment en protégeant ses plus jolis meubles avec du
plastique.
Vous avez tourné dans le quartier de Hill District à
Pittsburgh où August Wilson a grandi et où neuf de ses pièces, dont FENCES, se
déroulent. Qu’aviez-vous en tête au départ ?
Je ne connaissais pas ce coin avant de me rendre sur place,
de découvrir les lieux et d’y rencontrer les habitants. Il était évident que je
tenais à tourner à Pittsburgh et dans le Hill District.
En revanche, le quartier a beaucoup changé depuis les
années 50, époque à laquelle se passe l’essentiel du film. Des pâtés de maison
entiers ont disparu. Des commerces ont fermé leurs portes. Comment avez-vous
fait en sorte que le Hill District de 2016 ressemble à celui de 1957 ?
Le quartier précis où vivait August, au sud du Hill
District, n’existe plus. On est allés plus au nord et on a trouvé des rues qui
n’avaient pas du tout changé. Il a suffi de supprimer les barreaux des fenêtres
et de remplacer les voitures actuelles par des voitures d’époque.
Les habitants ont dû adorer assister au tournage.
Le quartier tout entier s’est mobilisé pour le
tournage. Les habitants avaient une énergie communicative et ont manifesté leur
passion pour l’oeuvre d’August. M. Greenlee, qui habitait derrière la maison
qui campe celle des Maxson dans le film, a vraiment participé au tournage. Il
avait l’habitude de sortir de chez lui et de nous demander : «Alors, vous en êtes où ?» On lui répondait : « On est en train de tourner, M.
Greenlee » « Très bien. Vous voulez un café ? » C’est tout ce qu’il nous
demandait – si on voulait du café. Les gens du coin nous préparaient à manger.
On a même fini par connaître le pitbull qui nous tournait autour pour qu’on le
caresse… Du coup, on avait le sentiment d’être entre voisins. C’était
l’occasion de mettre Pittsburgh en valeur. C’est là que vivent ces gens et August
est leur héros, leur écrivain, et c’était donc l’occasion de lui rendre
hommage.
Vous avez tourné le film dans l’ordre chronologique, ce
qui est assez rare au cinéma. Pourquoi était-ce si important à vos yeux ?
Je suis comédien avant tout et je sais à quel point
cela peut faire la différence.
Je sais ce qu’on ressent quand on est acteur.
Souvent, vous débarquez sur le plateau le premier jour du tournage et vous
commencez par tourner la scène finale à un moment où vous ne savez même pas
comment votre personnage en est arrivé là. Du coup, on a essayé de tourner dans
l’ordre chronologique à chaque fois qu’on le pouvait.
Avez-vous rencontré des obstacles ?
Aucun qui m’empêche de procéder comme je le voulais.
Quelle que soit la météo, qu’il pleuve ou pas, on a continué à tourner.
Sur le tournage, vous aviez trois casquettes : celles de
comédien, de réalisateur et de producteur. Est-ce difficile de rester concentré
quand on cumule ces trois rôles ?
Je ne me pose pas ce genre de question. Jamais je ne
me suis dit que c’était trop pour moi. Je ne prétendrais pas que c’était plus
simple d’être dans cette position, mais c’était un véritable atout d’avoir joué
dans la pièce. Je n’avais pas besoin de répéter mon texte le soir. Il fallait
que je le revoie de temps en temps, mais quand on est en plein tournage, on n’y
pense pas. On est dans l’action, un point c’est tout. Je dormais deux heures –
trois si j’avais de la chance –, je me levais et je fonçais.
Qu’est-ce qui était le plus important pour vous en tant
que réalisateur ?
La recherche de vérité. De vérité, encore et encore.
D’authenticité. La caméra capte ce qui transparaît sur votre visage. Elle ne
fait qu’enregistrer ce que vous êtes en train de faire. Du coup, si vous n’êtes
pas sincère et que vous n’êtes pas fidèle à votre personnage, la caméra va le
voir et ça se retrouvera à l’image. Plus on s’attache à un contexte bien
particulier, plus on est universel. C’est pour cela que tout doit être authentique,
jusqu’au moindre bouton de chemise. Si l’horloge murale indique qu’il est
14h30, alors votre montre doit aussi afficher 14h30, qu’on la voie à l’image ou
pas.
Viola Davis a expliqué que la perruque qu’elle portait
pour Rose – les mèches de cheveux gris – l’a considérablement aidée à incarner
le rôle. Avez-vous eu besoin d’un costume particulier ou d’accessoires
spécifiques pour camper Troy ?
Sans doute la bouteille de gin. Sa bouteille de gin
du vendredi soir. Elle fait partie du rituel de Troy et Bono. Tout le monde
sait où les trouver. Troy raconte toujours les mêmes mensonges et Rose lui dit
qu’il est un menteur. Et lui n’en fait qu’à sa tête. Leur vie est difficile
mais ils sont heureux. La vie est dure pour tout le monde. Dans certains plans
d’extérieurs, on aperçoit les cheminées au loin qui signalent l’existence d’une
usine. La vie est dure, mais souvent joyeuse. C’est Troy qui bouleverse leur
équilibre en ayant une liaison avec une autre femme. Troy, Rose et Bono ont des
natures heureuses. Mais c’est Troy qui gâche tout.
Je ne me suis pas du tout occupé de mon costume.
Sharen Davis est une extraordinaire chef-costumière et je travaille avec elle
depuis des années. Elle sait comment je fonctionne. Elle a très bon goût et
elle sait y faire. Du coup, je lui fais confiance.
Parlons de la musique. Pour vous et le compositeur
Marcelo Zarvos, quel rôle la musique devait-elle jouer ?
Les mots tiennent lieu de musique. D’entrée de jeu,
Troy n’arrête pas de parler pendant près de 46 minutes. Par conséquent,
personne ne lui donne la réplique avant au moins trois quarts d’heure après la
première scène. C’est alors qu’il essaie d’amener son frère Gabriel chez lui.
Troy ne se tait jamais si bien qu’on sait tout sur ses états d’âme. On n’a pas
besoin de violon pour le savoir.
Ce
que j’ai dit à Marcelo, c’est qu’il fallait être dans la retenue à tout point
de vue. C’est comme une maison. Si chaque pièce est surchargée, l’ensemble est
raté. Les pièces doivent être complémentaires pour qu’au final la maison soit
belle, sans que l’une ou l’autre ne soit trop marquée. Je ne veux pas dire par
là que c’est ce que faisait Marcelo, mais c’est mon rôle de coordonner les
différents éléments de la bande-son : la musique, les dialogues et les effets
sonores.
Vous avez décidé de ne pas vous inspirer du jazz ou du
blues pour la bande-originale alors qu’August Wilson fait souvent allusion à
ces genres musicaux dans ses pièces. Pourquoi ?
Tout d’abord, parce que Troy explique qu’il n’aime
pas le jazz. Son fils aîné Lyons est trompettiste de jazz mais Troy affirme qu’il
n’aime pas cette « musique chinoise ». Ensuite, ce n’est pas un film sur le
jazz. La musique doit accompagner les dialogues.
On ne peut pas avoir un monologue de quatre pages et
faire entendre tout un orchestre dans le même temps. Cela fait trop d’éléments
sonores à mon goût.
On entend plusieurs chansons de gospel, de jazz et de
R&B qui sont soit chantées par un personnage, soit diffusées en
arrière-plan. Comment les avez-vous choisies ?
Nous avions un formidable coordinateur musical, Jay
Richardson, à qui j’ai demandé de se plonger dans les musiques de 1957 et du
printemps 1958 et de voir ce qu’il pouvait me faire entendre. Il m’a proposé
plusieurs titres et c’est le film qui, pour ainsi dire, vous signale les
musiques qui ne fonctionnent pas. On peut essayer d’utiliser un morceau à tout
prix mais le film vous dira qu’il n’en veut pas. En général, j’ai une assez
bonne oreille pour le déceler.
Comment s’est passé le montage ?
C’était assez inhabituel car on voulait respecter les
dialogues de la pièce jusqu’au bout. J’ai souhaité laisser le monteur
travailler seul et me proposer sa version. J’ai visionné ce premier montage et
je me suis ensuite intéressé au jeu des acteurs. C’était un processus assez
lent car on savait où on commençait et on était conscient qu’on n’allait
certainement pas réécrire le troisième acte ! La question qui se posait était
de savoir à quel moment tel ou tel acteur devait apparaître à l’image. Quand un
personnage parle pendant de longues minutes, on ne peut pas filmer la même personne
pendant tout ce temps. Du coup, il faut savoir à quel moment couper pour cadrer
son interlocuteur.
Je me souviens d’en avoir parlé à ma femme et elle
m’a dit : « Cette fois, je n’ai pas forcément
à regarder tous les personnages en même temps ». Je lui ai répondu : « C’est logique puisqu’il s’agit
d’un film ». Au théâtre, le spectateur peut
décider qui il a envie de regarder : il peut même dévisager un comédien qui ne
parle pas. Mais au cinéma, on ne peut pas se contenter de faire un plan large
pour cadrer tous les acteurs : ils seront tous filmés de profil. Il faut donc
faire des choix. Et c’était une démarche assez longue. Pourquoi filme-t-on Cory
et pas sa mère alors que c’est elle qui a un long monologue ? À quel moment
est-il important que le spectateur sache qu’il l’écoute ? Ou qu’il voie l’effet
que cela produit sur lui ? C’est le genre de questions qu’on se pose.
Viola a déclaré que vous lui aviez donné d’excellents
tuyaux pour sa dernière grande scène avec Cory. Elle lui reproche de ne pas vouloir
assister à l’enterrement de Troy et en même temps, elle fait le bilan de la vie
de Troy, de ses qualités et de ses défauts d’être humain. Viola se souvient que
vous lui avez dit qu’en réalité elle s’adresse à Cory.
Le monologue en tant que tel n’existe pas. On
s’adresse toujours à quelqu’un.
Les propos qu’elle tient s’adressent à lui. Du coup,
il faut qu’elle arrive à le convaincre.
C’est le type de question qu’il faut poser à un
acteur : « Est-ce que tu pense qu’il te croit
? » Quand on dirige un comédien, on
essaie de lui poser les bonnes questions. On ne doit pas malmener les
comédiens. Il m’est arrivé, en tant qu’acteur, qu’un réalisateur me dise : « À mon avis, ton personnage
agirait plutôt comme ceci ou comme cela ». Et je lui réponds : « Alors pourquoi tu ne te lèves pas
et tu ne viens pas le faire à ma place ? » Il y a toutes sortes de vérités. Ce n’est pas parce
que je suis le réalisateur que je connais forcément la vérité. Je suis là pour
explorer et découvrir, comme tous mes collaborateurs et partenaires. 80% du
succès tient au casting. Si vous réunissez les meilleurs, il est préférable de
les laisser agir comme ils l’entendent et de voir le résultat.
Avant d’entamer cet entretien, vous m’avez confié que
vous aviez un rituel consistant à demander tous les jours à August Wilson – ou
plus exactement à son esprit ou à son âme – ce qu’il pensait de votre travail.
Ce n’était pas qu’un simple rituel. Lorsque je ne
trouvais pas de réponse à un problème, à un dé_ ou à un dilemme, je me disais
parfois que c’était parce qu’August n’était pas satisfait. Ça m’est arrivé tout
au long du tournage. Pourquoi n’a-t-il pas mis cet élément à cet endroit ? Eh
bien, sans doute parce qu’il n’en voulait pas. Que se passerait-il si je le
mettais quand même ? Parfois, on évoque plusieurs idées jusqu’à ce qu’on se
rende compte qu’elles ne sont pas bonnes. Mais il faut bousculer ses certitudes.
Il faut constamment se poser des questions. Je savais simplement que je ne
voulais pas me reposer sur le succès de la pièce. On a eu beaucoup de succès et
c’était formidable. Cette fois, on repartait à zéro ou, en tout cas, c’est
comme ça qu’on voyait les choses. On remettait les compteurs à zéro.
Il y a un moment particulièrement poignant pendant la
dernière scène. Gabriel joue de la trompette, tentant de laisser Troy accéder
au paradis.
Il arrive en courant et il ouvre le portail de la
clôture que Troy a construite. Et le portail reste ouvert. Il court et on le voit en plan large –
dispositif que j’ai souvent utilisé.
Il appelle Troy et, tout en l’appelant, il désigne sa
trompette et s’exclame «
Troy ». À ce moment-là, le portail se referme tout seul. Et les
gens autour de lui ont dit : «
ça alors ! C’est August. August voulait lui
aussi être là ». Il est donc venu et il a refermé
le portail derrière lui. Comme s’il nous disait : « Très bien, désormais nous pouvons
finir le film ».
Que pensiez-vous de ce plan final sur les portes du
paradis qui s’ouvrent ?
Dans ses didascalies, August écrit que les portes du
paradis devraient être aussi grandes ouvertes que l’armoire de Dieu. Comment
transposer ce genre de consigne sans en faire trop ? Est-ce qu’on ne risque pas
de détourner rapidement l’attention du spectateur ? Que faut-il montrer ? On a
décidé de ne pas trop en montrer. De même qu’on voit très peu le requin dans
LES DENTS DE LA MER. On ne voulait pas trop en voir – ce qu’on voulait, c’était
voir la réaction de Rose, Cory et les autres. Quant à ce qu’on a cru voir,
c’est peut-être notre imagination qui nous joue des tours.
Que pensez-vous du rapport d’August Wilson à la religion
?
Je préfère le terme de « spiritualité » car dès qu’on
parle de «religion», l’homme s’en mêle. Il a tendance à penser que sa religion
est la bonne et pas celle de son voisin… De toute évidence, August était habité
par la spiritualité, tout comme moi. J’essaie de faire en sorte que chaque
geste de mon quotidien soit empreint de spiritualité. Je commence ma journée
par une prière. Je ne dis pas aux autres ce qu’ils sont censés croire et je
n’aime pas le mot de « religion ». Parce qu’à mes yeux, c’est une invention de
l’homme. Ça sent l’homme à plein nez.
FENCES se déroule à une époque très précise – 1957 –
même si la scène finale se passe en 1965. Vous demandez-vous si le film est
encore actuel ?
Malcolm X disait que pour savoir où on va, il faut
savoir d’où l’on vient. Du coup, je pense que la dimension historique est
essentielle : il faut connaître les combats qui ont été livrés, et les sacrifices
qui ont été consentis, avant notre naissance. Mais on ne peut pas plaquer cette
réalité. On ne peut pas faire n’importe quoi uniquement dans le but de coller à
l’actualité.
Vous avez dit que plus on s’attache à un contexte bien
particulier, plus on atteint l’universel. En quoi le film est-il universel ?
Je fais mon boulot, je tourne le film, et je vois
ensuite l’effet qu’il produit sur moi. Je ne cherche pas à dire aux autres ce
qu’ils devraient ressentir, mais il faut quand même dire qu’August Wilson a
écrit un chef d’œuvre et Dieu seul sait pourquoi il touche les gens. C’est
toute la beauté de sa création. Venez voir le film et vous essaierez de
comprendre pourquoi.
Je suis heureux que FENCES puisse être découvert par
un large public. J’ai lu que le texte était beaucoup étudié à l’école. Il est
donc possible que de nombreux jeunes en aient davantage entendu parler que les
gens de ma génération. C’est un privilège de faire connaître au plus grand
nombre l’œuvre d’August Wilson : je prends cette mission au sérieux et je suis
conscient qu’il s’agit d’une grande responsabilité. Ça fait partie de mon
boulot de sensibiliser le grand public à son œuvre afin qu’il comprenne pourquoi
il compte parmi les plus grands. Il se compare à Tennessee Williams, Arthur Miller,
Eugene O’Neill, Edward Albee. Je suis heureux de contribuer à faire connaître son
génie au monde entier.
Vous avez dirigé des comédiens exceptionnels. Nous avons
déjà évoqué Viola Davis dans le rôle de Rose. Pouvez-vous nous parler des
autres acteurs ?
Jovan Adepo joue Cory. Je voulais vraiment bousculer
les jeunes acteurs qui auditionnaient pour le rôle de Cory pour voir s’ils
tiendraient la distance. Car ils devaient se plonger dans un univers qu’ils ne
connaissaient pas. Surtout Jovan qui a un rôle très important. Il était très
largement au-dessus des autres comédiens que j’ai rencontrés. Il dégage un
naturel et une sincérité incroyables. Jovan était censé tourner avec Antoine
Fuqua dans une série tirée de TRAINING DAY [film de Fuqua avec Denzel
Washington dans le rôle principal]. Du coup, j’ai interrogé Antoine pour savoir
ce qu’il en pensait et il m’a répondu : «C’est
le meilleur, et de très loin».
Je lui ai demandé pourquoi il ne l’avait pas engagé. Il m’a dit : «Il n’est pas assez nerveux. Il me
fallait quelqu’un d’un peu plus nerveux pour notre série, mais c’est le meilleur
acteur qu’on ait auditionné».
Inutile de dire que cela donnait un net avantage à Jovan.
Et Stephen McKinley Henderson qui campe Bono ?
Stephen a une très longue carrière qui remonte aussi
loin que celle d’August. Je crois qu’il s’est produit dans toutes les pièces du
cycle du « Siècle américain » et c’est un des comédiens de théâtre les plus
chevronnés. Je suis très heureux de ma collaboration avec Stephen et Mykelti
Williamson car ils ont tous les deux d’impressionnantes carrières et qu’ils ont
travaillé avec plusieurs metteurs en scène. Ce sont tous les deux des vétérans
de la scène et ils connaissent parfaitement leur rôle. Désormais, une toute
nouvelle génération a l’occasion de les connaître ou de les redécouvrir.
Qu’est-ce qui vous a marqué dans le jeu de Stephen ?
Bono est comme le bassiste du groupe. Il est solide.
J’ai monté des plans de lui où il se contente de regarder. Il ne manque rien de
ce qui se passe autour de lui : il dévisage la femme, puis il regarde Troy.
Troy ne se rend même pas compte que Bono le regarde. Mais on sent le regard de
Bono. Bono ressent les choses. Il observe constamment ce qui se passe autour de
lui. Je ne dirais pas qu’il incarne une certaine forme d’intégrité mais il dit
quand même à Troy : « Tu t’amuses avec deux femmes et, tôt
ou tard, tu laisseras tomber l’une des deux ».
Parlez-moi de Russell Hornsby dans le rôle de Lyons.
Je me souviens d’un jour où on tournait une scène en
extérieur avec Rose et Cory et j’ai eu une intuition. J’ai dit : « Faisons venir Lyons et
demandons-lui de se placer dans la cuisine et filmons-le en train d’écouter ». Et voilà un homme – un adulte
– qui apprend des choses sur son père par une femme qui n’est pas sa mère, et
qui parle à son demi-frère, sans qu’aucun des deux ne se doute que Lyons les
entend. Une fois qu’on a installé la caméra et que j’ai vu le plan, j’ai dit à
mon équipe que ce n’est pas le genre de dispositif qu’on peut mettre en place
au théâtre – sauf si le personnage était à la fenêtre, ce qui aurait semblé
étrange. Mais on sent sa présence. Cette scène m’a beaucoup plu.
Et Mykelti dans le rôle de Gabriel ?
Mykelti est un amour. C’est un type très costaud,
mais très doux et spirituel. Sa carrière est fascinante et ce _lm est comme un
retour aux sources pour lui. À mon avis, pas mal de spectateurs se diront « Ah oui, j’ai déjà vu sa tête ». Il a toujours été bon et il
est tout aussi excellent aujourd’hui.
Nous avons évoqué les acteurs. Parlons désormais de
votre chef-monteur, Hughes Winborne.
Nous avons travaillé ensemble sur THE GREAT DEBATERS
[deuxième _lm réalisé par Denzel Washington, NdT]. C’est notre deuxième _lm
ensemble. Il a remporté un Oscar pour COLLISION. Il est très sensible et il est
très posé. Et il a une formidable intuition. J’adore le regarder travailler
parce qu’il commence par poser ses mains un peu partout et qu’il sait
instinctivement à quel endroit couper. Je ne dirais pas que c’est une seconde
nature chez lui mais il possède un rythme qui s’accorde très bien au texte
d’August. Il a fallu qu’on trouve le bon rythme. Chez August Wilson, comme chez
Shakespeare, un paragraphe a parfois du sens et s’il y a trop d’espaces et trop
de respirations entre les mots, cela peut gâcher le texte.
Pourquoi avez-vous choisi de travailler avec la
directrice de la photo Charlotte Bruus Christensen ?
Elle
est très douée. Hollywood commence à la découvrir et elle est désormais extrêmement
sollicitée. Elle est très rigoureuse et elle a un vrai point de vue, ce qui
était une bonne chose car nous avons tous les deux des avis très tranchés. Elle
adore le cinéma, elle déborde d’idées et elle note ses réflexions. Elle avait
toujours énormément de propositions à faire – et c’est génial pour un
réalisateur.
Vous
avez apporté un soin particulier au décor et vous avez tenu à reconstituer le
Hill District de 1957 avec la plus grande exactitude. Parlez-moi de votre
chef-décorateur, David Gropman.
Il est très sensible et il est partisan de la plus
grande retenue – il n’est pas du genre à aller dans l’emphase. On ne remarque
pas les coutures dans son travail. Jamais je ne me suis dit « ça, c’est vraiment excessif ». Tout était d’une grande
justesse, qu’il s’agisse d’une paire de lunettes ou d’une tasse à café.
Les décors s’inspirent-ils des photos de Teenie Harris ?
Pendant des dizaines d’années, il a photographié les quartiers noirs de
Pittsburgh et il a pris des dizaines de milliers de clichés.
Oui,
il a tout photographié. Mais il se contentait d’une seule prise. Il disait
qu’il laissait les autres photographes travailler et mitrailler dans tous les
sens tandis que lui trouvait le bon emplacement d’où faire sa photo. Il était
connu pour enlever l’ampoule de son _ash et la glisser dans sa poche. Avec
FENCES, j’espère qu’on a aussi réussi à transposer l’âme de Pittsburgh.
ENTRETIEN
avec Viola Davis
Aviez-vous vu FENCES à Broadway ? Si oui, quels souvenirs
en gardez-vous ?
Je n’ai jamais vu FENCES quand la pièce a été montée
à Broadway en 1987. Je venais d’un milieu très modeste et j’étais étudiante à
Rhode Island College et je crois bien que c’est à cette époque que j’ai entendu
parler pour la première fois d’August Wilson. Je suivais une spécialisation en
études théâtrales à Rhode Island College et les seuls dramaturges qu’on
étudiait étaient Arthur Miller, Eugene O’Neill et Tennessee Williams. C’étaient
les seuls que je connaissais bien. En dehors de Ntozake Shange, auteur de FOR
COLORED GIRLS, je ne connaissais pas de dramaturge afro-américain contemporain.
Jusqu’à ce qu’une de mes profs, Elaine Perry, me fasse lire MA RAINEY’S BLACK
BOTTOM et me demande si j’avais déjà entendu parler d’August Wilson. C’est ce
jour-là que j’ai découvert son existence.
Dans quel état d’esprit étiez-vous en découvrant son œuvre
?
Elle m’a marqué autant que ma visite de la Black
Heritage Society dans le Rhode Island. Je m’en souviens très bien : c’était en
1981 – un jeudi, si ma mémoire est bonne –, pendant l’été, et il faisait un
temps magnifique. Mais dans la salle des archives, j’étais plongée dans une
microfiche sur des esclaves abolitionnistes qui savaient écrire et qui, en
réalité, étaient des intellectuels. Je me souviens très précisément de ce jour-là
parce que personne ne m’en avait parlé auparavant. J’ai grandi dans un milieu majoritairement
blanc et les enseignants nous racontaient seulement que les Noirs, à l’époque
de l’esclavage, ne savaient ni lire, ni écrire. Ils ne savaient rien faire. Et
je les ai crus parce que personne ne les a jamais démentis. Du coup, quand j’ai
découvert cette autre vérité, tout un monde s’est ouvert à moi. J’ai eu la même
réaction lorsque ma prof m’a prêté la pièce d’August Wilson. Une porte
s’ouvrait dans mon esprit sur un monde insoupçonné.
Dans FENCES, vous incarnez Rose Maxson, l’un des rôles
féminins les plus marquants dans l’œuvre d’August Wilson. Plus tôt dans votre
carrière, vous avez campé d’autres personnages de l’auteur, comme Mattie dans
JOE TURNER’S COME AND GONE, Vera dans SEVEN GUITARS et Tonya dans KING HEDLEY
II. Quel est le regard d’August Wilson sur les femmes ?
Il faudrait sans doute poser la question à August
Wilson, mais il n’est malheureusement plus là pour y répondre. Pourtant, je me
souviens de ce qu’il m’a raconté en parlant de Vera dans SEVEN GUITARS : alors
qu’il était en train d’écrire sur ces hommes qui faisaient de la musique dans
le jardin, une femme est soudain arrivée et a déclaré : « Écoutez, j’ai quelque chose à
dire ». Il a été très surpris et lui a
demandé : « Comment vous appelez-vous ? » Elle a répondu : « Vera ». Et c’est comme ça que le
personnage est né.
L’art en soi est très fragile. La musique, l’art
dramatique, l’écriture sont d’une grande vulnérabilité. Quand on écrit de
manière spontanée, on peut commettre des erreurs. Mais ce qui distinguait
August – et qui explique son génie –, c’est qu’il était habité par une grande
spiritualité. C’est ce qui lui permettait de se laisser inspirer par les autres.
Il accueillait dans son monde les gens tels qu’ils étaient, quelles que soient leurs
origines. Quand on était en sa compagnie, il lisait en vous comme dans un livre
ouvert et ça se sentait.
Je retrouve ça dans ses personnages. Je le retrouve
chez Vera. Je le retrouve chez Mattie. August comprenait parfaitement la nature
des femmes et il savait quel stade avait atteint leur émancipation. C’était son
don. Il avait un merveilleux don de sensibilité et d’empathie.
Quelles femmes vous ont inspirée pour Rose ?
Les femmes qui m’ont inspirée sont ma mère, mon
attachée de presse, mon agent et… moi-même. Toutes les femmes que j’ai
croisées, noires ou blanches. Toutes celles que j’ai croisées et qui ont fait
preuve de sacrifice et de don de soi et qui ont accepté de renoncer à un peu de
leur bien-être personnel pour le bien de tous. C’est la force des femmes. Je
cite toujours Betty Friedan, grand auteur féministe, qui disait que les femmes
se cachaient derrière leur rouge à lèvre parfaitement dessiné et leurs parquets
parfaitement cirés. Elles y cachaient leur souffrance.
Rose en est la plus parfaite illustration. Et, du
coup, Rose incarne toutes les femmes.
On nous apprend à faire taire nos rêves, nos espoirs
et notre point de vue sur le monde. Même en 2016, alors qu’on a obtenu le droit
de faire ce qu’on veut, quelque chose nous empêche de nous exprimer – nous en
empêche totalement. Et on ressent une douleur profonde, la douleur de l’animal
pris au piège. Quand ça finit par s’arrêter, je ne vois pas de plus belles
paroles que celles de Rose pour exprimer ce qu’on ressent.
Est-ce que le passé de militante des droits civiques de
votre mère vous a aidée à construire le personnage de Rose ?
Mon interprétation de Rose – et ma compréhension du
personnage – est beaucoup plus simple que ça. Elle est liée au mariage – à cet
engagement que l’on prend vis-à-vis de quelqu’un à travers les liens du mariage
et à l’abnégation absolue dont on fait preuve. Vous savez – j’ai moi aussi fait
preuve d’abnégation, d’une certaine façon, quand je me suis mariée il y a
treize ans. On doit tous à un moment donné de sa vie faire preuve d’abnégation,
même si on ne peut pas comparer la situation de 1957 à celle d’aujourd’hui :
Rose, elle, a beaucoup plus de mérite que moi. Elle a consacré toute sa vie à
bâtir son foyer. Son identité, c’est sa famille. Si vous demandiez à Rose ce
qui l’anime et quel est son plus grand désir dans la vie, elle vous répondrait
qu’elle aspire à être utile. Et sa manière d’être utile, c’est de souder sa
famille. De consolider ses liens. C’est ça, son vrai pouvoir. C’est ce qui la
rend heureuse. Par conséquent, quand elle est privée de ce bonheur et de ce
sentiment d’être utile – ce sont les mots qu’elle emploie –, c’est beaucoup
plus personnel et intime qu’un discours politique.
C’est un discours personnel.
Est-ce que le choix des accessoires, et même des
costumes, vous a aidée à camper Rose ?
Je voulais que Rose donne l’impression qu’elle a été
marquée par la vie – j’y tenais absolument. D’où ses cheveux grisonnants, ses
rides profondes, et la simplicité de ses tenues. On imagine que lorsqu’elle
s’est acheté ces vêtements, ils étaient sans doute neufs et impeccables, mais
ils sont désormais défraîchis. Je voulais montrer l’importance de son sacrifice
avant même qu’elle n’apparaisse à l’écran. J’ai trouvé que c’était très
précieux.
Autant dire que le gris de la perruque comptait
beaucoup à mes yeux. Je ne voulais pas qu’elle donne le sentiment de débarquer
de la sitcom THE BRADY BUNCH.
Je sais que le film se déroule dans les années 50 et
pour l’essentiel dans un milieu blanc. Dans les années 50, les femmes étaient
tirées à quatre épingles et correspondaient totalement au fantasme masculin. Je
pense que Rose s’en moque complètement. Elle a fait du chemin dans sa vie. Il
faut bien voir que Rose est devenue la femme qu’elle voulait être vers la fin
du film. Comme elle le dit elle-même : «
J’ai sacrifié une part de moi-même à Troy ».
Et Rose a bâti son foyer pierre par pierre,
progressivement – mais a-t-elle d’autre choix ? C’est un thème majeur dans
toute l’oeuvre d’August. Tout le monde veut laisser une trace à sa façon.
Hedley veut devenir un grand homme. Floyd « Schoolboy » Barton, qui chante du
blues dans SEVEN GUITARS, veut devenir un grand homme. Il l’affirme d’ailleurs
: « Je veux que mon oeuvre soit
diffusée dans le monde. Je veux qu’elle soit connue et qu’elle touche quelqu’un
dans le monde ». Dans MA RAINEY, Levee aspire à
devenir l’homme que son père n’a pas pu devenir. Son père a été lynché, pendu à
un arbre. Herald Loomis dans JOE TURNER est l’incarnation même de celui qui a
perdu son âme : « Où suis-je », demande-t-il. « Où est ma place dans le monde ? »
Tout le monde veut devenir quelqu’un, et c’est la
même chose pour ces femmes qui souffrent non seulement de sexisme mais de
racisme. Du coup, où est ma place ? Comment laisser une trace ? Pour Rose,
c’est à travers sa maison. Elle est entretenue comme on le voit dans le _lm
parce que c’est sa seule possession. Quel que soit le regard qu’on porte sur
elle, cette maison est son rêve. Mais elle est aussi sa tombe.
À votre avis, en quoi le film est-il à la fois fidèle
aux personnages noirs qu’il met en scène, tout en dépassant la seule identité
noire ?
L’universalité de FENCES tient au fait que, quelle
que soit la couleur de ma peau, je suis avant tout un être humain. Je ne me
sens pas différente des autres, sauf dans la mesure où la société m’a fait
comprendre que je n’avais pas les mêmes origines que les autres. FENCES parle
de mariage, d’identité, du rôle des parents et des relations père-fils. FENCES
parle aussi des rêves déchus. August a créé une œuvre en tout point comparable
à LA MORT D’UN COMMIS-VOYAGEUR d’Arthur Miller.
Avant cette pièce, le héros était un dieu, un roi.
Arthur Miller a imaginé l’antihéros – l’être imparfait. Aux yeux de Cory et
Rose, Troy est leur dieu. Il est toute leur vie et ils ont le sentiment qu’il
incarne une forme d’équilibre absolu. Pour autant, il est loin d’être parfait,
mais il fait de son mieux en fonction de ce qu’il sait. Je crois qu’on peut tous
s’identifier à ces personnages.
Le pire dans le racisme, c’est cette crainte de ne
pas se sentir concerné par cette histoire, soi-disant parce que ses personnages
sont différents des autres. En réalité, si je peux me sentir concerné par LA
MORT D’UN COMMIS-VOYAGEUR, VUE DU PONT ou LE LONG VOYAGE VERS LA NUIT, alors
tout le monde peut se sentir concerné par l’histoire de Troy, Rose et Cory.
S’il y a bien une chose que j’ai apprise quand j’ai
débuté dans le métier – et qui me semble tout aussi importante encore
aujourd’hui –, c’est que le public participe à la création du spectacle.
Certains spectateurs se disent sans doute qu’une fois que le spectacle est
monté, ils viennent voir, par curiosité, à quoi il ressemble. Mais il faut qu’ils
soient conscients qu’en réalité ils participent à sa création. Il faut qu’ils
viennent voir la pièce en en étant parfaitement conscients.
Vous avez été plébiscitée dans le rôle de Rose dans la reprise
de FENCES, à Broadway, en 2010. Est-ce très différent de le jouer sur scène et
pour le film ?
Quand on joue à Broadway, on doit prendre en compte
le fait qu’on est face à un millier de spectateurs, voire plus. On ne peut pas
ne pas y penser. En dehors de ça – et je suis consciente d’être un peu
désinvolte en le disant – il n’y a pas de différence. Les gens croient à tort
que lorsqu’on joue dans un film, on doit forcément être dans la retenue : si on
n’est pas dans la retenue, alors on n’est pas sincère. Comme s’il fallait absolument
se faire discret.
L’écriture d’August est souvent d’une grande
sobriété. Dans «Seven Guitars», Vera est résolument dans la retenue. Mais il
arrive aussi qu’August soit dans l’excès. Et ce n’est pas parce qu’un
personnage est dans l’excès, ou qu’une réplique est excessive, qu’ils ne sont
pas sincères. Si je dis ça, c’est parce que pendant les répétitions avant le
début du tournage, on a répété cette scène où je dis à Troy «Je resterai à tes
côtés». Et au moment des répétitions, j’ai joué la scène avec un maximum de
sobriété.
Mais quand on connaît Denzel, on sait qu’il tient
beaucoup à la sincérité. Une sincérité brutale s’il le faut. Et il m’a dit : « ça ne
marche pas ». Il a ajouté : «
N’hésite pas à en rajouter. Sois délibérément dans l’exagération ». Et je lui ai répondu : « Très bien ». Du coup, j’en ai rajouté dans
mon jeu et il m’a dit : «
Tu vois, je n’ai pas trouvé ça excessif ». J’ai alors compris ce qu’il voulait dire – ce que
j’ai toujours su parce que je suis actrice : il faut être observateur.
J’observe tout ce qui se passe autour de moi d’une manière différente des
autres. Je vois des choses qui peuvent échapper aux autres. Je m’imprègne de
tous les événements de ma vie comme une éponge. C’est pour cela que je me souviens
de chaque moment important de mon existence.
La fois où j’ai découvert que mon petit ami dont
j’étais follement amoureuse me trompait. La fois où mon père rendait son
dernier souffle et l’infirmière de l’hospice prenait son rythme cardiaque au
stéthoscope. Je me souviens de ma réaction à ce moment-là – de la moindre
respiration qui s’échappait de ma bouche. De la vision de son corps, de celle
de ma mère et de sa réaction. Et les choses ne se déroulent pas toujours dans
la sobriété. La vie n’est pas toujours subtile. Du coup, quand on joue une
scène en s’inspirant de la vie, c’est comme si on jouait un morceau de musique au
sein d’un orchestre.
Pour être l’égal de Troy, il est impossible de se
montrer humble ou modeste. D’ailleurs, il n’aimerait pas être marié à quelqu’un
de trop effacé.
Il y a des moments où, dans sa vie, Rose est effacée.
Elle s’efforce de s’effacer pour que son couple tienne la route. Et elle a
besoin que son couple tienne la route pour qu’elle-même puisse vivre. Il y a
des moments où elle s’en accommode. On le voit dans l’une des premières scènes
du _lm. Elle lui dit : «
Il parle à nouveau. Je suis parfaitement au courant, Troy. Oui, je suis au
courant, mais écoute-moi, Troy. Très bien. Je sais. Je sais. Allons, Troy,
arrête de parler de sexe comme ça. Allons ». Elle s’en accommode jusqu’à ce qu’elle n’y arrive
plus. Et quand elle n’y arrive plus, c’est à ce moment-là que ses cheveux
deviennent grisonnants, que ses rides sont plus marquées, que ses vêtements
semblent usés et que son corps vieillit. Tout ce qu’elle a réprimé jusque-là
doit s’exprimer au grand jour. C’est ce que raconte la pièce. Quelque chose
d’important est en train de se passer. Quelque chose d’important est en train
de se passer qui, pour la première fois, n’est pas censuré.
Pouvez-vous me parler de la scène où Cory débarque et
annonce à Rose qu’il n’ira pas à l’enterrement de Troy ? Comment avez-vous
préparé cette scène ?
Pour moi, ce dialogue final entre Cory et Rose a été
très difficile. Pour être honnête, je ne pense pas m’en être bien sortie à
l’époque où on jouait la pièce. Cela tient notamment au fait qu’à mon sens,
c’est un moment trop intime au théâtre. Mais je dois dire que ce dialogue est
beaucoup plus difficile que la célèbre tirade où elle dit « Je serai toujours à tes côtés,
Troy ». Et c’est notamment parce qu’il
ne s’agit pas d’un monologue. Comme le disait Denzel, « C’est pour lui que tu t’exprimes
comme ça, pas pour toi ».
Ça, c’est la première chose. Ensuite, il y a tout le
non-dit : « Je m’apprête à enterrer l’homme
avec qui j’ai vécu pendant trente ans. Et j’éprouve encore de l’amour pour lui
aujourd’hui. Je suis toujours en colère ». Ce qui rend cette tirade extrêmement difficile,
c’est que je pardonne tous ces actes qui ont une incidence sur le récit mais
qui restent dans le non-dit. Cette tirade me fait penser à une citation de Jack
Korn_eld, célèbre psychothérapeute formé pour devenir moine bouddhiste. Je le
cite de mémoire : « Pardonner revient à abandonner
tout espoir d’un passé différent ».
Voilà ce que sous-entend Rose dans cette scène : « Je ne peux pas t’expliquer pourquoi
ton père a agi comme il l’a fait avec toi. Je ne peux pas t’expliquer pourquoi il
a été aussi violent. Je ne peux pas. Seul Dieu le pourrait. Mais tout ce que je
peux te dire, c’est ‘Moi non plus, je n’ai pas assuré’. Et je peux aussi te
dire qu’il a fait de son mieux. Voilà ce qu’il t’a donné : c’est le mieux qu’il
pouvait faire. C’est tout ».
Comment décryptez-vous cette dernière scène où l’on voit
presque les portes du paradis s’ouvrir pour accueillir l’âme de Troy ? Je vous
pose la question parce qu’August Wilson avait une posture très complexe à
l’égard des religions officielles, et notamment du christianisme.
J’adore le point de vue d’August sur la religion,
précisément parce qu’il est complexe. Les Noirs américains, dans leur ensemble,
ont un rapport très spécifique avec Dieu parce que, pendant longtemps, ils
n’avaient rien d’autre. Il nous fallait un espace, un sanctuaire, où l’on
pouvait avoir le sentiment que notre vie avait de la valeur et où l’on pouvait
lâcher prise. L’Église jouait un rôle très précis dans notre vie.
Ce qui me plaît beaucoup, c’est le sort qu’August
réserve à la religion. Dans la plupart des films sur les Noirs, il y a toujours
une scène d’église et une musique particulière qui l’accompagne. Mais il n’y a
pas de place au doute. Ce qui est formidable dans FENCES, c’est qu’il y a une
scène avec Rose à l’église, mais qu’on voit aussi Troy en colère après Dieu. Il
est en colère parce que Dieu lui a pris quelque chose.
«Je t’attends, Dieu. Viens donc me
trouver. Tu veux me faire ça ? Tu veux me prendre quelque chose. Je ne peux
même plus respirer. Tu m’as retiré mon moyen de subsistance, une discipline où
j’excellais – une discipline qui m’a permis de trouver mon identité. Et
maintenant, tu me retires cette femme qui m’a procuré joie et confort. Tu veux
me retirer ça…» C’est difficile. C’est comme une
vague qui s’avance, puis qui recule. C’est un mouvement qui va jusqu’à la
haine, la colère et la souffrance. Chez Rose, la religion est un réconfort.
J’adore cette trajectoire émotionnelle et spirituelle qui, à mon avis, fait
sans doute écho au rapport d’August à Dieu.
Le sentiment que m’a inspiré la scène finale de
FENCES, c’est ce que j’ai ressenti quand mon père est décédé. Ce qui
réconfortait beaucoup mon père vers la fin de sa vie, c’est que les gens prient
pour lui. Parce qu’il envisageait sa propre mortalité. Il voyait l’omnipotence
de Dieu, et c’est ce qu’on dit en général du héros tragique : il s’apprête à
rencontrer son Créateur.
Ce qui m’a plu dans cette scène finale, c’est que
Troy a trouvé sa place. Il peut considérer qu’il est dans la cour des grands.
Il a le sentiment que sa vie a eu un sens. Sa vie n’a pas été parfaite, mais
elle a eu un sens. Et en tenant le rôle du messager – en jouant de la trompette
pour que s’ouvrent les portes du paradis –, il donne une transcendance à cette
scène.
En quoi votre père vous rappelle-t-il Troy ?
Il m’a fait penser à Troy parce qu’il était très,
très loin d’être parfait ! Troy appartient à la même génération que mon père.
Mon père est né en 1936. Pour lui, la discipline passait par les coups. Et son
propre père, tout comme le père de Troy, le battait, sans doute parce qu’il
était issu de la première génération qui n’avait pas connu l’esclavage. Pour
lui, il n’y avait que les coups et la violence physique. Ces hommes ne savaient
pas bien comment assumer leur rôle de père.
Ils devaient aussi subir les conséquences de leurs
rêves déchus, de leurs occasions manquées. Il faut bien voir qu’en 1936, rares
étaient ceux qui faisaient des études. On ne se posait pas la question de
savoir quel boulot on allait faire ou dans quel domaine d’activité on
souhaitait travailler. Quand on était un homme noir, originaire de Caroline du
Sud, comme mon père, on avait un avenir très limité, pour ne pas dire très
sombre. Mon père est resté analphabète jusqu’à l’âge de 15 ans et n’a jamais vraiment
su très bien lire ou écrire. Il avait aussi un problème d’alcoolisme. Mais il avait
un regard sur le monde très particulier, et on ne pouvait pas en discuter avec lui.
Il était inenvisageable de bousculer ses certitudes. Quand il vous disait de
faire quelque chose, vous le faisiez. À cet égard, il était très proche de
Troy.
On a souvent dit que l’écriture d’August est à la fois
réaliste et métaphysique. De ce point de vue, le dramaturge Tony Kushner, parmi
d’autres, a souligné que Wilson est plus proche d’Eugene O’Neill que tout autre
auteur.
Absolument. En témoigne la tirade finale de Herald
Loomis dans JOE TURNER’S COME AND GONE. Quand sa femme Martha, qu’il a perdue
de vue depuis longtemps, revient, elle est devenue profondément chrétienne. Il
lui lance : « Tu me parles du Saint-Esprit. Tu
sais que tu as été baptisée avec le sang du Christ ? Où cela t’a-t-il menée ?
Où cela m’a-t-il mené ? » C’est
tellement blasphématoire que ça vous serre le cœur. Comme si on s’attendait à
ce que le plafond s’écroule et que Loomis se mette à s’embraser sur scène.
Jusqu’au moment où on comprend que Loomis a suivi ce
périple pour trouver du sens à sa vie. Il a été esclave. Puis, après avoir été
affranchi, il est capturé et pratiquement réduit en esclavage à nouveau. Il
s’exclame : « J’ai été en prison toute ma vie. J’ai
été enchaîné à d’autres forçats. J’avais l’impression de n’être rien. C’est à
cela que m’a réduit l’homme blanc : à n’être qu’un nègre. Et Dieu n’a rien fait
pour moi, je n’ai jamais vu Dieu toutes ces années. Je ne le vois pas. Je ne le
vois pas du tout». Et alors que Martha lui fait
la morale, il se lance dans un rituel africain. Ce que j’adore chez August,
c’est son audace.
FENCES est la première pièce du Cycle du Siècle
américain d’August Wilson à être adaptée au cinéma. On parle d’ailleurs d’un
projet d’adaptation depuis près de trente ans – en fait, depuis que la pièce a
remporté le prix Pulitzer. Au bout de tant d’années, quelle responsabilité
éprouve-t-on en tournant ce film ?
Je me sens une responsabilité considérable. Même si
ce film avait été réalisé il y a trente ans, le sentiment de responsabilité aurait
été extrêmement fort. Vous savez, Peter O’Toole a été cité dix fois à l’Oscar
et n’a jamais remporté de statuette et pas mal de gens considèrent que c’est
tragique. Ce que je me dis, c’est qu’il a eu dix fois l’occasion de participer
à un récit formidable grâce auquel il a été nommé à l’Oscar. C’est ce qui a
manqué aux acteurs noirs : les grandes histoires. Les auteurs manquaient
d’imagination. Jusqu’à ce que, finalement, des auteurs comme August se sont mis
à écrire pour nous.
J’ai le sentiment d’être moi-même une personne très
compliquée. J’essaie de ne pas l’être, mais je suis un mélange de souvenirs,
d’incohérences, d’hypocrisie, de joie, de souffrance, d’humour, de féminité et
de sexualité. Mais lorsque tout cela est transposé dans une fiction, il semble
qu’il y ait comme un formidable effet de filtre. Et lorsque les Afro-Américains
sont mis en scène au cinéma ou au théâtre, ils sont le plus souvent réduits à
une image ou à un message social d’un phénomène qui les dépasse. Notre fonction
est didactique.
Et je crois que s’il n’y a pas de message, les
histoires des Noirs américains semblent sans intérêt. À croire qu’on ne peut
pas, tout simplement, être représentés comme des hommes et des femmes qui
tentent de vivre du mieux qu’ils peuvent, malgré leurs souffrances. Non pas
qu’August se moque de faire passer un message. Il fait bien entendu passer un
message dans JOE TURNER’S COME AND GONE. Il le fait encore dans KING HEDLEY II.
Et encore dans GEM OF THE OCEAN. Mais il le fait en s’intéressant aux problèmes
humains, à nos rapports les uns aux autres, à notre identité. On ne peut donc
que sentir le poids d’une formidable responsabilité en transposant cela à
l’écran et en tâchant de rester fidèle à la force de son écriture.
Quand elle est réussie, l’adaptation cinématographique
d’une pièce s’impose souvent comme la version définitive de l’œuvre théâtrale.
Elle s’inscrit davantage dans la durée et elle est vue par bien plus de
spectateurs qu’une pièce. Avec FENCES, ressentez-vous une responsabilité
particulière en contribuant à la version définitive de l’œuvre ?
On ne peut pas se lancer dans ce genre d’aventure en
ayant cette pression sur les épaules. On ne peut pas savoir à l’avance ce que
les spectateurs vont en retirer. C’est impossible. Si on se met une telle
pression, alors on est sûr de se planter. La seule chose qu’on puisse faire,
c’est de donner le meilleur de soi-même. On n’a pas envie de foirer, quel que
soit le spectacle. Il faut connaître et cerner du mieux possible l’être humain
qu’on incarne. C’est le boulot de l’acteur. Mais en jouant ce rôle, je me sens
une responsabilité en tant que femme noire.
Vous savez, il y a plusieurs années, j’ai vue
«FENCES» au théâtre avec une formidable comédienne dans le rôle de Rose. Mais
dès sa première apparition sur scène, elle était folle de rage. Elle a joué le
rôle du début à la fin dans l’état psychologique où se trouve Rose pendant la
fameuse scène du monologue.
Or, vous avez dit qu’on avait l’impression que je
«bouillais intérieurement» en parlant de mon jeu. Je crois que ces paroles
couvent en Rose depuis très longtemps. Ces paroles couvent en toute personne
mariée depuis plus d’une minute ! Quand on vit en couple, on est obligé de
faire des concessions et d’être d’accord avec son partenaire même quand on ne
l’est pas tout à fait. Et de faire d’énormes sacrifices. Ce que je voulais
exprimer dans mon jeu, c’est qu’il s’agit d’un couple qui fonctionne. Il n’est
pas parfait, mais s’il n’avait pas dû surmonter ces épreuves [l’infidélité de
Troy et son affrontement avec Cory], il ne se serait pas séparé et le couple
fonctionnerait toujours. C’est ce que je voulais exprimer – si bien que
lorsqu’ils se séparent, on ressent toute la douleur de ce déchirement. Je me
suis dit que si j’étais en colère dès le départ et que je me mettais à balancer
des légumes et à engueuler Troy, on ne comprendrait pas la raison de sa colère.
On ne ressentirait pas sa souffrance au moment où le couple se déchire. On ne
comprendrait pas la chute qui marque la tragédie. Les spectateurs ont besoin
d’assister à une chute. C’est la seule chose à laquelle je tenais vraiment.
Denzel Washington est à la fois réalisateur et comédien.
Comment l’avez-vous vécu ?
Il y a très longtemps, on expliquait aux acteurs que
dans notre métier, on imitait la vie. Et Denzel est un formidable observateur
de l’existence. Il sait instinctivement ce qui n’est pas authentique. Il sait
quoi vous dire pour révéler votre part d’authenticité. Il est très friand de
simplicité, tout comme l’était Lloyd Richards et Israel Hicks – comme tout
grand metteur en scène doit l’être.
Denzel a joué un rôle déterminant pour que la scène finale
entre Rose et Cory soit la plus convaincante possible. Quand on la répétait,
Denzel m’a dit : « Écoute, Viola, on va tenter
quelque chose. Donne-lui une gifle ».
Je lui ai répondu : « Pardon ? » Il m’a dit : « Joue la scène. Quand Cory te dit,
‘Je ne viendrai pas à l’enterrement de papa’, gifle-le. Balance-lui une vraie
baffe pour qu’il s’en souvienne ».
Je lui ai dit «
Très bien ». Et je l’ai giflé et Cory m’a
dit : « Mais, maman…je… tu sais bien que
je… Tu sais, papa était toujours… » Et
je lui ai répondu : « Je ne veux rien entendre. Je ne
veux rien entendre». Et tout à coup, ça a débloqué
quelque chose. Et Denzel m’a dit : «
Ce n’est pas un monologue. Tu t’exprimes comme ça à l’intention de Cory. Quoi
qu’il arrive, laisse faire, mais il ne s’agit pas de toi. L’enjeu, c’est lui ». Et j’ai compris. C’est ce
qu’il faut pour faire sauter un verrou chez un acteur. Il suffit parfois de
quelques mots bien choisis pour que tout se débloque.
La sortie de FENCES va permettre de mettre en lumière
l’« American Century Cycle ». Quelle est la résonance de cette œuvre pour vous
qui êtes artiste ? Et pour le pays tout entier ?
Je crois que les gens ont une certaine image des
Noirs américains, de leur mode de vie, et de leur regard sur le monde. L’impact
de cette œuvre théâtrale correspond exactement aux propos de Vera dans SEVEN
GUITARS : elle nous fait entrer de plain-pied dans la vie des spectateurs et
des personnages. Et elle nous fait passer le message : « J’ai quelque chose à vous dire.
Nous existons en tant que peuple. Nous sommes là et nous allons vous raconter
notre histoire. Vous avez une histoire à nous raconter ? Eh bien, nous en avons
une également ». Ce cycle du « siècle américain
» inscrit la vie des Noirs américains, leur histoire et leurs souffrances dans
le grand roman national. Voilà l’impact de cette œuvre.
Et quelle est la résonance de l’œuvre d’August Wilson
pour les artistes Noirs Américains ?
Je
me souviens d’une discussion avec un ami où on se demandait ce qui était le
plus important : le pardon ou la permission ? Je lui ai dit qu’à mon avis
c’était la permission. Et j’en suis convaincue. Quand on a un objectif et une
ambition et qu’on est un artiste noir américain, mais qu’on n’a pas de
manifestation physique de ses rêves et de ses désirs, alors on ne sent pas
autorisé à faire quoi que ce soit. C’est l’effet qu’a produit sur moi la
comédienne Cicely Tyson dans THE AUTOBIOGRAPHY OF MISS JANE PITTMAN. Elle m’a
permis de comprendre que tout ce qui m’est arrivé dans ma vie n’est pas qu’un
coup de chance extraordinaire. Au lieu de le réprimer – comme le dit Floyd dans
SEVEN GUITARS – ce sentiment s’est exprimé au grand jour et a du sens. Voilà
l’impact de l’oeuvre d’August Wilson. Elle a donné à d’autres artistes noirs américains
le droit légitime de faire entendre leur point de vue sur le monde.
Le film se déroule dans le Hill District à Pittsburgh et
y a aussi été tourné. Quelle est l’importance de ce quartier ?
C’est là qu’August est né et a grandi et il incarne
un personnage à part entière dans la quasi- totalité des pièces du Cycle, et
incontestablement dans ce film. L’histoire du Hill District, son allure, ses
habitants, ses odeurs – tout cela imprègne le récit. Je vois le Hill District
sans doute de la même manière que Woody Allen voit New York. Le quartier
imprègne nos rêves, nos espoirs, les lieux où nous vivons, l’architecture de
nos maisons, l’étroitesse de nos rues…
Quand on tournait sur place, les habitants tenaient à
ce qu’on reste fidèle à FENCES. Il y avait un type qui vivait dans la maison où
nous avons tourné et il sortait de chez lui tous les jours pour nous proposer
du café. Il nous disait à chaque fois : «
Comment ça va aujourd’hui ? Bon Dieu, vous faites un sacré boulot ».
August n’a jamais rompu ses attaches avec le Hill
District.
Absolument. August est resté très loyal envers la
communauté noire. Il a toujours été digne en se montrant très respectueux des
Noirs. Ce n’est pas le cas de tous les auteurs. Il arrive qu’ils tournent en
ridicule ce qu’il y a de plus sincère en nous. Ou qu’ils le travestissent sous
le poids de la souffrance ou se révèlent paternalistes. Mais sous la plume
d’August, l’histoire des Noirs américains est à la fois heureuse et joyeuse,
tout en étant tragique. Il lui donne une complexité qui, à mes yeux, lui rend formidablement
hommage.
La bande-originale du film est foisonnante et la musique
a toujours été très présente dans les pièces d’August Wilson. Sa langue est également
musicale. Parlez-moi de la musicalité de l’auteur.
Je
sais qu’on parle très souvent de sa musicalité. Mais pour moi, cette musicalité
correspond seulement à notre manière de nous exprimer. D’emblée – dès l’instant
où j’ai passé une audition pour le rôle de Vera –, je me suis approprié les
mots d’August. Ils me sont venus naturellement, parce que ce sont mes mots, ce
sont ceux de ma mère et de mon père. Et ces mots sont sortis tout seuls, comme
une libération. Il y a des expressions qui resteront gravées en moi toute ma
vie. Cette poésie des mots restera en moi jusqu’à la fin de mes jours. Ils
resteront à tout jamais associés à mon souvenir d’August.
Site officiel : http://www.fences-lefilm.fr/
#Fences
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