Drame/Un film coup de poing et nécessaire
Réalisé par Marie-Castille Mention-Schaar
Avec Sandrine Bonnaire, Noémie Merlant, Clotilde Courau, Zinedine Soualem, Naomi Amarger, Sofia Lesaffre, Yvan Attal, Lauréna Thellier...
Long-métrage Français
Durée: 01h54mn
Année de production: 2016
Distributeur: UGC Distribution
Date de sortie sur nos écrans : 5 octobre 2016
Résumé : Sonia, 17 ans, a failli commettre l'irréparable pour "garantir" à sa famille une place au paradis. Mélanie, 16 ans, vit avec sa mère, aime l'école et ses copines, joue du violoncelle et veut changer le monde. Elle tombe amoureuse d'un "prince" sur internet. Elles pourraient s'appeler Anaïs, Manon, Leila ou Clara, et comme elles, croiser un jour la route de l'embrigadement… Pourraient-elles en revenir?
Bande annonce
Ce que j'en ai pensé : LE CIEL ATTENDRA est un film coup de poing. Sa thématique principale - l'embrigadement - ne nous apprend rien de nouveau sur des méthodes de lavage de cerveau connues et appliquées par tout un tas de groupuscules cherchant à recruter des personnes qu'ils vont manipuler comme des pantins. Peur, culpabilité, colère, rébellion, promesses mensongères, menaces, tous les leviers sont bons pour attraper l'individu et l'effacer petit à petit. Le film explore cet aspect avec efficacité. La mise en scène nous fait rentrer dans une intimité qui nous permet de nous identifier. Les images visent juste et les dialogues vont droit au cœur. Le sujet fait peur, mais plutôt que de nous sur-protéger en allégeant le propos, la réalisatrice, Marie-Castille Mention-Schaar, fait dans le réalisme.
Résultat : on prend conscience que le danger existe et que personne n'est à l'abri. Cette dernière notion est essentielle. Il ne faut jamais croire son enfant à l'abri parce qu'on s'imagine qu'il n'a pas tel ou tel profil. Il ne faut pas croire non plus que parce qu'on dialogue avec ses enfants, ils sont protégés. Et non, il n'y a pas de solution miracle pour éviter ce genre de danger, cependant, prendre conscience et être vigilant paraissent être des pas dans la bonne direction. Les outils, pour faire face au post-embrigadement, existent, mais il est long et compliqué de sortir quelqu'un de cet état. Ce qui est intéressant est que le film, remarquablement bien construit et filmé, devient un outil de prévention, de dialogue et d'information puissant. En effet, il explique le comment et surtout, il montre les effets dévastateurs sur les familles confrontées à ce drame. Il montre aussi la réaction de la société. Un jeune embrigadé est une victime dans un premier temps, mais il deviendra aussi bourreau à son tour, parce que c'est le principe de base de ces manipulations. Quand les familles se retrouvent avec des bourreaux, potentiels ou réels, pour enfants, comment faire face ?
LE CIEL ATTENDRA pose les questions et offre des débuts de réponse. Mais chaque spectateur doit se poser les questions et tenter d'y répondre, si possible en échangeant avec d'autres personnes. C'est tout l'intérêt de ce film : permettre de prendre conscience et enclencher le dialogue.
L'histoire se déroule sur des temporalités différentes, autour de destins parallèles, qui aident à comprendre comment la toile se tisse et comment le piège se referme.
Les actrices sont magnifiques. Sandrine Bonnaire, dans le rôle de Catherine, et Clotilde Courau, dans le rôle de Sylvie, nous offrent des portraits de mères déchirants tant on ressent la souffrance qui les traverse face à l'incompréhension totale de la décision de leur enfant.
Noémie Merlant, qui interprète Sonia Bouzaria, et Naomi Amarger, qui interprète Mélanie Thenot, sont parfaites, car leur personnalité sont très différentes et pourtant, elles suivent le même chemin vers l'enfer. Leur interprétation de ces rôles, pourtant difficiles, est impeccable.
LE CIEL ATTENDRA est un film fort, dur, qui résonne de façon très particulière en ce moment. Il est nécessaire et vraiment bien fait. Il faut aller le voir, il faut le montrer, il faut en parler.
La réalisatrice, Marie-Castille Mention-Schaar |
LE CIEL ATTENDRA pose les questions et offre des débuts de réponse. Mais chaque spectateur doit se poser les questions et tenter d'y répondre, si possible en échangeant avec d'autres personnes. C'est tout l'intérêt de ce film : permettre de prendre conscience et enclencher le dialogue.
L'histoire se déroule sur des temporalités différentes, autour de destins parallèles, qui aident à comprendre comment la toile se tisse et comment le piège se referme.
Les actrices sont magnifiques. Sandrine Bonnaire, dans le rôle de Catherine, et Clotilde Courau, dans le rôle de Sylvie, nous offrent des portraits de mères déchirants tant on ressent la souffrance qui les traverse face à l'incompréhension totale de la décision de leur enfant.
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NOTES DE PRODUCTION
(A ne lire qu'après avoir vu le film pour éviter les spoilers !)
Après la projection du film, la réalisatrice Marie-Castille Mention-Schaar, les actrices Sandrine Bonnaire, Noémie Merlant et Naomi Amarger et la co-scénariste Emilie Frèche ont eu la gentillesse de venir débattre du film avec nous. Retrouvez leur intervention dans les vidéos ci-dessous (attention ces dernières contiennent des spoilers !) :
ENTRETIEN AVEC
MARIE-CASTILLE MENTION-SCHAAR
Réalisatrice
On sent une urgence de tourner LE CIEL ATTENDRA. D’où est
provenue l’impulsion?
Le film est venu presque par effraction. J’avais écrit un autre
scénario. J’étais déjà en casting. Un jour je lis et découpe un article sur un
frère parti à la recherche de sa soeur en Syrie. L’histoire me passionne. Je le
garde sur moi dans mon sac. Emilie Frèche, que j’ai rencontrée lors de la
sortie du film LES HÉRITIERS poste sur Instagram un article sur un père à la
recherche de sa fille partie en Syrie. On s’appelle, on évoque l’idée d’écrire
ensemble à partir de cette histoire. J e c o m m e n c e à rencontrer plusieurs
j o u r n a l i s t e s q u i couvrent le sujet. Je rencontre ce frère parti
sur les traces de sa soeur. Il est le premier à me parler de Dounia Bouzar. Il
a trouvé chez elle une écoute, un soutien dans l’océan de solitude où lui et sa
famille ont été plongés. Son nom revient souvent au fil de mes « interviews ».
Je la contacte. Après une certaine réticence, elle accepte que j’intègre son
équipe et que les suive partout en France où la radicalisation les appelle. Je
découvre la réalité, le processus de l’embrigadement. Et surtout je mets des
visages sur ces histoires enracinées dans le virtuel et la toile. Je découvre
enfin l’espoir possible à l’issue des séances de « désembrigadement ». J’ai mis
de côté le film que j’étais en train de préparer. Et j’ai foncé dans l’écriture
avec Emilie, puis dans le financement de celui-ci. Ça ne pouvait pas attendre.
Le tournage a commencé le lundi 15 novembre
2015…
Un
hasard terrible du calendrier. J’ai vraiment passé le week-end en me demandant
s’il ne fallait pas que j’annule tout. On était tous complètement bouleversés
de faire ce film qui cherche à explorer l’intimité de deux jeunes filles qui
ont, ou vont, basculer dans le fanatisme, au moment où la France était à
nouveau massivement atteinte dans sa chair. Comprendre n’est en rien excuser.
Mais il devenait encore plus urgent pour moi d’essayer de comprendre.
Vous avez fait un gros travail d’enquête avant de commencer à
écrire le premier mot du scénario…
Oui,
parce que pour écrire ne serait-ce qu’une phrase sur ce sujet, il fallait
partir de la vérité. Mon film est une fiction mais tous les personnages de parents
et d’adolescentes concernés par le sujet sont le reflet de ceux que j’ai
rencontrés, que j’ai écoutés. Les deux personnages principaux sont la somme de
plusieurs jeunes filles. J’ai aussi regardé des heures de vidéos de propagande.
Certaines d’une violence absolue. Insoutenable. Elles étaient nécessaires pour
que je comprenne la force de l’emprise que les rabatteurs avaient eu sur les
adolescentes que j’écoutais parler. C’est rationnellement impossible de
concevoir comment on peut « rigoler » devant une vidéo où des djihadistes
jouent au football avec des têtes coupées. C’est pourtant ce qui était arrivé à
certaines. C’est dire jusqu’à quel point leur tête et leur coeur avaient été
déconnectés !
Pourquoi Dounia Bouzar ? Il y a d’autres personnes qui travaillent
sur le sujet…
Bien
sûr. Mais c’est la seule dont on m’a parlé au moment où j’ai commencé mes
investigations. Que ce soit auprès des journalistes ou des familles. Je
rappelle aussi qu’elle était avec la création du Centre de Prévention, de Déradicalisation
et de Suivi Individuel (CPDSI) mandatée par le gouvernement. En la suivant
pendant toutes ces semaines, j’ai découvert une femme totalement impliquée, je
dirais même dévouée aux drames humains qu’elle partage quasiment 24h/24 avec
les jeunes qu’elle suit et aussi avec les parents. J’ai vu à quel point elle
peut être ulcérée quand elle sent une adolescente en danger et potentiellement
sur le départ. Je l’ai vue répondre à des mamans à 2 heures du matin et leur
parler le temps qu’il fallait pour les apaiser ou les rassurer. J’ai le plus
grand respect pour cette femme qui a mis sa vie, sa sécurité entre parenthèses
avec comme principale conséquence six anges gardiens qui la protègent tant
elles sont menacées. Je n’en connais pas d’autres dans cette situation.
Etant donné votre exigence de vérité, pourquoi ne pas avoir
choisi de tourner un documentaire ?
Parce
que c’est juste impossible. On ne peut pas suivre avec une caméra une
adolescente qui est dans la dissimulation vis-à-vis de ses parents, de son
école, de ses amis ! On ne peut pas saisir le moment où un rabatteur va «
harponner » une ado dans l’intimité de sa chambre via son Facebook, son
Instagram. Cela ne peut être que recréé. Quant à filmer une jeune fille qui est
dans cette zone grise qu’est la déradicalisation, quand on sait comment elles
rejettent, parfois violemment à ce stade de leur vie, tout ce qui peut
ressembler de près ou de loin à la presse, aux médias, au cinéma, au
divertissement…
Qu’avez-vous découvert en rencontrant tous ces jeunes gens et
notamment les filles?
Comme
beaucoup, je supposais que l’embrigadement se concentrait dans les quartiers,
et concernait majoritairement des familles musulmanes. Je croyais - croyance
largement partagée - qu’il fallait être très exclu ou très fragile, pour
éprouver la tentation de rejoindre Daech. Ces profils existent mais ils sont
loin de représenter la majorité. En France, plus de la moitié des jeunes filles
embrigadées sont des converties, issues de la classe moyenne, voire supérieure.
Des enfants qui ont été entourés, choyés, mais qui vivent en même temps dans
une société qui a beaucoup de mal à faire de la place à la jeunesse et à leurs
rêves. Quelles sont les utopies qui nous meuvent, aujourd’hui ? A quoi peut-on
encore adhérer ?
Précisément, comment la jeune adulte partie rejoindre Daech et
qui en est revenue, vous a-t-elle aidée ?
Elle-même
était passée par tout le processus de radicalisation, et avait vécu le moment
où la religion devient fanatisme. Je ne peux pas en dire plus car il ne faut
pas qu’elle soit reconnaissable. Elle a travaillé avec nous sur le film, sur
toutes sortes de détails centraux qui vont du vocabulaire utilisé dans les
conversations d e « s é d u c t i o n » , d ’ i n t i m i d a t i o n , d e h a
rc è l e m e n t , m a i s aussi, à la gestuelle, aux vêtements ou tenues
appropriées lorsqu’on est dans la dissimulation ou dans la radicalisation.
C’était très précieux. Elle m’a aidée pour certains dialogues, mais aussi pour
cerner la justesse des attitudes et des comportements. C’est elle par exemple
qui m’a parlé des ablutions avec une pierre et que j’ai mis dans une séquence
du film. Quand elle était dans les prisons de Daech, elle n’avait pas d’eau. Un
gardien lui avait donné une petite pierre qui est autorisée à remplacer l’eau
dans les situations extrêmes. Il lui est arrivé de me dire en quoi un dialogue
dans une scène ne lui semblait pas juste. Elle a aidé Naomi Amarger et Noémie
Merlant, mes deux jeunes actrices, à apprendre des prières, des incantations.
Nous avons eu de très longues conversations passionnantes sur la foi. Sur la
place de la foi, de Dieu dans sa vie. J’en ai nourri mes comédiennes comme elle
l’a fait aussi avec elles.
Qu’est-ce qui vous a frappé dans tous les témoignages que vous
avez recueillis avant le tournage ?
La
sincérité de ces jeunes filles. Leur intelligence. Leur malaise. Le décalage
qu’il y avait entre mes idées préconçues et la réalité. Elles sont sincères
quand elles tombent amoureuses de cet « idéal » d’amour. Celui où on les met sur
un piédestal. Un amour « pur », « vierge ». Elles sont sincères quand elles
veulent « sauver le monde », sauver les enfants qui sont abandonnés par le
monde occidental. Elles sont émouvantes dans leurs aveux de faiblesse et dans
leur souffrance. Elles s’en veulent souvent d’avoir été aussi naïves. Elles
s’en veulent d’être tombées amoureuses d’un fantasme. Le chemin de la
déradicalisation n’est pas linéaire. Il y a des allers et retours. Elles
arrivent à une séance du « club des rescapées » en jean et t-shirt, les cheveux
détachés, maquillées. Et puis un mois plus tard elles sont à nouveau en jilbab*
[Jilbab : vêtement couvrant et cachant
les contours identitaires et ne laissait apparaître que le visage; il peut être
porté avec des gants pour celles qui croient qu’on ne doit pas montrer ses
mains. Il est issu des traditions pré-islamiques des tribus pachtounes
d’Afghanistan et a été sacralisé par les Wahhabites rigoristes de l’Arabie
Saoudite au début du 20ème siècle. Il n’a jamais été porté dans les autres pays
traditionnellement musulmans (Maghreb ou Afrique noire, Asie) avant ces
dernières années, et ceci depuis le début de l’avènement de l’islam au 7ème
siècle.] Et là où elles
étaient apaisées, elles deviennent hystériques. Les sables sont mouvants. J’essayais
de capter leurs contradictions, leur difficulté à « revenir », leur besoin de
s’accrocher à leur foi et la violence que cela peut engendrer dans les rapports
avec leurs parents qui ne veulent plus entendre parler de religion, de Dieu.
J’ai mis dans le film cette séquence qu’une jeune fille du CPDSI avait
racontée. Celle où son père en était venu à dégonder la porte de la salle de
bains car il ne voulait pas qu’elle puisse y faire ses ablutions et ses
prières. Cette privation d’intimité était très violente pour elle. En même
temps, comment ne pas comprendre la position de ce père qui vit un véritable
cauchemar. Le film parle de ce moment tellement fragile qu’est l’adolescence,
où l’on a soif de pureté et d’engagement, et où l’on passe si violemment d’un
extrême à l’autre, de l’exaltation à la dépression. On est contre les profs,
les parents, contre ce qui représente l’autorité. On conteste l’organisation de
la société et sa fondamentale injustice. Ce n’est pas pour rien que les
rabatteurs ciblent les adolescentes. C’est à cet âge-là qu’elles ont soif
d’idéal le plus souvent.
La naïveté est-elle une condition sine qua non pour se faire pêcher par
un rabatteur?
Pendant
l’écriture du scénario, j’ai rencontré des psys pour essayer de savoir s’il
existait malgré tout un profil type. Et bien non ! Oui souvent il peut y avoir
à la base une relation mère-fille fusionnelle. Mais ce n’est pas parce qu’on a
une relation fusionnelle avec sa fille, qu’elle va se faire embrigader ! Oui il
y a beaucoup de familles mono parentales et des mères élevant seules leurs
enfants. Mais il y a aussi des couples. D’ailleurs quand c’est le cas, c’est
souvent les mamans qui sont présentes en séance de « désembrigadement » ou pour
le suivi. La plupart des jeunes filles qu’on m’a présentées étaient de bonnes
élèves, bien intégrées, qui avaient parfois traversé un moment de fragilité (un
deuil, un échec, un rêve brisé). Elles n’étaient pas portées par un groupe
solide. Mais quelle adolescente l’est toujours et ne se sent jamais trahie ? La
conversion à l’islam ne vient en général qu’en bout de course. Moi-même, je
pense que vers 15 ans, si internet avait existé, j’aurais pu être sensible à un
discours dont les visées semblent humanitaires et qui prétend corriger des
injustices fondamentales. C’est tout le problème : il y a de la manipulation,
mais elle est pernicieuse. Les vidéos de propagandes sont très bien faites et
elles contiennent des éléments de vérité. Et ne vit-on pas abreuvés par les
scandales politiques, financiers perpétuels. A quels adultes les jeunes
peuvent-ils faire confiance aujourd’hui ? Ce n’est pas si difficile pour les
rabatteurs de bâtir un discours séducteur basé sur le vrai et le faux. Je
connais peu de groupes aussi actifs sur les réseaux sociaux, avec des moyens
financiers et techniques de communication de cette ampleur.
Vous avez de l’empathie pour vos personnages…
Peut-être
parce qu’avant d’être des personnages ils représentent des confessions
privilégiées dont j’ai été le témoin. Parce qu’avoir de l’empathie est la
condition nécessaire pour ne pas refuser de les comprendre. Ni même de chercher
à les comprendre. Si je n’ai pas d’empathie comment le spectateur pourrait-il
en avoir ?
Pourquoi avez-vous choisi de raconter le parcours de deux filles
?
Tout
simplement parce qu’elles sont plus proches de moi, je peux plus facilement
m’identifier à leurs motifs qu’à ceux des garçons qui sont souvent extrêmement
différents. Et puis Dounia Bouzar suit beaucoup plus de filles que de garçons.
J’avais vraiment envie de savoir comment et pourquoi une jeune fille
aujourd’hui qui vient d’un milieu lambda peut avoir envie de partir en Syrie.
Je suis une maman, mère de deux enfants, une fille de 22 ans, et un fils de 13
ans. Je pourrais aussi être l’une de ces mères qu’on voit dans le film…
Aujourd’hui les cibles privilégiées des rabatteurs de Daech sont les filles.
Pour qu’elles fassent des enfants et qu’elles peuplent l’État islamique.
Dans votre film, les ados sont constamment connectés…
Comme
dans la vie ! Les adultes ont déjà du mal à se séparer de leur téléphone. Mais
pour les ados, c’est pire, car les réseaux sociaux influent fortement sur leurs
émotions : ne pas être suivi, ne pas avoir de « like » a une influence sur leur
humeur. Mère d’un adolescent, je suis parfois bien obligée de dire à mon fils
qu’il devrait de temps en temps regarder le monde autrement qu’à travers le
filtre de son portable. Car comment le changer, sinon ? Avec Dounia, j’ai
rencontré une jeune fille convertie et radicalisée au fin fond de la Bretagne,
dans un village où il n’y a aucun musulman. Sa conversion, sa radicalisation,
son désir de partir en Syrie (elle a essayé quatre fois), tout s’est fait via
internet et son précieux téléphone. Les parents confrontés à ce problème ou qui
s’y intéressent posent toujours et inlassablement la même question : pourquoi
ces vidéos, qui infectent la toile, ne sont-elles pas retirées dès qu’elles
sont repérées ?
Comment avez-vous rencontré vos deux formidables jeunes
actrices, Noémie Merlant et Naomi Amarger?
Toutes
les deux jouaient dans LES HÉRITIERS. Naomi interprétait la bonne élève de la
classe. Il se trouve qu’elle a une ressemblance physique avec l’une des jeunes
filles embrigadées que j’ai rencontrée lors de mon immersion au CPDSI. Naomi
incarne une certaine pureté. Elle est comme une page blanche. Quant à Noémie
Merlant, elle a déjà une belle carrière d’actrice, et je pense qu’elle peut
tout jouer et transmettre rien que par l’intensité de son silence. Elle est
incroyablement forte.
Sandrine Bonnaire et Clotilde Courau jouent leur mère
respective. Une évidence ?
J’avais eu un
rendez-vous raté avec Sandrine sur LES HÉRITIERS. J’étais ravie de la
retrouver. C’est une comédienne qui ressemble à la femme, à la mère que nous
sommes. J’aime sa sincérité et son engagement. C’est l’agent de Clotilde Courau
qui m’a proposé de la rencontrer lorsque je cherchais la mère de Mélanie. Elle
m’a parlé immédiatement de manière très habitée du rôle. Elle évoquait
l’immense responsabilité qu’elle éprouvait à jouer ce personnage à l’égard des
mères qui vivent cette situation dramatique. Elle a porté ces mères pendant le
tournage. Et c’était très lourd et douloureux pour elle. Elle se laissait
complètement guider. « Je suis dans tes mains, je te fais confiance. » me disait-elle. Sa
confiance était magnifique.
Il y a cette image terrifiante, au moment où l’on pense que
Sonia réchappe de l’embrigadement : sa petite sœur enfile son jilbab et se
regarde avec dans la glace. Comment interpréter cette scène ?
Souvent
dans les fratries où l’un des enfants vit une situation dramatique intense -
maladie, addiction, drogue - il fait l’objet de toutes les attentions.
L’équilibre de la famille peut être rompu, car tout est focalisé sur lui. Et il
peut y avoir un risque de mimétisme avec des frères ou sœurs plus jeunes. Soit
comme un appel au secours. Ou pour faire comme. Pour Sonia, c’est un véritable
coup de poing. Pour sa sœur ça n’est probablement qu’un jeu de mimétisme mais
ce que renvoie ce miroir à Sonia, c’est toute la violence qu’elle a accepté,
qu’elle a vécu mais qu’elle ne supporterait pas que sa sœur vive. Elle ne
voyait pas le danger quand il s’agissait d’elle. Et là, il lui éclate au
visage.
Comment avez-vous fait pour que le groupe des parents en séance
de « désembrigadement » sonne si juste ?
La
difficulté était de recréer quelque chose de vrai et de sincère avec des
comédiens. J’ai beaucoup parlé avec eux avant. Je leur ai posé des questions
sur leur personnalité leurs enfants quand ils en avaient. Je voulais savoir à
quel type de parent je pourrais les relier. Seraient-ils plus à l’aise avec la
colère, le déni, la pudeur, les larmes ? J’avais besoin d’avoir ces éléments,
car je voulais qu’ils puissent improviser et réagir assez librement par rapport
aux propos de Dounia qui elle aussi devait prendre des libertés avec son texte.
Nous avons construit ensemble des « profils » pour chacun d’eux. J’en ai mariés
certains. Je leur ai dit s’ils avaient un garçon ou une fille, son âge, son
profil. Mais je leur ai laissé choisir le prénom de leurs enfants.
Pensez-vous que vos personnages peuvent réellement et
durablement sortir de leur embrigadement ?
Sonia
regarde le ciel puis elle nous regarde, dans le dernier plan. Face caméra. Elle
nous interpelle. Son regard nous dit qu’elle ne s’en sortira pas sans nous. Le
ciel attendra. Combien de temps ? On ne sait pas. Il attendra si on accepte
aussi de l’aider à se reconstruire après le « désembrigadement ». Car tout
reste à faire, à reconstruire. Et elle ne peut pas le faire sans nous. Encore
moins si nous ne sommes que dans le jugement de cette partie de sa vie. Toutes
les filles que j’ai rencontrées gardent longtemps la nostalgie du groupe
qu’elles formaient. Elles gardent la nostalgie de l’appartenance au groupe avec
leurs soeurs, de ce cocon où elles se sentaient bien, à l’image de cette barbe
à papa. C’est une image qu’avait évoqué une jeune fille au CPDSI. Je n’ai pas
rompu les liens que j’ai tissés avec ces jeunes filles. Je me souviens des
regards de certains passants sur elles dans la rue, quand elles étaient en
jilbab. Ces regards ne faisaient parfois que renforcer leur certitude qu’il n’y
avait peut-être pas de salut hors du groupe. Quand on a eu ce rêve et que ce
rêve est anéanti, qu’est-ce qu’il reste ? Je me pose la question de comment se
reconstruire quand on s’est trompé à ce point, qu’on en revient, et qu’on porte
le poids du regard des autres ? On doit aussi se poser la question de ceux qui
quittent Daech. La prison ne peut pas être la seule réponse. Il ne faut jamais
perdre l’espoir qu’ils se réintègrent dans la société.
ENTRETIEN AVEC
SANDRINE BONNAIRE ET CLOTILDE COURAU
Comment avez-vous perçu le film à la lecture du scénario ?
Sandrine Bonnaire : Quand j’ai lu le scénario, je l’ai tout de suite beaucoup aimé,
et pourtant j’ai eu peur. Le sujet est casse-gueule. On n’a pas le droit à un
film moyen. Il faut être très à la hauteur pour traiter de l’embrigadement à
Daech. Après beaucoup d’hésitations, j’ai accepté de me lancer dans le projet
de Marie-Castille. Car d’emblée, à la lecture, on pouvait voir que le film
mettrait l’accent sur un élément fondamental à mes yeux : il contribue à la
dissipation de tous les amalgames actuelles entre la religion musulmane et le
fanatisme islamique. Enfant, j’ai été élevée en grande partie par une famille
algérienne, musulmane, qui habitait en face de chez nous. J’étais chez eux, ils
étaient chez nous, on dormait les uns chez les autres, et dans cette famille
très pratiquante, qui priait cinq fois par jour, on faisait de très grandes fêtes.
Ils étaient croyants, respectueux et ouverts envers les autres. Je suis restée
en lien avec eux, et ceux sont eux qui m’ont appris tout ce que je sais de
l’Islam. Il était très clair à la lecture que le film montrerait aussi cela :
que la religion musulmane n’a rien à voir avec Daech.
Et vous avez finalement accepté…
Sandrine Bonnaire : Oui. Mon goût pour les projets un peu délicats et forts l’a
emporté. Et aujourd’hui, je suis très fière. Je suis sortie bouleversée par ce
film, lorsque je l’ai vu en projection. Au-delà de l’endoctrinement, il parle
formidablement de la jeunesse et du besoin d’idéaux. Ce sont des gamines qui
tombent amoureuses, et ressentent le besoin de ne pas être sur terre uniquement
pour participer à la société de consommation.
Clotilde Courau : À la suite du drame du 13 novembre au Bataclan, je n’étais pas
certaine de pouvoir incarner ce personnage, Sylvie, dont la fille Mélanie est
partie rejoindre Daech. Le tournage a commencé le 16 novembre et c’était à mes
yeux une très grande responsabilité à l’égard des victimes et de leurs
familles. Deux éléments m’ont convaincu : la vision des HÉRITIERS, le précédent
long métrage de Marie-Castille et bien évidemment la rencontre avec elle.
Présentez-nous vos personnages.
Clotilde Courau : Sylvie est une femme divorcée issue de la classe moyenne,
propriétaire de son salon de coiffure à Créteil. Elle se trouve du jour au
lendemain face à une situation inimaginable : l’embrigadement de sa fille par
Daech. Elle n’a rien vu venir, rien perçu. Elle est dans un désarroi total, en
proie à une culpabilité épouvantable. Elle cherche à comprendre les raisons du
départ de sa fille afin de pouvoir la sauver et la retrouver.
Sandrine Bonnaire : Mon personnage a plus de chance, si on peut dire, car Sonya n’est
pas parvenue à quitter la France. Elle aussi n’a rien vu venir et se sent
affreusement coupable. Ce doit être terrible pour les parents, cette
impossibilité de protéger son enfant contre luimême, cette absence de lucidité.
On voit dans le film, que la famille habite une maison agréable, vaste, avec
une grande bibliothèque. Dans le scénario, il était dit que Catherine est prof
de français dans un lycée et qu’elle s’est mise en disponibilité pour s’occuper
de sa fille, dès lors qu’elle a appris la catastrophe. Donc on ne la voit pas
travailler. Elle est présente, dans un dévouement total pour son enfant qui est
sous contrôle parental et policière puisqu’elle doit pointer au commissariat,
c’est ce la mère a obtenu plutôt qu’un centre fermé. Et tout le film montre le
lent retour à la raison. J’aime beaucoup la scène où Sonya dit qu’Allah est
plus fort que tout. On voit qu’elle a un amour plus grand pour une croyance que
pour ceux avec qui elle vit. Elle ne croit plus à l’humain, aux échanges. Plus
rien n’existe que sa croyance.
Vous êtes-vous beaucoup documenté avant le tournage ?
Sandrine Bonnaire : Pas tant que ça… J’ai lu deux livres dont l’un écrit par Dounia
Bouzar. Ce qui est incroyable, c’est que cette catastrophe arrive dans des
familles très diverses. On peut avoir très bien éduqué son enfant, être ouvert
d’esprit, être proche de lui, et être dans ce drame. Et toujours, même s’ils
n’y sont pour rien, la culpabilité ravage les parents.
Clotilde Courau : Et les institutions culpabilisent encore plus les familles. Pour
jouer Sylvie, j’ai commencé à creuser, et plus je creusais, plus je lisais,
plus j’allais à la source, plus je me documentais, plus je cherchais à
comprendre, plus j’avais le sentiment que cela m’échappait. J’étais face à
quelque chose de complètement fou, un phénomène qui s’étend sur la planète et
nous concerne tous. J’ai lu des témoignages de parents, les livres de Dounia
Bouzar mais aussi Gouverner au nom d’Allah de Boualem Sansal et Les Tisserands d’Abdennour Bidar.
Avez-vous été à des séances de désembrigadement ?
Clotilde Courau : J’ai demandé à y aller
mais Marie-Castille ne le souhaitait pas.
Sandrine Bonnaire : Sans doute, parce que ton personnage est au-delà de cette
situation. Elle n’a plus sa fille. J’ai refusé par manque de disponibilité et
aussi parce que je crois qu’on peut jouer toutes les situations. Il n’y a pas
besoin de les vivre.
Dans le film, que devient votre personnage une fois sa fille
embrigadée?
Clotilde Courau : Ma fille Mélanie a littéralement disparu. Mon personnage est
dans le néant.
Sandrine Bonnaire : Tandis que la mienne s’évanouit lors des contrôles à l’aéroport,
et c’est ainsi qu’elle est récupérée. Elle a une haine féroce contre elle-même,
d’avoir raté. Elle veut aller jusqu’au bout. Elle se sent coupable vis à vis de
ses sœurs.
Comment avez-vous vécu le tournage ?
Clotilde Courau : Douloureusement. J’ai eu la sensation d’être habitée par la mort
tout au long du tournage. Il était nécessaire d’être juste et authentique et je
n’étais pas certaine d’avoir les épaules pour faire exister cette femme alors
que tant de gens venaient de perdre leurs enfants, leurs amoureux, leurs
proches.
Comment avez-vous fait ?
Clotilde Courau : J’avais une confiance totale en Marie- Castille.
Sandrine Bonnaire : Pour moi, les difficultés n’ont pas été celles de l’incarnation.
Je me sentais très fatiguée car je sortais d’un tournage, mais je savais que je
pouvais jouer cette mère. Je n’étais pas dans un désir de travailler. Le 13
novembre m’a vraiment donné envie de faire le film. J’étais bouleversée
–comment ne pas l’être- mais aussi très en colère. En colère contre ce qu’on a
laissé faire : tous ces nids de désespoir. J’ai vu l’impact sur ma fille, qui
était seule à la maison ce soir-là et sur tous les jeunes. Car la tuerie au Bataclan
et dans les cafés ciblait une jeunesse. Il y avait un écho entre la fragilité
de ma fille, et celle de Noémie Merlant qui interprète ma fille dans le film.
Je me souviens d’une scène ou je devais lui mettre une claque et elle était à
fleur de peau. Plein de choses entraient en elle et la chahutaient par rapport
à son personnage. Ma difficulté était de l’accompagner au maximum. Ce que fait
aussi mon personnage : Mère et fille sont l’une contre l’autre dans tous les
sens du terme. Je suis tombée en amour pour cette jeune actrice, qui j’espère
va jouer dans mon prochain long en tant que réalisatrice.
Comment vous comprenez ce qui arrive à vos enfants du film ?
Sandrine Bonnaire : Il me semble que c’est semblable à une addiction. On l’entend,
quand Sonya est complètement paniquée et dit : « Maman, je me suis
reconnectée ! J’ai l’impression d’être folle. » Le personnage de ma
fille est entre deux eaux. Elle a un sentiment de trahison terrible à l’égard
celle qu’elle nomme ses « sœurs » et en même temps une prise de conscience de
ce qui lui arrive.
Clotilde Courau : Dans leurs témoignages, les jeunes filles parlent souvent d’un
sentiment d’être salies par la société actuelle. Elles ont un désir de pureté
et d’absolu que les intégristes proposent. Bien sûr, c’est un leurre.
Comment comprenez-vous l’image de la petite sœur qui essaie le
djilab de Sonya ?
Sandrine Bonnaire : Selon moi, c’est un geste innocent. Elle se déguise et se
regarde dans ce costume qui compte tant pour sa grande sœur. Et en même temps,
l’enfant est forcément une éponge. Elle est témoin de tout ce qui détruit les
relations familiales. Et peut-être que la robe symbolise cette destruction.
Elle est un cocon et un mystère qui l’attire.
Qu’est-ce que le film a changé pour vous ?
Sandrine Bonnaire : J’ai appris tout le processus, comment les recruteurs lançaient
leur filet via internet, cet outil catastrophique et génial !
Clotilde Courau : Le cinéma peut aussi
être un engagement. À travers une histoire, un personnage, on peut combattre,
informer ou du moins permettre une réflexion commune pour construire un avenir
en paix pour les générations futures. Un film peut aussi toucher au cœur afin
de ne pas laisser l’indifférence nous atteindre.
Sandrine Bonnaire : En voyant le film, je me suis dit qu’on était utile et que l’art
permet ouvrir les yeux. Il permet de ne pas être dans le discours. Parfois, un
film réussi modifie plus les mentalités que les politiques. J’ai pensé qu’il ne
fallait surtout pas diminuer le budget alloué à la culture ! C’est la meilleure
des protections.
ENTRETIEN AVEC NAOMI AMARGER ET NOÉMIE MERLANT
Naomi
Amarger et Noémie Merlant jouaient toutes les deux déjà dans LES HÉRITIERS, le
précédent film de Marie-Castille Mention-Schaar.
À la fin du tournage des HÉRITIERS, saviez-vous que
Marie-Castille s’apprêtait à retravailler si vite avec vous ?
Naomi Amarger : Pas du tout. D’abord parce que j’ai du mal à me considérer comme
vraiment actrice. Je viens de Touraine, je fais du théâtre depuis toute petite
pour combattre ma timidité. Quand j’ai su que Marie-Castille souhaitait me
rencontrer après LES HÉRITIERS, je n’imaginais pas du tout que c’était pour me
proposer un rôle. Je savais qu’elle avait écrit un scénario, mais il n’était
pas question du CIEL ATTENDRA. J’avais tout imaginé sauf ça !
Noémie Merlant : Il faut dire que Marie-Castille est assez mystérieuse. Elle m’a
envoyé un message un jour en me disant : « Est-ce que tu serais disponible pour
qu’on se voit ? J’aimerais te parler. » Nous étions restées proches après le tournage du film LES
HÉRITIERS, mais je n’étais pas au courant de ce film, qui s’est fait je crois
dans une certaine urgence. J’ai été ravie, car les films de Marie-Castille sont
nécessaires et travailler avec elle m’enrichit énormément.
Le tournage a commencé le 16 novembre…
Noémie Merlant : Oui, trois jours après les attentats. C’était terrible. On était
en état de choc, comme tout le monde. On se retrouvait toutes les deux à
incarner un personnage qui défend Daech. Il fallait trouver la bonne distance
vis-à- vis des jeunes filles. Cette extrême tension nous a rendues encore plus
proches, Naomi et moi, même si on n’a pas de scène ensemble. On parlait, se
rassurait, se motivait. Ce qui est certain, c’est qu’il fallait faire ce film,
coûte que coûte. Si un seul ado évite de tomber entre les mains de Daech parce
qu’il a, par ce film, été sensibilisé e t m i s a u c o u r a n t de leur «
technique d’embrigadement » et qu’il y échappe, alors on a gagné.
Naomi Amarger : Les parents et les amis aussi sont susceptibles d’aller voir le
film. Et effectivement, si l’un d’entre eux ouvre les yeux, s’aperçoit que son
enfant ou ami est dans une situation similaire à celle de Mélanie, et arrive à
identifier le processus d’embrigadement, on a gagné !
Noémie Merlant : Quand les familles des jeunes embrigadés ont vu le film lors une
projection privée, ils étaient émus aux larmes d’être entendus et de voir leur
calvaire raconté. Quand ils nous ont dit qu’ils avaient l’impression de se
voir, de retrouver leur quotidien, que ce soit les parents ou leurs filles,
alors on s’est dit qu’on avait fait le travail. Après les attentats, on savait
pourquoi on tournait le film. Les crises de panique n’étaient jamais loin, mais
au lieu de plonger dans la peur, ce tournage nous a motivées à nous « battre »,
il faisait sens pour nous. J’ai été aussi beaucoup rassurée par Sandrine
Bonnaire, ma mère au cinéma, et évidemment par Marie Castille qui est très
proche de son équipe.
Pourriez-vous présenter vos personnages ?
Naomi Amarger : Mélanie est lycéenne en première S, elle est bonne élève, elle
joue du violoncelle, elle est volontaire dans une association humanitaire, ses
parents sont séparés. Elle n’a aucun problème familial particulier. Sa mère,
jouée par Clotilde Courau, est coiffeuse. Elles s’entendent bien jusqu’au jour
où Mélanie se ferme sans que sa mère n’en comprenne les raisons. C’est sans
doute l’adolescence. La grand-mère de Mélanie meurt. Et c’est à ce moment-là
qu’un recruteur entre en contact avec elle. Il profite de sa vulnérabilité. Sur
Facebook, après le décès de sa grand-mère, Mélanie reçoit beaucoup de messages
de soutien. Et entre autre, celui d’un garçon, qu’elle ne connaît pas mais
qu’elle a accepté depuis quelques temps comme ami, et qui sait trouver les mots
qui la touchent.
Noémie Merlant : Je suis Sonia et le film commence avec elle, chez ses parents.
La police débarque en pleine nuit. C’est lors de cette arrestation que les
parents apprennent que leur fille s’apprête à commettre un attentat. Durant le
film, on verra le long processus qui permet à Sonia de prendre ses distances
avec l’emprise de Daech. J’avais évidemment une question, qui ne m’a jamais
quittée. Est-ce qu’on peut vraiment s’éloigner de Daech, quand on a été si loin
dans l’endoctrinement qu’on est prêt à tuer des gens ? Comment la
déradicalisation peut-elle s’inscrire dans la durée ? Il me semble que lorsque
le film se termine, il est encore trop tôt pour qu’on sache où en est Sonia. Il
y a bien sûr une note d’espoir, mais ce n’est pas gagné ! Le film s’appelle LE
CIEL ATTENDRA, mais on ne sait pas combien de temps il attendra.
Naomi Amarger : J’ai lu une interview de Dounia Bouzar qui disait que le
processus de désembrigadement peut s’étendre sur une dizaine d’année... Que
sortir de la radicalisation prenait souvent plus de temps que soigner un très
long cancer. Quant à la fin du film, Mélanie, mon personnage, s’envole vers la
Turquie, j’ai plutôt tendance à croire qu’elle atteindra son but qui est de
rejoindre son pseudo prince charmant en Syrie. Et qu’elle ne parviendra pas à
retourner en France.
Noémie Merlant : Durant toute la préparation et le tournage, on a été aidée par
une jeune femme de 22 ans, partie en Syrie rejoindre l’Etat Islamique. J’ai
beaucoup parlé avec elle, on a créé de vrais liens. J’avais besoin de m’approcher
le plus possible d’elle pour montrer une vérité. Besoin de l’écouter pour
comprendre comment on peut en arriver là. Elle nous a livré son histoire pour
nous aider, et aider d’autres personnes à s’en sortir.
Qu’avez-vous compris de son adhésion à Daech ?
Noémie Merlant : Si elle et moi on a un point commun, c’est peut-être qu’on a un
même questionnement : celui du sens de la vie... Ce que j’ai compris en
l’écoutant, c’est qu’elle est oppressée par le consumérisme et tout ce que la
société occidentale nous propose comme idéal : faire carrière, acheter une
jolie maison, gagner de plus en plus d’argent, mettre ses enfants dans une
bonne école, porter les bonnes marques. Pourquoi on est sur terre ? Elle
perçoit quelque chose de profondément malade et désespérant dans notre société,
et faute de trouver un engagement politique, faute d’utopie, faute de croyance
en l’avenir, c’est Daech qui a répondu à ses questionnements existentiels, en
lui promettant un engagement humanitaire. Un projet et une utopie qui se sont
effondrés quand elle est arrivée là-bas et qu’elle n’a même pas vu avoir un
Coran pour prier et où la mort, la jalousie, le matérialisme étaient partout.
Naomi Amarger : Il reste pour moi très difficile de comprendre ce qui leur est
arrivé. Et pourtant je pense que si on ne peut pas saisir le fil du
comportement de ces jeunes filles, il e s t d i ff i c i l e d e l e s i n c a
r n e r. J ’ a v a i s c o n s c i e n c e d e l a responsabilité dont M a r i
e - C a s t i l l e m e chargeait en me donnant le rôle de Mélanie. Je crois
que suivre ce personnage de jeune fille au cinéma, montrer qu’elle n’est pas un
monstre, qu’elle est comme tout le monde, peut freiner le processus d’adhésion
à Daech et ouvrir une brèche pour la réintégration.
Noémie Merlant : C’est lorsqu’on croit que les adolescents qui se laissent
séduire par la propagande de l’EI sont complètement différents de soi, qu’on
risque le plus d’y tomber par mégarde. Avant le film, on a eu une longue
préparation, où on a beaucoup lu, vu des documentaires, et j’ai regardé tous
les films de propagande. Ils sont souvent très bien faits. Il y a un mélange
des paroles de l’abbé Pierre, avec de la musique grand spectacle, et une
dénonciation de toutes les inégalités. C’est facile de faire croire au paradis,
il y a tant de choses inexplicables ! Facile de faire croire que ce qui est
après la mort est plus important que la vie et que nous sommes dans le complot
et des moutons suiveurs. Là où les communicants de Daech sont très forts, c’est
qu’ils utilisent la vulnérabilité et les failles de chacun. En aucun cas, dans
les arguments publicitaires pour séduire les jeunes filles, il s’agit de tuer
et commettre des attentats. Aujourd’hui il me semble quand même difficile de ne
pas le savoir.
Naomi Amarger : Aujourd’hui, oui. Mais au début quand Marie-Castille m’a dit que
ce basculement pouvait arriver à tout le monde, je n’y croyais pas. J’étais
pleine de stéréotypes, je pensais qu’il fallait fatalement avoir des problèmes
dans sa famille, voir pas de famille du tout, vivre en banlieue, ne pas être
scolarisé... Et forcément être musulmane.
Votre personnage tombe amoureuse de quelqu’un qu’elle n’a
rencontré que par internet. Ça vous semble possible ?
Noémie Merlant : À 17 ans, ça m’est arrivé de tomber très amoureuse d’un garçon
que j’avais rencontré sur internet ! Il était très beau, il écrivait bien… Il
ne m’a pas déçu lorsqu’on s’est rencontrés pour de vrai, et notre histoire a
quand même duré un an !
Naomi Amarger : Dans le film, à partir du moment où Mélanie se montre intéressée
par l’émissaire et ce qu’il représente, elle reçoit cent messages par jours,
elle fait partie d’un tout, elle se sent surpuissante. Appartenir à un groupe
sur Internet provoque de l’adrénaline. Mais contrairement à Noémie, je n’ai jamais
regardé d’images de propagande car je préférais les découvrir avec les yeux de
mon personnage, afin de ne rien perdre sa naïveté et son innocence. Et en même
temps, je ne peux pas prétendre comme Mé l a n i e , q u e j e s u i s tombée
dessus par hasard, puisque c’est pour les besoins du film que je les ai
regardées. J’étais donc consciente de ce qu’elles représentaient.
Le personnage de Mélanie passe très facilement les contrôles, à
l’aéroport à la fin du film… Pensez-vous que ce soit si facile ?
Naomi Amarger : Pendant le tournage il m’est arrivé une aventure qui me laisse
perplexe. On tournait les scènes de fin de film à l’aéroport d’Orly, lorsque
Mélanie part en Syrie. Et on m’avait fourni un billet pour Istanbul à son nom,
que je devais présenter au policier avec mon passeport. Dans la file d’attente
face aux guichets, j’étais à côté d’un groupe de passagers qui passaient
réellement les contrôles pour Istanbul, et que je prenais pour des figurants.
La scène commence, je passe le contrôle, et comme je n’entends pas le « coupez » habituel, je continue
en me disant que la caméra me suit peut-être encore. Je me mêle donc à d’autres
passagers réels, qui ne savent pas que je suis actrice, alors que moi je les
prends pour des figurants. On me demande mon passeport et mon billet, il y a
une difficulté au moment du bip, mais une dame de l’aéroport, que je prends
aussi pour une figurante, me laisse passer. Elle m’indique les portiques et les
tapis roulants pour déposer mes bagages. Je suis un peu surprise, mais je me
dis que le décor est super bien fait. Bref, je m’engage plus loin, tout en
m’étonnant un peu de ne jamais entendre « coupez », jusqu’au moment où un
assistant vient me chercher en me demandant ce que je fabrique ! Je ne pense
pas que j’aurais réellement pu embarquer pour la Syrie puisque je n’avais pas
de vrai billet, je me serai sûrement faite arrêter à un autre contrôle, mais
j’avais passé celui-là et je suis arrivée aux tapis roulants pour les bagages
sans problème. Un concours de circonstances assez étonnant.
Il y a eu d’autres moments où la vraie vie s’est invitée dans le
film ?
Naomi Amarger : Pour les besoins d’une photo, j’ai marché quelques mètres dans
une rue de Paris, couverte d’un nikab, cette robe interdite dans l’espace
public, qui va jusqu’aux pieds et qui cache également le visage pour ne laisser
apparaître que les yeux. Je n’avais pas fait deux pas, qu’un passant s’est
approché et m’a traitée de « sale chienne ». Ça m’a bouleversée.
Noémie Merlant : Ce qu’on demande à ces femmes, c’est de se fondre dans la masse.
Durant le film, j’ai appris que le voile intégral est une invention récente qui
n’est pas dans le Coran. L’objectif est de soumettre la femme en la rendant
invisible, en la bâchant complètement. En portant le Jilbab j’ai compris une
part du cheminement que font ces filles, la sensation d’appartenir à un groupe
parce qu’habillée de la même façon, de se ressembler, de se reconnaître et au
final d’être rassurée. Mais j’ai trouvé qu’il devenait très vite absolument
étouffant et effaçait ma personnalité.
Croyez-vous que vos personnages, dont le film raconte les
destinés parallèlement, finissent par se rencontrer ?
Naomi Amarger : Leurs histoires sont parallèles, donc elles ne se rencontrent
jamais. Mais elles font partie de la même bande d’embrigadées, et si leur
embrigadement s’était fait en même temps, elles auraient très bien pu se
rencontrer comme « sœurs » sur internet. À la fin du film, on apprend que Sonia
culpabilise d’avoir aidé deux jeunes femmes à partir. Mélanie aurait pu être
l’une d’elles.
Qu’est-ce que le tournage vous a appris ?
Noémie Merlant : Le plus fondamental est la distinction qu’il nous a permis de
faire entre l’Islam et Daech. Je ne dis pas qu’on ne la faisait pas avant.
Mais, avec le film, l’amalgame n’est plus possible. Pour les besoins du
tournage, c’était très agréable de se plonger dans une religion, d’apprendre à
connaître l’Islam, d’écouter Dounia nous parler de la religion musulmane.
J’avais des prières très belles à dire en arabe. Il y a le son, le rythme, le
sens des textes, magnifiques.
Naomi Amarger : De manière générale j’ai du mal à comprendre la religion et
surtout la croyance en un Dieu. Ça tombait donc plutôt bien que mon personnage
se convertisse plus par amour que par foi.
Pourriez-vous me parler de vos mères dans le film, Clotilde
Courau et Sandrine Bonnaire ?
Naomi Amarger : Clotilde et moi nous
n’avons pas tellement eu de scènes ensemble, à part les scènes de dispute, pour
lesquelles j’avais beaucoup de mal. C’était la première fois dans le film où je
devais apporter quelque chose en plus à Mélanie, quelque chose qui n’était pas
naturel pour moi, cette forme de haine, de mépris, de dégoût envers sa mère.
Clotilde a été très patiente. Je l’admire beaucoup, je trouve son jeu
formidable dans le film, elle rend le personnage de Sylvie tellement crédible,
elle est bouleversante.
Noémie Merlant : J’adore Sandrine et j’étais très heureuse qu’elle soit ma mère.
On avait déjà travaillé ensemble, et j’étais aux anges quand j’ai appris qu’on
se retrouverait. J’admire tellement cette actrice et cette femme. De plus, on a
beaucoup de scènes ensemble, car la juge donne le choix aux parents entre la
rétention en centre fermé et cloîtrer leur fille chez eux. La mère choisit la
seconde solution. Du coup, il y a à la fois des scènes de violence et d’effroi,
mais aussi une grande complicité et beaucoup d’amour entre cette mère qui
essaie de recréer un lien, et sa fille.
Avez-vous assisté à des séances de désembrigadement menées par
Dounia Bouzar ?
Noémie Merlant : Moi oui. J’avais participé à une réunion avec tous les parents.
A un moment donné, une fille et sa mère se sont prises dans les bras. La fille
a dit : « Bien sûr que c’est atroce de commettre un attentat, je ne m’en
rendais plus compte, je n’étais plus moi, la seule importance était de sauver
soixante-dix personnes de ma famille de cette manière, en étant martyr. » Réplique qui se trouve
dans le film.
À votre avis, pourquoi sa petite sœur essaie-t-elle son jilbab
devant la glace ?
Noémie Merlant : Peut-être essaie-t-elle de comprendre Sonia ainsi ? Ou de
recréer un lien ? Je crois que c’est cette image qui fait revenir mon
personnage dans la société. Elle craque. Elle a tellement honte d’avouer
qu’elle s’est trompée et que jusqu’alors elle se fourvoyait. Jusqu’à ce qu’elle
craigne d’entraîner sa petite sœur.
Naomi Amarger : C’est très beau de voir le retour à la vie progressif du
personnage de Sonia dans le film. Mais le chemin de la réintégration est semé
d’embûches…
Noémie Merlant : Oui, car le processus pour ramener ces filles à la raison est
d’une extrême complexité et demande un travail très long. Je trouve que le film
dessine bien ce cheminement.
Crédits photos : © Guy Ferrandis
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